C'est
dans le cadre d'un Congrès mondial des sciences de
l'éducation sur « L'école et les valeurs » que l'Université du
Québec à Trois-Rivières organisait, en juillet 1981, un Forum
international sur le thème « Pour un dialogue des civilisations».La
stratégie se voulait simple : inviter à une même table ronde
des participants reconnus et respectés sur la scène internationale
pour leurs témoignages sur la valeur du dialogue et
sur le dialogue des valeurs entre civilisations. Ce petit livre
reproduit la transcription à peine retouchée de ces témoignages
vivants. La
leçon qui s'en dégage apprend que la valeur du dialogue est,
pour la jeunesse surtout, la valeur première — valeur
de don qui grandit par le partage et celui qui apporte,et
celui qui accueille. Comme l'enfant ne naît pas au monde mais
au monde de l'Autre, comme il doit apprendre dans
« ÉDUQUER
AU DIALOGUE
la
coïncidence avec l'Autre le repère de sa propre identité, l'éducation
au dialogue est là pour montrer comment reconnaître
dans
l'Autre non pas une différence qui isole, mais un
rapprochement et un complément, non pas un obstacle qui
scandalise mais une condition de croissance. C'est
la réconciliation ultime entre toutes les civilisations qui
est révélée dans l'éducation au dialogue où l'« apporter »signifie
déjà le « recevoir ».
POUR UN DIALOGUE
DES CIVILISATIONS
par Roger Garaudy
« La crise de l'éducation s'enracine dans la crise
des
valeurs », indique le programme de ce Congrès. C'est
là, me
semble-t-il, désigner le problème fondamental. Il
importerait
peu, en effet, de poser aujourd'hui un problème
pédagogique,
quel que soit son intérêt : celui de la place plus
ou moins
grande, dans l'enseignement, faite au latin ou aux
mathématiques,
à l'informatique ou aux sciences humaines, si l'on
ne
posait d'abord la question majeure, celle des fins
et non pas
seulement des moyens de l'éducation. Quel est le
but, quel
est le sens, quelle est la mission de nos
universités et de nos
écoles ? En fonction de quelle conception de l'homme
et
de son avenir peuvent-elles être conçues,
restructurées et vécues
? Tout système éducatif est à
la fois le reflet et le projet
d'une société.
De quelle société notre système actuel d'éducation
est-il
le reflet ? De quelle société notre système
d'éducation
Notre système actuel d'éducation est d'abord, pour
l'essentiel, le reflet de la société qui l'a
engendré, c'est-à-dire
d'une société dominée, depuis la Renaissance, par le
modèle
occidental de croissance, par la conception de
l'homme et
la culture qui le sous-tend.
L'idéologie « humaniste », à l'époque de la
Renaissance
occidentale, c'est-à-dire à l'époque de la naissance
simultanée
du capitalisme et du colonialisme, avec ses «
conquistadores »
des nouveaux mondes et des nouveaux horizons
intellectuels,
a opposé ses ambitions prométhéennes à une foi qui
s'était
sclérosée en tradition et en ordre immobile. Cette
idéologie
humaniste du XVIe siècle s'est muée, au XVIIIe
siècle, en
idéologie des « lumières » et du « progrès » ; elle
s'est transformée,
au XXe siècle, en idéologie de la « croissance ».
Le modèle occidental de croissance peut se définir
comme un système économique dont l'objectif
principal est
de produire et de consommer de plus en plus, de plus
en
plus vite, n'importe quoi : utile, inutile,
nuisible, ou même
mortel (comme l'armement devenu, avec 450 milliards
de
dollars de production annuelle, le moteur du
système).
La croissance est le « dieu caché » de nos sociétés.
C'est
un dieu cruel : il exige des sacrifices humains. La
valeur
fondamentale de cette religion, c'est l'efficacité,
c'est-à-dire
l'accroissement du pouvoir de domination sur la
nature et
sur les hommes. Son culte exige une caste
sacerdotale : celle
des technocrates, c'est-à-dire de spécialistes se
posant fort
bien la question du comment, et jamais celle du
pourquoi,
la question des moyens et jamais celle des fins.
