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La paix ?
Les adultes standards veulent
seulement qu'on la leur fiche - et, le plus tard possible, reposer en elle.
Aussi qui l'inventerait, la paix,
sinon les enfants ?
Du moins aussi longtemps que les
écrans mornes et lugubres n'ont pas vomi dans leurs yeux de lumière toute la
hideur du monde ! Les enfants dont je vais conter l'histoire avaient - j'en
mets ma main à couper - ce tison toujours avivé au fond de leurs prunelles, cet
éclat de joie qui vous incendie le coeur en moins de deux quand vous n'en avez
pas blindé les portes.
Pourquoi étaient-ils joyeux ?
Je crois que tous les enfants le
sont jusqu'à ce que vous leur demandiez pourquoi. Objectivement, en effet, ces
enfants-là n'avaient pas de « raison » d'être dans la joie : pieds nus, mal
vêtus, mangeant sans doute à la sauvette dans du fer-blanc, souvent la morve au
nez et les cils collés. Mais leur « raison » - en était-ce une ? - était
superbe : ils étaient vivants !
Pour les nantis, à l'autre bout
du monde, être vivant, c'est comme être repu, nourri, abreuvé,
épouillé, vêtu, cela ne mérite
pas qu'on s'y attarde. Mais pour ces enfants, cela n'allait pas
de soi !
Ils n'en revenaient pas d'être
vivants, de sauter, de bondir, de s'accroupir, de chanter à tue-tête,
de voir au sol en plein midi
onduler la chaleur comme un insaisissable serpent aux mille anneaux... d'être
là, seulement là, dans la généreuse et brûlante poussière de l'Afrique,
là, là, témoins de la Vie !
Oui, mon histoire se passe en
Afrique. Je la dois à un merveilleux jeune homme de quatre-vingts ans : le
philosophe et mystique Raimund Panikkar.
Marc, un jeune ami américain,
décide d'éviter le service militaire et s'engage dans le service social pour
une année. Il se retrouve moniteur de sport dans un village africain. Grâce au
sport, il ne sera pas contraint de faire passer des modes de vie, des dogmes,
des idéologies. Il pourra rencontrer des jeunes dans le seul plaisir du
mouvement et les inviter à se dépasser dans l'effort. C'est du moins ce qu'il
pense.
Il n'y a qu'une chose qu'il n'ait
pas remarquée: combien ce produit d'exportation – le « sport » - transpire la
rivalité et la compétition et combien sous le déguisement sympathique - maillot
de corps et baskets – transparaît l'obsession d'évincer l'autre et de gagner.
Gagner envers et contre tous.
Contre la vie s'il le faut. En somme : toutes les options guerrières du cynisme
économique.
Pour l'instant, notre jeune
Américain, encore « inclus » dans son système d'origine et frappé
par là même de cécité, ne décèle
rien. Le « sport » permet d'être ensemble, voilà tout, et
dé jouer et de vibrer et
d'oublier le supplice des méninges, l'horreur qu'il y a à ingurgiter tant de
réponses à tant de questions qu'on ne s'est jamais posées ! Ah oui, comparé à
la souffrance
de l'« école assise », le sport
est clément!
Voilà notre jeune homme devant
les enfants. Il croit en dénombrer plus qu'ils ne sont. Du
moins, il voit beaucoup plus de
paires de jambes, beaucoup plus de paires de bras que le
chiffre annoncé laisse prévoir,
et il entend beaucoup plus de rires qu'il ne compte de rangées
de dents ! Pourtant ils sont
douze à peine – du vif-argent !
La spécialité de Marc dans les
écoles américaines où il fait du bon travail est de secouer
l'inertie des jeunes et surtout
celle de leurs derrières habitués à peser, morts et lourds, sur
des sofas. Il voit bien que la
situation ici est différente, mais son potentiel de ressources
apprises ne la prévoit pas. Un
court instant, comme une brise, l'effleure l'idée d'apprendre
d'abord de ces jeunes à jouer aux
osselets, aux toupies, à ces jeux qu'il observait tantôt sur la
place du village. Mais tandis
qu'une instance en lui, lucide et perspicace, hésite et soupçonne
l'absurdité de son entreprise,
comme bien souvent, c'est la part « experte » de sa personne qui s'enfle et
triomphe. Il réunit donc la petite troupe autour de lui, explique les règles de
la course, montre les jalons de la piste, son chronomètre incorruptible et son
sifflet.
Même le podium est dressé pour le
vainqueur: deux caisses superposées, flanquées de deux plus petites où
prendront place par ordre d'arrivée le second et le troisième.
Les prix sont disposés sur une
feuille de bananier : trois sacs de pop-corn - un très gros
et deux moyens.
Voilà. Tout est en place. Les
enfants sont, après maintes contorsions acrobatiques, alignés
en position de départ.
L'ordre règne.
Et à l'instant où retentit le
coup de sifflet, les enfants bondissent en avant comme propulsés
par des ressorts et détalent.
Mais dans l'élan même du départ, leurs bras se sont grand ouverts et ils se
sont saisi les mains !
Ils courent ensemble.
Dans un vent de poussière d'or.
Ils courent ensemble.
Cette histoire vraie contient en
germe d'autres histoires vraies et toutes celles qui ne le sont pas encore mais
qui attendent d'éclore.
Les dieux de cendre et de sang,
de mort et de fers croisés, les dieux de la compétition, de la rivalité, de la
domination et de la guerre, qui peut nous obliger de les honorer ?
Partout où des mains se joignent
et se rejoignent continue la plus vieille histoire de la nature et de l'humanité, la saga
de la solidarité. De nouvelles mailles se nouent au filet qui nous retient de tomber dans
l'abîme de l'inhumanité.
Christiane Singer,
Où cours-tu ? Ne sais-tu pas que le ciel est en toi ?,
Le livre de poche, pages 69 à 73, 2001