Voici une
version un peu différente de la version déjà publiée ici et qui était une reprise de l'article de 2005 sur le
site de Maria Poumier plumenclume.net
qui n'existe plus (se reporter désormais sur http://plumenclume.org/). J'ai établi cette version (dont le titre est de moi...) en utilisant
un document de travail de Roger Garaudy corrigeant sur certains points la
première version. Je répète qu'elle est peu différente de celle-ci et n'en
change absolument pas la signification d'ensemble. AR
Maria Poumier. Depuis
la parution de votre ouvrage Les Mythes fondateurs de la politique
israélienne , votre popularité, Roger Garaudy, ne s'est pas démentie. L'un
de vos principaux défenseurs était l'abbé Pierre, et le livre a eu une énorme
diffusion, tant en France qu'à l'étranger, particulièrement dans le monde
musulman. Le procès qui vous a été intenté a certes effrayé les libraires en
France, et les journalistes, mais a auréolé l'écrivain qui a donné lieu à
l'acharnement sioniste. Dix ans se sont écoulés, maintenant, depuis le retentissement
international des Mythes fondateurs de la politique israélienne .
Apporteriez-vous aujourd'hui des modifications à vos analyses de 1995 ?
Roger Garaudy: Pas du
tout, je n'ai jamais séparé le domaine de la religion et celui de la politique,
et c'est ce que je développais dans ce livre. Mon livre sur l'Etat d'Israël
faisait partie d'une trilogie de critique de la distorsion pratiquée par les
institutions des trois grandes religions monothéistes : catholique, islamique
et juive. Les deux premiers volumes ont été bien acceptés et discutés dans un
cadre de respect réciproque, tandis que le troisième a irrité le lobby
sioniste, mais a été soutenu par des membres éminents des trois religions.
Malheureusement, la guerre que subissent actuellement encore les Palestiniens a
confirmé la validité de mes analyses. D'autre part, les campagnes de
désinformation, à l'échelle mondiale, font partie de l'arsenal
américano-israélien.
Lors de la
conférence de Téhéran pour envisager un examen critique de l'histoire
officielle de la Deuxième Guerre mondiale, il a beaucoup été fait allusion au
travail pionnier que vous avez réalisé dans votre ouvrage de déconstruction de
la propagande israélienne.
J'attends
toujours des comptes rendus sur les communications présentées à la conférence,
la presse n'en a pas donné, à ma connaissance. Je partage bien entendu
l'opinion du président Ahmadinejad ; puisque les Alliés ont conclu qu'Hitler
avait exterminé et génocidé six millions de juifs, ils auraient dû offrir un
refuge aux survivants rescapés quelque part en Europe ou aux Etats-Unis, en
aucun cas créer une tumeur coloniale au Proche Orient, en prenant pour prétexte
la bien réelle souffrance des juifs européens. Il faut continuer à miner
l'empire du mensonge. J'ai d'ailleurs publié un autre livre centré sur les
mythes fondateurs, ceux des Etats-Unis, « avant-garde de la décadence » (éditions
Vent du large, 1997); dans celui-ci aussi, je montre comment une doctrine
politique funeste, celle de l'impérialisme US, prétend se justifier avec des
arguments censément religieux, c'est-à-dire en fait rattachés à des dogmes qui
naissent de la lecture littérale de la Bible. Dans mon livre Le Terrorisme
Occidental, mon objectif reste le
même : montrer l'imbrication entre le religieux et le politique, lutter contre
l'hégémonie basée sur l'usurpation et la falsification.
Les
tentatives pour étouffer vos idées en France, ce pays qui était jadis envié
dans le monde entier pour sa tolérance et son audace en matière de liberté de
pensée, augmentent en fait la curiosité pour vos raisonnements. Quel serait
l'apport spécifique de ce volume, Le Terrorisme occidental , auquel vous
avez mis le point final juste après le 11 septembre 2001 (livre paru aux
éditions al Qalam, 220 rue Saint-Jacques, 75005) ?
Je crois que
mon horizon a continué à s'élargir. En 1979 j'avais publié Appel aux Vivants
, et Avons-nous besoin de Dieu ; cela tenait d'une tentative de
conversion des lecteurs de culture chrétienne à une foi véritablement active et
agissante dans les problèmes contemporains. J'ai en outre publié plusieurs
volumes sur l'islam, rappelant son histoire et ses valeurs. Dans ce nouveau
livre, j'approfondis la question des religions non monothéistes, avec leurs
richesses propres, et je montre qu'elles apportent des dimensions qui manquent
dans nos trois grands monothéismes.
