29 octobre 2016

Art, politique et religion: l'important n'est pas le sujet mais le langage. Un article de Roger Garaudy (1981)




Une oeuvre d'art n'est pas politique par son
sujet. Pas plus, d'ailleurs, qu'elle n'est
religieuse par son sujet.
Un portrait de Louis XIV par Rigaud est
service de courtisan.
Une peinture de bataille d'Horace Vernet est
affaire de journaliste.
Une sculpture d'Arno Brecker ou un tableau
du « réalisme socialiste » relèvent, avec plus
ou moins de bonheur, de la propagande.
Ce qui n'exclut nullement que, de l'icône de
la Trinité de Roublev à l'oeuvre de Daumier,
des « Odes mystiques » de Roumi aux romans
de Dostoïevski, du « Cuirassé Potemkine »
d'Eisenstein au « Guernica » de Picasso, des
poèmes de Claudel à ceux d'Aragon ou de
Neruda, la foi ou la politique n'aient inspiré
des chefs-d'oeuvre.
Ni le génie du Greco ni celui de Goya n'ont
été ternis par la ferveur mystique ou la
résistance nationale et politique.
Le problème des rapports de l'art et de la

politique, comme de l'art et de la foi, se
situent sur un autre plan que celui de sujet.
Je ne connais pas de grand art qui ne soit, à
la fois, politique et religieux. Politique parce
qu'il interpelle une communauté, religieux
parce qu'il ouvre, dans la vie, une brèche de
transcendance.
L’Iliade est une épopée politique parce qu'elle
appelle le peuple grec à la conscience de son
unité et de ses valeurs, tout comme
 Shakespeare réalise un théâtre politique en
 donnant à une nation le sens de la continuité
de son message historique, et, dans Hamlet,
 le pressentiment de ses contradictions et de
ses ruptures.
 Les « sujets » n'y sont pour rien. Bruegel peut
 peindre la « Montée au Calvaire » ou
 Grunewald le Retable d'Isenheim, nul ne peut
 s'y tromper : il s'agit de la « levée des
«  gueux », de la résistance des Flandres, ou de
 la « Théologie de la révolution » de Thomas
 Munzer, et de la « Guerre des paysans ».
 Une création n'est ni politique ou religieuse ni
 comme « reflet », plus ou moins « embelli »,
d'un ordre existant, ni comme « projet » qui
ne serait que le prolongement ou l'idéalisation
de cet ordre, ou le cri de guerre d'un tract
 d'opposition. Ni sucrerie de Saint-Sulpice, ni
gesticulation « contestataire ».

Une oeuvre est indivisiblement politique et
création de la foi par son pouvoir
d'interpellation.
Interpellation d'une communauté et pas d'un
cénacle (j'appelle « cénacle » un groupe
élitiste qui situe une oeuvre par rapport à une
école ou un « style », et non par rapport à un
mouvement historique global). Giotto ou
Duccio, Balzac ou Hugo interpellent une
communauté. Ingres ou Dali sont au service
de la suffisance et de l'autosatisfaction d'un
cénacle. Un masque africain est, à mon sens,
l'exemple typique d'un art politique et
religieux : condensation des énergies de la
nature, des ancêtres, des dieux, il irradie, par
la danse, effectuée sous le masque, cette
énergie dans toute la communauté.
Interpellation et appel à la rupture, à la
transcendance. Par la prise de conscience des
mouvements profonds d'une époque, de ses
angoisses et de ses espoirs, de ce qui meurt
en elle, par la satire, comme Cervantes, ou le
symbole, comme Kafka, ou de ce qui naît en
elle et préfigure l'avenir, comme l'amour des
poètes d'Occitanie, la foi visionnaire de
Rembrandt, ou la réalité devenant tourbillon

de lumière avec Delaunay.
Il n'y a d'art politique (ou religieux) que l'art
prophétique, celui qui nous aide à inventer
l'avenir en nous désignant une réalité plus
réelle que le réel : celle du possible.
Cette politique et cette foi ne s'expriment, à
chaque époque, en oeuvre d'art, qu'en
inventant le langage nouveau donnant à cette
« interpellation » sa plus grande puissance
d'étonnement et de percussion. Dire un avenir
neuf exige une nouvelle manière de le dire à
un peuple neuf. Le génie consiste à inventer à
la fois le message et le langage.
C'est pourquoi la pratique des arts et
l'esthétique (comme réflexion sur l'acte
créateur) doivent, à mon sens, constituer la
base de toute éducation : il n'y a pas
d'enseignement plus révolutionnaire que
d'apprendre à un enfant à aborder le monde
non pas comme une réalité donnée, toute
faite, mais comme une oeuvre à créer..

Roger Garaudy
Revue ARTS n°25 3 juillet 1981