Cette religion des moyens, de la volonté de
puissance
et de la croissance, a naturellement ses dogmes,
mais rarement
formulés en clair : sa théologie est implicite. Elle
n'en
est pas moins contraignante, inquisitoriale
lorsqu'on touche
au sacré, c'est-à-dire à ce « scientisme »
positiviste qui est
le contraire de la science. Le scientisme
positiviste est cette
superstition selon laquelle la science peut résoudre
tous les
problèmes, et selon laquelle il n'existe pas
d'autres problèmes
que ceux que les sciences posent et résolvent.
Essayons de prendre conscience des dogmes de ce que
j'appellerai la culture « faustienne » qui inspire
tous nos
systèmes éducatifs.
Ce principe faustien s'est exprimé, dès la
Renaissance,
dans le « Faust » de Marlowe : « Homme, par ton
cerveau
puissant, deviens un dieu, le maître et le seigneur
de tous
les éléments ». C'est déjà le programme de Descartes
proposant
à l'homme de devenir « maître et possesseur de la
nature ». L'expression est significative : des
rapports de
« maître à esclave » et des rapports de propriété.
Cette culture faustienne repose sur trois postulats
:
1 ) L a primauté de l'action, conduisant à
considérer une
société, d'Adam Smith à Saint-Simon et à Marx, comme
un
organisme de travail et s'acheminant, à l'époque de
sa démarche,
vers une société de l'homme « unidimensionnel »,
comme disait Marcuse, et comme la dénonçait la
jeunesse
de 1968 : une société où l'homme, au service de la «
mégamachine
», tend à n'être plus que producteur et
consommateur.
2) L a primauté du concept. Tout ce qui n'est pas traduisible
en concept n'a ni réalité ni valeur. De Socrate à
Descartes,
de Hegel à Auguste Comte se poursuit cet
appauvrissement
de l'homme, mutilé de l'amour, de la beauté et de la
foi, de tout ce qui est irréductible au concept.
3 ) L a primauté du «mauvais infini » comme disait
Hegel, c'est-à-dire de l'infini purement
quantitatif. L'homme
étant mutilé de son intériorité et de sa transcendance
ne peut
plus y découvrir la seule infinité véritable, celle
de la création,
humaine ou divine, et poétique toujours (poétique au
sens
vrai du mot). Alors il cherche l'infini dans la
vitesse et la
puissance, même si c'est une puissance de destruction,
même si cette vitesse est sans but. Le symbole de
notre
système actuel de civilisation occidentale et de
croissance
est sans doute un circuit de course automobile : des
véhicules
qui vont de plus en plus vite, mais qui ne vont
nulle
part. Or les civilisations, comme les philosophies,
ne meurent
que par absence de signification et de but.
Les philosophies occidentales présentent trois
caractéristiques
essentielles :
1 ) Elles sont réductrices, mutilant l'homme
de ses dimensions
proprement humaines de l'intériorité, de la
transcendance
et de la communauté, comme de l'amour, de la
beauté et de la foi.
2) Elles sont systématiques, c'est-à-dire que sous prétexte
de rigueur, elles prétendent faire comme si d'une
vérité fondamentale découlaient toutes les autres.
Ici encore
Descartes est le prototype avec son « cogito » : «
je pense,
donc je suis ». L'on ne saurait dire plus de
sottises en aussi
peu de mots : réduire le sujet au petit moi
solitaire du « je » ;
réduire la pensée au concept, son squelette blanchi.
Et
accorder au « je » et à la « pensée » le seul mode
d'existence
qui leur soit inacceptable : celui de « l'être »,
qui leur serait
commun avec l'objet.
3) Ces philosophies occidentales sont non
seulement
réductrices et systématiques, elles sont
dogmatiques, c'est-àdire
qu'elles ont la prétention de s'installer dans
l'être et de
dire ce qu'il est, sans prendre garde qu'elles ont
fabriqué
de toutes pièces cet être et que, comme le disait
magnifiquement
le théologien Karl Barth : « tout ce que je dis de
Dieu
et de l'Être, c'est un homme qui le dit ».
C'est-à-dire quelque
chose de provisoire et d'approximatif, de symbolique
et,
pour un temps, fonctionnel et utile. En porte
témoignage
toute l'histoire des sciences, et tout
particulièrement celle
d'aujourd'hui, de la relativité à la physique des
particules.
Que faire pour sortir des impasses de ce modèle de
croissance, de cette civilisation, et du mode
d'éducation
qui découle de cette conception du monde ? D'abord
en
finir avec la suffisance et l'hégémonie de
l'Occident, de son
mode de croissance et de culture qui nous conduisent
à un
suicide planétaire. Croire que l'on peut changer la
culture
et l'éducation séparément serait encore une illusion
occidentale.
