sujet. Pas plus, d'ailleurs,
qu'elle n'est
religieuse par son sujet.
Un portrait de Louis XIV par
Rigaud est
service de courtisan.
Une peinture de bataille d'Horace
Vernet est
affaire de journaliste.
Une sculpture d'Arno Brecker ou un
tableau
du « réalisme socialiste »
relèvent, avec plus
ou moins de bonheur, de la
propagande.
Ce qui n'exclut nullement que, de
l'icône de
la Trinité de Roublev à l'oeuvre
de Daumier,
des « Odes mystiques » de Roumi
aux romans
de Dostoïevski, du « Cuirassé
Potemkine »
d'Eisenstein au « Guernica » de
Picasso, des
poèmes de Claudel à ceux d'Aragon
ou de
Neruda, la foi ou la politique
n'aient inspiré
des chefs-d'oeuvre.
Ni le génie du Greco ni celui de
Goya n'ont
été ternis par la ferveur mystique
ou la
résistance nationale et politique.
Le problème des rapports de l'art
et de la
politique, comme de l'art et de la
foi, se
situent sur un autre plan que
celui de sujet.
Je ne connais pas de grand art qui
ne soit, à
la fois, politique et religieux.
Politique parce
qu'il interpelle une communauté,
religieux
parce qu'il ouvre, dans la vie,
une brèche de
transcendance.
L’Iliade est une épopée politique
parce qu'elle
appelle le peuple grec à la
conscience de son
unité et de ses valeurs, tout
comme
Shakespeare réalise un théâtre politique en
donnant à une nation le sens de la
continuité
de son message
historique,
et, dans Hamlet,
le pressentiment de ses contradictions et de
ses ruptures.
Les « sujets » n'y sont pour rien. Bruegel
peut
peindre la « Montée au Calvaire » ou
s'y tromper : il s'agit de la « levée des
« gueux »,
de la résistance des Flandres, ou de
la « Théologie de la révolution » de Thomas
Munzer, et de la « Guerre des paysans ».
Une création n'est ni politique ou religieuse
ni
comme « reflet », plus ou moins «
embelli »,
d'un ordre existant, ni comme «
projet » qui
ne serait que le prolongement ou
l'idéalisation
de cet ordre, ou le cri de guerre
d'un tract
d'opposition. Ni sucrerie de Saint-Sulpice, ni
gesticulation « contestataire ».
Une oeuvre est indivisiblement
politique et
création de la foi par son pouvoir
d'interpellation.
Interpellation d'une communauté et
pas d'un
cénacle (j'appelle « cénacle » un
groupe
élitiste qui situe une oeuvre par
rapport à une
école ou un « style », et non par
rapport à un
mouvement historique global).
Giotto ou
Duccio, Balzac ou Hugo
interpellent une
communauté. Ingres ou Dali sont au
service
de la suffisance et de
l'autosatisfaction d'un
cénacle. Un masque africain est, à
mon sens,
l'exemple typique d'un art
politique et
religieux : condensation des
énergies de la
nature, des ancêtres, des dieux,
il irradie, par
la danse, effectuée sous le
masque, cette
énergie dans toute la communauté.
Interpellation et appel à la
rupture, à la
transcendance. Par la prise de
conscience des
mouvements profonds d'une époque,
de ses
angoisses et de ses espoirs, de ce
qui meurt
en elle, par la satire, comme
Cervantes, ou le
symbole, comme Kafka, ou de ce qui
naît en
elle et préfigure l'avenir, comme
l'amour des
poètes d'Occitanie, la foi
visionnaire de
Rembrandt, ou la réalité devenant
tourbillon
de lumière avec Delaunay.
Il n'y a d'art politique (ou
religieux) que l'art
prophétique, celui qui nous aide à
inventer
l'avenir en nous désignant une
réalité plus
réelle que le réel : celle du
possible.
Cette politique et cette foi ne
s'expriment, à
chaque époque, en oeuvre d'art,
qu'en
inventant le langage nouveau
donnant à cette
« interpellation » sa plus grande
puissance
d'étonnement et de percussion.
Dire un avenir
neuf exige une nouvelle manière de
le dire à
un peuple neuf. Le génie consiste
à inventer à
la fois le message et le langage.
C'est pourquoi la pratique des
arts et
l'esthétique (comme réflexion sur
l'acte
créateur) doivent, à mon sens,
constituer la
base de toute éducation : il n'y a
pas
d'enseignement plus
révolutionnaire que
d'apprendre à un enfant à aborder
le monde
non pas comme une réalité donnée,
toute
faite, mais comme une oeuvre à créer..
Roger Garaudy
Revue ARTS n°25 3 juillet 1981