Quel rapport
avec le terrorisme occidental ?
Je dis que
l'Occident est un accident, dans l'histoire spirituelle du monde, et ses bases
théologiques viciées produisent des dégâts immenses. Les Etats-Unis et Israël
ont multiplié les opérations ponctuelles de terrorisme d'Etat ; au-delà des
objectifs visés spécifiquement, comme le 11 septembre pour faire passer dans
l'opinion les guerres contre l'Afghanistan et l'Irak, il s'agit de terroriser
le monde entier, de tétaniser la réflexion. Ainsi apparaît le sens du 11
septembre : ce n'est pas l'expression d'un affrontement entre l'islam et le
christianisme, ni entre l'Orient et l'Occident. C'est pourtant à cela, selon le
scénario d'Huntington, que les conspirateurs prétendaient réduire le XXI e
siècle. C'est dans l'éclatement des contradictions internes de l'occident
capitaliste et colonisateur, en quête de méthodes capables d'assurer sa survie,
qu'il faut chercher le sens profond du 11 septembre 2001.
Vous aviez
publié vos mémoires en 1989, sous le titre Mon Tour du siècle en solitaire ,
qui expliquaient les expériences personnelles vous ayant amené à la découverte
du devoir de rattacher vos combats inspirés par le marxisme avec une
spiritualité enracinée dans les traditions de chaque peuple. Est-ce que ce
livre est aussi basé sur des expériences personnelles ?
Ici je pars
de mon expérience personnelle, mais je fais le parcours à l'envers, si je puis
dire, à partir de ma situation actuelle, caractérisée par un degré
d'incompréhension provisoire dans mon propre pays. Voici comment je résume: «
ma situation me donne le vertige : n'est-ce pas folie que de prétendre avoir
raison contre tout le monde ? Dans cette froideur mortelle du vide et de la
solitude [dans le contexte français, à partir de mon exclusion du parti
Communiste français en 1973], j'ai enfin rencontré le monde réel, c'est-à-dire
universel, alors que j'avais été confiné jusque-là dans une culture
exclusivement occidentale. Ce colonialisme culturel dont j'étais, depuis
l'école, pénétré, m'inspira une colère qui ne m'a plus quitté ».
Vous dites
que vous restez à la fois chrétien et marxiste; parmi les philosophes européens
du XXème siècle, y a-t-il d'autres personnalités dont vous vous sentiez proche?
Quels seraient, dans le passé, dans la philosophie classique allemande, les
philosophes avec lesquels vous fraternisez ?
Mon maître
Gaston Bachelard était au-dessus de tous les autres. Dans ses méditations
parallèles sur la théorie de la connaissance et sur la création poétique il a
contribué de façon décisive à la philosophie de l'acte contre les philosophies
de l'être. Déjà Emmanuel Kant combattait les philosophies de l'être, qui,
malheureusement, malgré sa critique radicale, sont devenues des cauchemars dans
le vide pour Sartre et Heidegger. Mais Bachelard a en outre ébauché une
philosophie non cartésienne à partir de l'étude l'histoire des sciences, dont
il fait un vaste poème de la création continue ; il appréhende cette vérité
également à travers les arts, le rêve éveillé, la création poétique.
Votre livre
porte donc sur l'esthétique, ce rameau d'or de la philosophie, ce domaine
merveilleux où vous aviez tellement fait, dans les années 1970, pour empêcher
les communistes de sombrer dans l'académisme. Votre plaidoyer Pour un
Réalisme sans rivages de 1964 avait libéré la réflexion de tous les
révolutionnaires avides de création, mais soupçonnés par les commissaires
politiques de la mesquinerie politicarde de gauche de faire le jeu de l'ennemi
de classe, à l'époque ! Diriez-vous maintenant, avec d'autres, que la libre
création artistique est devenue le lieu de la religiosité moderne authentique ?