C'est d'abord l'ensemble de nos rapports avec le
Tiers-Monde qu'il faut changer. Et d'abord l'idée
même
que nous en forgeons.
Économistes et ethnologues ont pris l'habitude,
comme
les politiciens, de classer les pays en « développés
» et « sous-développés
» selon leur ressemblance plus ou moins grande
avec nos sociétés occidentales.
Résultat : la Révolution verte et ses semences
miracles
accroissent formidablement les récoltes de riz dans
le Sud-
Est asiatique pendant cinq ans, les techniques
européennes
des labours profonds sont imposées à des terres
d'Asie dont
elles ensevelissent la petite couche d'humus; des
engrais
chimiques voraces d'énergie sont recommandés pour un
Tiers-Monde sans pétrole, de plus en plus endetté,
et qu'il
ne peut plus acheter. Un rendement sans précédent
des
techniques occidentales de coupes de forêts, et
c'est le
déboisement de l'Himalaya et les inondations du
Bangladesh,
l'extension du Sahara et les famines du Sahel. Ce
sont des progrès techniques incontestables. Et qui
conduisent
au chiffre jusqu'ici record de 50 millions de morts
de faim
en 1980, 85 millions d'ici dix ans. La sagesse des
équilibres
de l'homme et de son milieu pourrait épargner ce
désordre.
Mais ce serait pur obscurantisme. Car on n'arrête
pas le
progrès !
L'on pourrait multiplier ces exemples,
caractéristiques
surtout des rapports de l'Occident et de ses
multinationales
avec le Tiers-Monde, créés par une solidarité de
culture entre
les dirigeants des pays colonisateurs et les
prétendues élites
occidentalisées qui leur livrent leurs peuples : la
Révolution
verte pour les féodaux, l'industrialisation et les
armements
pour les « collabos ».
Pour mesurer tout l'espace humain évacué ainsi par
la
civilisation et la culture occidentale et par leur
système
éducatif, il est nécessaire d'évoquer les occasions
perdues
de l'histoire et les dimensions perdues de l'homme.
Les malheurs, les reculs, les abandons, les
appauvrissements
de la philosophie occidentale ont commencé avec la
première sécession de l'Occident se séparant du reste
du
monde et notamment de l'Asie, de l'Orient. C'est
alors que
nous avons commencé à être l'Occident, Abendland,
les
pays du crépuscule.
Les philosophes présocratiques, de Thaïes de Milet à
Heraclite d'Éphèse, de Xénophane de Colophon à
Pythagore
de Samos, dont aucun ne naquit en Grèce, mais en
Asie,
et dans ses îles, dans une satrapie de l'empire
Perse, lieu
de brassage de la Chaldée et de ses mages, de l'Iran
de Zarathoustra,
de l'Inde et de ses sagesses visionnaires, de
l'Egypte
et de ses sciences sacrales, n'avaient jamais songé
à séparer
l'homme de la nature, la pensée abstraite de l'être,
le moi
humain d'un univers toujours en croissance et en
naissance.
Très significativement, la philosophie n'était pas
séparée du
poème, toute philosophie étant épopée de l'être
comme
dans les hymnes védiques, ou le Zend Avesta de
Zarathoustra.
Le concept n'était pas séparé du mythe et du symbole
qui n'étaient pas signe extérieur, mais substance
même de
la métamorphose de l'être. Le Vie siècle avant notre
ère fut
le siècle d'or de l'humanité : il vit fleurir à la
fois Lao Tseu
et Confucius en Chine, les Upanishads et le Bouddha
en
Inde, les grands hymnes zoroastriens en Iran,
Heraclite et
Thaïes en Asie Mineure. L'homme n'y était séparé
d'aucune
de ses patries : ni la nature, ni le divin, ni le
poème commencé
de l'univers et de sa propre vie.
La première grande sécession de la pensée de
l'Occident
a commencé avec Socrate pour se consommer avec
Aristote.
Socrate « cet homme anormal », disait Frédéric
Nietzsche,
anormal par sa prétention de réduire toute réalité
au concept,
a introduit la première fêlure et les premières
ruptures,
marqué la première sécession qui durera plus de
vingt siècles
à partir d'Aristote.
La première astuce fondamentale et mortelle de la
philosophie occidentale, c'est l'invention du verbe
« être ».
Qu'il s'agisse de la position des « essences » et
des idées,
avec Platon, ou d'une substance ou d'atomes avec les
matérialistes,
ou d'un mixte de l'un et de l'autre avec Aristote,
l'on projette, derrière chaque concept, un « être »
extérieur
qu'il est censé refléter et dominer. Désormais :
1°) L a vérité est séparée de la vie. Dans toutes
les autres
civilisations, la philosophie est une manière de
vivre. En
Occident seulement elle est une manière de penser.
Pour un
moine Zen, pour un hindouïste, pour un soufi
musulman,
la vérité se mérite par une longue ascèse. Le petit
moi égoïste
et partiel doit disparaître et laisser la place pour
permettre
la descente et la Visitation de la vérité. La
philosophie occidentale
parle de « rigueur » en un sens de pure nécessité
logique, mathématique ou physique, comme si la
connaissance
avait ses propres lois, indifférentes à la vie et au
vivant
qu'elle habite.
2°) L a science est séparée de la sagesse. La
science, entendue
au sens le plus étroit, le plus technique, comme
instrument
de la volonté de puissance de l'homme, aurait ses
lois
propres et serait à elle-même son propre but. Tout
se passe
comme si notre civilisation occidentale vivait sur
ce postulat
intouchable : tout ce qui est scientifiquement et
techniquement
possible, est nécessaire et souhaitable. Cela doit
s'accomplir,
et toute critique en est sacrilège.
La deuxième sécession est celle de la Renaissance :
elle
n'invente plus le mythe de l'être en soi, mais celui
du moi
insulaire. Avec la Renaissance, son individualisme
forcené,
ses concurrences de marché et ses « conquistadores
», l'expression
de cette politique et de cette économie, c'est
Descartes,
qui introduit dans le jeu philosophique ce nouveau
personnage : le moi, le « conquistador » de la
nouvelle
philosophie, avec ses objectifs égoïstes et
possessifs : « nous
rendre maîtres et possesseurs de la nature » en
fondant une
physique d'ingénieurs et de militaires. Comme
l'écrit Michel
Serres : « Le discours de la méthode est une science
de la
guerre ». Il est symbolique que le père de la
philosophie
occidentale dite « moderne » ait été un officier de
cavalerie,
mercenaire des Habsbourg à la bataille de la
Montagne
Blanche.
Cette philosophie occidentale sera désormais ce
théâtre
d'ombres où s'affrontent sans fin deux fantômes :
celui de
l'objet et celui du sujet. Idéalistes et
matérialistes se battront
furieusement sur ce faux problème de la primauté de
l'esprit
ou de la matière, nouvel épisode et nouvelle version
des
querelles du sacerdoce et de l'Empire !
Le sujet humain, ainsi coupé du reste du monde et
abordé par les seules démarches qui ont montré leur
efficacité
dans la manipulation des objets de la nature ou bien
s'hypertrophie jusqu'à exister seul, ayant perdu le
monde.
Et c'est l'existentialisme, celui de Sartre par
exemple, prétendant
que « l'homme est une passion inutile ». Ou bien
l'homme se dissout dans les structures, et l'on
arrive à cette
autre définition, structuraliste cette fois, la
définition d'Althusser
: « l'homme est une marionnette mise en scène par
les structures ».
Dans les deux cas, il n'y a plus d'homme et par
conséquent,
plus de philosophie, ni même de besoin ou de désir
de philosophie. Et Foucault proclame : « l'homme est
mort ».
Comment et pourquoi la philosophie occidentale en
est-elle arrivée à cette impasse et à ce suicide ? À
cette autodestruction
?
De cette agonie et de cette déroute de la
philosophie
occidentale, ce n'est point ici le lieu de faire l'histoire,
car
notre tâche n'est pas de prononcer des éloges
funèbres ou
des malédictions, mais de définir les nouvelles
démarches
éducatives, celles qui peuvent nous aider à inventer
l'avenir.