Pas
exactement, et certainement pas pour ce que propose le marché de l'art
contemporain. L'art a toujours été le chemin le plus court pour rapprocher les
hommes, mais il ne doit pas donner lieu à une idolâtrie, se substituer à
l'exigence de création sur tous les plans, qui va bien au-delà de telle ou
telle réalisation classée comme artistique. Dans mon cas, la réflexion sur les
arts non-occidentaux, qui ne prétendent jamais refléter ou commenter le monde,
mais se projeter comme captation d'énergie et invention mythologique, a
toujours été rattachée à la réflexion sur la pensée scientifique, depuis le
début du XXème siècle, depuis la relativité et les quanta jusqu'à la biologie
génétique ou l'astrophysique ; j'ai toujours rêvé de prolonger le parcours de
Bachelard jusqu'au point où les deux types d'aventure spirituelle se
rejoignent, pour voir dans l'invention scientifique un cas particulier de la
création poétique, celui qui peut être soumis à la vérification expérimentale.
L'un des
moments de votre biographie qui a le plus irrité vos confrères, si je puis
dire, a été votre conversion à l'islam, après votre expulsion des rangs du
Parti communiste français en 1973. En Occident on ne comprend pas, par exemple,
pourquoi l'islam traditionnel a refusé la représentation dans les arts
plastiques ; et cet ascétisme visuel musulman semble tellement contradictoire
avec votre appétit de représentation, ce que vous appelez le réalisme.
Le
puritanisme n'est pas une dimension décisive de l'islam, c'est une de ses
tendances locales à certaines époques, et en matière artistique, le monde
musulman déborde d'imagination pour faire comprendre les structures dynamiques
de l'univers, ce qui est éblouissant dans l'architecture inspirée par l'islam.
Il faut encore combattre la vision biaisée de la spiritualité musulmane,
parfois relayée en Occident par les musulmans eux-mêmes. L'islam ne prétend pas
être une religion nouvelle, il n'est pas né avec la prédication du Prophète.
Allah n'est pas un dieu régional, qui appartiendrait aux Arabes. Allah veut
dire « le dieu », et les chrétiens de langue arabe invoquent Allah. « Islam »
implique que l'on s'abandonne volontairement et librement à Dieu seul ; cette
attitude est le dénominateur commun de toutes les religions, depuis le premier
homme auquel «Dieu a insufflé son esprit » (Coran XV, 29). Le Coran dit ceci :
« Mohammed n'est qu'un prophète : d'autres prophètes ont vécu avant lui » (III,
114) ; et Mohammed lui-même ajoutait : « Je ne suis pas un innovateur parmi les
prophètes » (XLVI, 9).
L'islam
souffre de phénomènes de décadence comme toutes les religions qui ont atteint
le stade de l'institutionnalisation dans un contexte qui n'existe plus. Le
propre de l'islam, c'est une dimension philosophique qui est moins perceptible
dans d'autres religions, c'est une vision dynamique du monde. Dans le Coran, ce
dynamisme découle de l'incessante action créatrice de Dieu. Il est appelé «
créateur par excellence », « celui qui ne cesse de créer » (XXXV, 81), « celui
qui est présent dans toute chose nouvelle » (LV , 29). Cette création continue
maintient l'existence de toutes les choses (II, 255). A la différence de ce qui
est dit dans la Genèse , Il ne se repose jamais, « Il commence la création et
la recommence » (X, 4). C'est pourquoi l'islam a un potentiel extraordinaire
pour comprendre et guider le monde moderne ; la sharia coranique nous
donne les principes directeurs pour la recherche des moyens d'une modernité
différente de la modernité à l'occidentale. Les juristes du passé ont donné
l'exemple de cette recherche, en faisant l'effort nécessaire ( itjihad )
pour résoudre les problèmes de leur temps ; chacun de nous est personnellement
responsable de l'observation de cet esprit. Il faut tout d'abord passer d'une
société fondée sur le profit, le monothéisme du marché, à une société fondée
sur de véritables valeurs.
Mais la
sharia n'est-elle pas justement le cadre pétrifié du légalisme maniaque qui
caractérise les sociétés musulmanes les plus enkystées ?
Le terme
sharia n'apparaît qu'une fois dans le Coran (45, 18) et il y a trois autres
versets où figurent des termes de même racine ; le verbe shara'a (42,
13) et le substantif shir'a (5, 48). Ceci permet une définition précise
: il s'agit d'une voie, et on nous précise que « en matière de religion
Mohammed vous a ouvert une voie (le verbe shara'a est utilisé) qui avait
été recommandée à Noé, la voie même que nous avions révélée, que nous avons
recommandée à Abraham, à Moïse, à Jésus : suivez-la et ne faites pas de
celle-ci un objet de division ». Il est donc évident que cette voie est commune
à tous les peuples, auxquels Dieu a envoyé ses prophètes (à Tous les peuples,
et dans la langue propre à CHACUN d'eux). Mais il se trouve que les codes
juridiques concernant le vol et le châtiment approprié, le statut de la femme,
le mariage ou l'héritage sont différents, selon la Torah juive, les Evangiles
chrétiens ou le Coran. La sharia, loi divine pour aller vers Dieu, ne saurait
donc inclure ces législations ( fiqh ), qui diffèrent selon l'époque et
la société dans lesquelles un prophète a été envoyé par Dieu. Dieu dit dans le
Coran (13, 38) : « à chaque époque correspond un livre », et aussi : « il n'y a
pas une communauté dans laquelle ne soit pas apparu un prophète pour la mettre
en garde et la guider » (35, 24 et 16, 36).
D'ailleurs,
vous avez créé une fondation « Pour le dialogue des cultures » à Cordoue, en
Espagne, et vous y avez inauguré une bibliothèque qui offre les trésors du
soufisme, en version papier et en version numérique, où s'est tenu un colloque
international sur Ibn Arabi, et où se multiplient conférences et expositions.
Vous êtes en fait un continuateur de la tradition mystique de Al Andalus, cet
âge d'or où l'Andalousie et le Maghreb étaient les facettes complémentaires
d'une même civilisation des deux côtés de la Méditerranée. Cette tradition
mystique s'est perpétuée dans les lettres espagnoles, de saint Jean de la Croix
, jusqu'à Maria Zambrano, Juan Goytisolo, Antonio Gala… Mais vous luttez aussi
contre l'intégrisme musulman ?
Bien sûr ;
il faut encore et toujours combattre la prétention d'« appliquer la sharia
divine » telle que définie dans le Coran, en la confondant avec le fiqh
, ses applications humaines et variables selon les contextes ; certains
juristes ont fait des interprétations des commandements qui ont été biaisées
par les injonctions du pouvoir, c'est là la maladie principale de l'islam.
L'islam a tout à fait raison de rejeter la décadence de l'occident et
l'hypocrisie sous-jacente à l'idolâtrie des « droits » ; il faut rejeter le
néocolonialisme et la collaboration avec le monothéisme du marché que
prétendent imposer les Etats-Unis et ses vassaux occidentaux à travers les
diktats du FMI. La loi divine, la sharia , est ce qui unit entre eux les
hommes de foi ; or prétendre imposer aux hommes du XXI e siècle une législation
du VII e siècle et qui valait pour l'Arabie, est une œuvre de division qui
donne une image fausse et repoussante du Coran, c'est un crime contre l'islam.
Le littéralisme est un symptôme de paresse intellectuelle.
La France
vient de se passionner pour des affaires concernant la liberté d'expression. Le
procès de Charlie Hebdo a été l'occasion pour la classe politique de
réaffirmer qu'on a le droit de donner une vision caricaturale de l'islam, sans
être accusé d'encourager l'islamophobie ; au même moment, toute critique de
l'Etat d'Israël, ou la moindre charge humoristique sur des gens qui se
réclament du judaïsme, vous vaut en France, et ceci plus que dans n'importe
quel autre pays au monde, un procès pour incitation à la haine. Qu'en
pensez-vous ?
La
diabolisation de l'islam est une catastrophe, mais j'ai une grande confiance
dans la sagesse des musulmans. Je continue à distinguer la religion juive – qui
comporte des éléments respectables, et qui a donné leurs valeurs universelles à
de hautes personnalités dont certaines ont été mes amis, comme Bernard Lecache,
fondateur de la LICA – , de la critique de la politique israélienne : c'est
cette politique et les déclarations délirantes de ceux qui la soutiennent, qui
fabriquent l'antisémitisme, incontestablement. Et j'ai d'ailleurs gagné un
procès contre la LICRA en 1982 !
Dans quel
pays voyez-vous des signes solides de résistance à la globalisation USienne ?
La Russie et
le monde musulman sont « condamnés à être des alliés stratégiques », comme l'a
dit le président de la Douma et secrétaire du parti communiste russe, « à
partir du moment où ils ont également intérêt à éviter l'hégémonie états-unienne.