Mettre l'accent sur les valeurs, c'est-à-dire sur la
signification
et les fins de l'éducation, me paraît exiger quatre
démarches fondamentales : 1 ) instituer un véritable
dialogue
des civilisations, non pas pour nier ou rejeter
l'apport occidental
mais pour le relativiser; 2) mettre fin à la
séparation
de la science et de la sagesse, c'est-à-dire passer
d'une philosophie
de l'être à une philosophie de l'acte, 3) donner à
la
pratique des arts et à l'esthétique un rôle moteur
dans l'enseignement;
4) redonner à la culture et à l'éducation la
dimension de la transcendance.
1°) Le dialogue des civilisations est une nécessité
primordiale
pour nous aider, par l'initiation aux autres
cultures,
à concevoir et à vivre d'autres rapports avec la
nature, avec
les autres hommes, avec l'avenir.
Les rapports de l'homme avec la nature, depuis la
Renaissance,
se sont toujours établis dans une ambiance de
guerre. La nature, depuis cinq siècles, en Occident,
n'est
considéré que comme un réservoir et un dépotoir : un
réservoir
de matières premières et un dépotoir pour nos
déchets.
Nous la détruisons aujourd'hui sous ces deux
aspects.
Dans la vision occidentale du monde, inaugurée par
Galilée et Descartes, la nature nous appartient. Les
cultures
non-occidentales, celle des Chinois de la peinture
Song
comme celle des Indiens d'Amérique, « pieds nus sur
la
terre sacrée », nous rappellent que nous appartenons
à la
nature.
Les rapports de l'homme à l'homme sont tels, dans la
civilisation occidentale depuis la Renaissance, que
nos sociétés
n'ont cessé d'osciller, depuis lors, d'un
individualisme
de jungle à un totalitarisme de termitière, sans
passer jamais
par ce rapport de communauté si évident dans
l'Afrique
traditionnelle ou l'Islam à son apogée.
Les rapports de l'homme avec l'avenir, avec un
avenir
conçu par le positivisme comme le prolongement du
passé
et du présent, a conduit, dans la « futurologie »
positiviste
à l'américaine, à une véritable guerre préventive
contre
l'avenir, à une colonisation du futur par le présent
et le
passé. Il n'y a de véritable avenir, de véritable
invention du
futur que dans la perspective d'une transcendance,
c'est-àdire
d'une rupture et d'un dépassement tels que l'avenir
n'est pas seulement la résultante et le produit des
forces
déjà à l'oeuvre dans le passé, mais l'émergence
poétique
du radicalement nouveau, de l'imprévisible et de
l'improbable.
Ainsi seulement, nous pouvons inventer l'avenir, un
avenir qui n'est pas ce qui sera mais ce que nous
ferons.
2°) Ne plus séparer la science de la sagesse, c'est
subordonner
l'organisation des moyens à une réflexion sur les
fins.
Il existe un autre usage de la raison que celui
descendant
de cause en cause, de cause en effet : celui qui
consiste à
remonter de fin en fin, de fins subalternes à des
fins plus
hautes, et qui, sans jamais en atteindre le terme,
vise à l'unité
suprême qui assigne un sens à tout le reste.
C'est seulement par la formation des enfants et des
hommes à ces deux usages complémentaires de la
raison
que la science et les techniques seront ordonnées à
des
fins supérieures à celles de la croissance et de la
puissance,
à des fins supérieures à celles d'un homme ou d'une
société
qui seraient simplement une partie de la nature.
Ainsi seulement nous rompons avec ce positivisme
mortel qui n'est rien d'autre que la prétention de
décrire le
monde sans l'homme et qui, se prolongeant de
scientisme
en futurologie, ne voit dans l'avenir qu'une
extrapolation
du passé. L'homme, asservi au fantôme de l'être, n'a
ni
avenir, ni action : une pensée qui s'enferme dans
les limites
d'une réalité prétendue donnée, enferme l'action
dans les
limites de l'ordre existant.
Le problème philosophique majeur de la réflexion sur
l'éducation, aujourd'hui, est celui du passage d'une
philosophie
de l'être à une philosophie de l'acte, du passage du
positivisme à une philosophie prophétique.
J'entends par philosophie prophétique une
philosophie
ayant pris conscience que la liberté est antérieure
à l'être
et sa source.
Ce que nous appelons « l'être » n'est que le sillage
figé,
coagulé, cristallisé, d'un acte de création
continue. C'est
l'enseignement de toutes les sagesses du monde, à la
seule
exception de la culture occidentale.