Ce rapprochement concerne aussi la Chine , pour les mêmes raisons. Le problème
aujourd'hui est de savoir si la Russie parviendra, au plan intérieur à se
débarrasser de la maffia américano-sioniste qui en faisant main basse sur son
économie au profit des spéculateurs, veut l'intégrer dans l'américanisation
générale du monde. Il faut, une fois débarrassée de cette pieuvre, que la
Russie rétablisse des liens fédéraux et fraternels, avec la Biélorussie et
l'Ukraine, et les républiques de l'Asie centrale. De la sorte, la Russie
renouera avec son rôle traditionnel dans la restauration de l'unité symphonique
du monde, contre les hégémonies, contre la scission du monde entre nord et sud,
contre l'arasement des identités et des cultures.
Percevez-vous
en Amérique latine, le continent rebelle en ce moment, qui a retrouvé un élan
bolivarien dans l'affrontement avec les Etats-Unis, une force spirituelle
particulière ?
Bien sûr,
car depuis les années 1960, l'Amérique latine est à l'avant-garde de la rénovation
de la pensée chrétienne, qui a été entreprise par Jean XXIII. L'encyclique
« Gaudiem et spes » reste le texte prophétique de l'époque. Jean
Paul II a voulu ramener l'Eglise catholique dans les rails de l'expansionnisme
européen, c'est réaffirmé dans le Catéchisme officiel de 1992. Cela laissait
les mains libres à la CIA pour infiltrer les églises, avoir l'œil sur les
chrétiens critiques, les militants populaires et les leaders progressistes. Le
journal de l'agent secret Philip Agee, Dix ans à la CIA, l'a confirmé, de même que le tribunal
Russel, réuni à Rome en janvier 1976, avec son rapport sur « la pénétration
impérialiste dans les églises de l'Amérique latine ». Nelson Rockefeller,
envoyé par Nixon pour observer le sous-continent le disait : « Les changements
structurels dans la communication et l'éducation font de l'Eglise une force de
changement décisive, et de changement révolutionnaire s'il le faut. »
l'Amérique latine a donné des martyrs, Camilo Torres le Colombien, les
dominicains torturés frère Betto et Tito de Alencar, au Salvador Mgr Romero et
les six jésuites assassinés dans leur dortoir ; elle a donné aussi d'excellents
théologiens, dont Ignacio Ellacuria, jésuite salvadorien assassiné, Leonardo
Boff, Jon Sobrino, Hugo Asmann, Juan Luis Segundo, Rubén Alves, et le père de
la théologie de la libération, Gustavo Gutiérrez ; mon grand ami l'évêque de
Recife dom Helder Camara a donné un formidable élan à beaucoup d'autres. Comme
l'écrit Enrique Dussel, la théologie de la libération est « un moment réflexif
de la prophétie, qui naît de la réalité humaine, sociale, historique, destinée
à penser, à partir d'une vision d'ensemble du monde, des rapports d'injustice
exercés depuis le centre en direction de la périphérie des peuples pauvres. »
Et les pauvres sont le lieu théologique par excellence d'où l'on peut
comprendre la révélation divine qui a été faite aux hommes, et pour appréhender
le sens du salut critique.
Dans votre
livre figure aussi une forte condamnation du Vatican. Peut-on affirmer que vous
rejetez toutes les religions sous leur forme institutionnelle ? Les religions
africaines, en pleine renaissance, sont absolument décentralisées…
Au
contraire, il ne s'agit pas de rejeter les religions qui se servent du mot «
Dieu » dans son sens traditionnel, c'est-à-dire avec ses attributs de pouvoir
et d'extériorité, mais de considérer chacune avec respect ; de voir dans leurs
croyances propres et leurs rituels une expression symbolique de la recherche du
divin, du salut des êtres humains, de tous les êtres humains, de leur accès à
la plénitude par participation dans une totalité vivante, créatrice
incessamment, dont chacun, à son échelle, est responsable. Aucune religion ne
doit avoir la prétention de monopoliser l'absolu. Elles ne sont pas rivales
mais complémentaires ; Il faut ajouter aux apports des théologies de la
libération en Amérique du Sud et du Centre, à la renaissance de l'islam dans la
mesure où il retrouve son universalisme matinal, la prise de conscience des
valeurs traditionnelles de l'Afrique, qui agonise depuis des siècles par
l'effet redondant de l'esclavage, du pillage colonial, de la spéculation de
capitalistes étrangers.