J'entends par philosophie prophétique une
philosophie
qui ne soit plus une idéologie de justification de
l'ordre
existant qu'elle assimile à l'être, mais une
philosophie pour
laquelle le possible fait partie du réel comme
pouvoir de
transfiguration, et qui, par conséquent, nous
propose des
fins, des projets, des tâches pour inventer le
futur.
3°) Donner à la pratique des arts et à l'esthétique
un
rôle moteur et majeur dans l'éducation, c'est mettre
au
premier plan l'acte créateur et la réflexion sur
l'acte créateur,
c'est-à-dire l'acte spécifiquement humain de
l'homme. Les
arts et l'esthétique suscitent et ressuscitent les
moments où
l'homme par la rébellion ou la prière, par l'amour,
l'héroïsme,
le sacrifice ou la création, franchit un seuil
nouveau de
l'humanité. C'est une initiation, par le contact
avec les
oeuvres de l'homme, à l'art d'inventer.
Il n'y a pas d'éducation plus révolutionnaire que
d'apprendre
à l'homme à se tenir devant le monde non pas
comme devant une réalité donnée, toute faite, mais
comme
devant une oeuvre à créer.
Lorsque je parle de « révolution » je ne pense pas
simplement
au transfert de pouvoir. Une révolution, c'est, dans
la
vie d'une société, ce qu'est une conversion dans la
vie d'un
individu : un changement des fins, du sens, des
valeurs fondamentales
de la vie.
4°) Donner à la culture et à l'éducation la
dimension de
la transcendance, ce n'est nullement sacraliser un
ordre
culturel et social au nom d'une religion, d'une
confession
particulière, d'un cléricalisme ou d'une théocratie.
La foi que j'évoque, et la brèche de transcendance
dont
elle témoigne, peuvent être reconnues par un athée
comme
par un chrétien : cette foi, c'est d'abord le
contraire du
fatalisme, la certitude que l'on peut vivre
autrement. Cette
foi, c'est le contraire de l'individualisme : la
conscience que
chacun de nous est personnellement responsable de
l'avenir
de tous les autres. Cette foi s'identifie avec une
politique
« à hauteur d'homme », c'est-à-dire avec l'exigence
de faire
de chaque homme un homme, un créateur; avec
l'exigence
de créer toutes les conditions économiques,
politiques,
sociales, culturelles, pour, — comme le disait Marx,
— que
chaque enfant qui porte en lui le génie de Mozart
puisse
devenir Mozart.
Je ne conçois pas pour l'éducation, de but plus
haut.
Et cela suppose, par un dialogue des civilisations
qui
relativise la culture occidentale, que cette culture
devienne
une culture et une éducation conscientes de leurs
postulats :
il n'est pas possible à l'homme de s'installer dans
l'être et
de dire ce qu'il est — ce qui est la définition
d'une éducation
dogmatique. Tout ce que je dis de la nature, de
l'histoire,
ou de Dieu, c'est un homme qui le dit, c'est-à-dire
quelque
chose de provisoire, de révisible, de relatif — ce
qui est le
contraire d'une éducation dogmatique; une culture et
une
éducation conscientes de leurs limites : il y a plus
de choses
sur la terre et dans le ciel que la raison n'en peut
contenir,,
une culture et une éducation conscientes de leurs
ruptures :
il n'est pas possible d'enfermer la réalité dans la
cage d'un
système. La raison, comme l'homme, vit d'être
inachevée.
La transcendance, c'est cette ouverture et cet
accueil
au radicalement nouveau, c'est cette certitude que
l'avenir
n'est pas seulement la résultante ou le produit des
forces
déjà existantes dans le passé.
Le propre d'une éducation digne de notre temps c'est
de faire prendre conscience à l'homme que sa tâche
d'homme
est de participer à la création continuée du monde,
à l'émergence
poétique du radicalement nouveau. De faire prendre
conscience à l'homme qu'un acte n'est pleinement
humain
et ne lui fait atteindre le sommet de sa vie que
lorsqu'en
lui l'acte poétique de création, l'action
politique,de l'amour
et l'acte de foi, ne font qu'un.
Han Suyin |
DES
CIVILISATIONS », pages 121 à 136
Mohammed Bedjaoui, HelderCamara
Roger Garaudy, Joseph Ki-Zerbo
Aurelio Peccei, Han Suyin
et Lucien Morin
LES ÉDITIONS DU
SPHINX
Québec, Canada,
GOS 2T0
1983