Vous n'êtes
pas seul dans votre tentative pour harmoniser une politique de justice sociale
étendue au monde entier avec les valeurs universelles, dont les religions
veulent être les conservatoires. La sensibilité écologique, née dans le climat
de ferveur spirituelle allemande des années 1930, a souvent cette tonalité
exaltée, panthéiste. Pensez-vous aussi que sur ce terrain l'Occident a perdu
l'initiative de l'imagination, comme semble l'indiquer la teneur des grandes
conférences mondiales pour la préservation de l'écosystème ?
Il faut
commencer par reconnaître la riche unité entre la nature, l'humain et le divin.
C'est à partir de ce que j'appelle la « civilisation des tropiques » que peut
naître un monde nouveau, plus que de toute autre source ; nous n'avons le choix
qu'entre le suicide planétaire, si nous continuons à obéir aux lois actuelles
de la domination américaine, et une authentique résurrection. L'entreprise
conjointe de la Chine et de l'Iran, de construire un pont euro-asiatique, est
fondamentale, et ils associent déjà à leurs projets l'Amérique latine et
l'Afrique.
Face à ce
que vous appelez le « suicide planétaire », comment la « civilisation des
tropiques » peut-elle rayonner ?
Il faut lire
les Brésiliens, Gilberto Freyre le fondateur, avec son livre L'Homme, la
culture et les tropiques , et lire Bautista Vidal, qui parle du « défi
amazonien », puis Sergio de Salvo Brito, qui a prouvé qu'il est possible de
fonder une civilisation mondiale fondée sur des ressources énergétiques renouvelables,
ce qui n'est pas en réalité un problème de technologie, mais de géopolitique.
Voilà la civilisation alternative à l'actuelle anti-civilisation fondée sur la
croissance, qui n'est que la croissance des profits, ce qui entraîne pillage
des ressources énergétiques, et distorsion actuelle de la politique
internationale autour du pétrole. Toutes les guerres des Etats-Unis sont
inspirées par la volonté de contrôler toutes les sources possibles du pétrole.
La [première] guerre du Golfe a permis de prendre le contrôle de la production
pétrolière de l'Irak, et, sous prétexte de « protéger l'Arabie saoudite », d'en
faire un Etat vassal. Les embargos contre l'Iran et la Lybie visent aussi le
pétrole. Les interventions destructrices en Europe, depuis la Bosnie jusqu'au
Kosovo, avaient pour but le contrôle de l'Europe orientale, pour ensuite faire
main basse sur les pétroles de Bakou et de la mer Caspienne, avec des bases
aériennes chaque fois plus proches. Israël sert à exercer une tutelle sur la
Turquie et l'Egypte, le pays qui reçoit les subventions les plus élevées des
Etats-Unis, après Israël ! Les effets secondaires du détournement des
ressources énergétiques mondiales conduisent au clivage du monde, tant que le
pétrole continue à se négocier en dollars, qui servent à financer un illusoire
« développement » à l'occidentale, basé sur la corruption des classes
dirigeantes.
Des raisons
d'espérer, devant le « naufrage du vaisseau Terre » qui se prépare ?
En
choisissant de faire reposer leur prospérité sur des sources d'énergie non
renouvelables, les maîtres (provisoires) du monde ont condamné eux-mêmes leur
domination à être éphémère. Le pétrole peut leur accorder encore une vingtaine
d'années mais guère plus, même si de nouveaux gisements exploitables étaient
découverts, et à condition de continuer à exclure les deux tiers du monde de la
consommation orgiaque que pratiquent les sept pays les plus riches au monde.
Trois mesures peuvent être décisives : d'abord, que les dirigeants des pays
producteurs de pétrole vendent celui-ci en monnaie locale, de façon à générer
des phénomènes en chaîne qui pulvérisent l'hégémonie du dollar ; ensuite, que
l'Assemblée générale de l'ONU oblige les Etats-Unis à payer sa propre dette,
qui est la plus monstrueuse au monde, et enfin, il faut taxer de façon
drastique la spéculation financière. Tout cela est possible si apparaissent de
nouveaux centres de pouvoir qui s'appuient sur les peuples. Car cinq siècles de
colonisation et un demi-siècle de dégâts causés par le FMI n'ont pas détruit,
dans le cœur des multitudes, le sentiment de la dignité, de la communauté, et
du don de soi-même, dont la victoire de Gandhi, malgré son martyre final,
reste, encore et toujours, l'exemple éblouissant.