Théologie de la libération ? 15 avril 2015
http://osp.frejustoulon.fr/theologie-de-la-liberation/
Alors que Mgr Oscar Romero,
assassiné en pleine messe le 24 mars 1980 par l’extrême-droite pour
avoir défendu les pauvres de son peuple, a été déclaré martyr de la foi
le 3 février 2015 et pourrait être prochainement béatifié, la parution
en français de Jésus Christ libérateur de Jon Sobrino est l’occasion de redécouvrir la théologie de la libération, aussi méconnue qu’incomprise.
Jon Sobrino. En fond, Helder Camara |
Jon
Sobrino, ami de Mgr Oscar Romero et proche du pape François, fait
partie des grands noms de la théologie de la libération. Un courant qui
reste profondément méconnu et incompris en Europe, vu longtemps à
travers le prisme déformant de la guerre froide et du communisme
marxiste-léniniste. Alors même que Mgr Joseph Ratzinger, préfet de la
Congrégation pour la Doctrine de la foi, a légitimé une authentique
théologie de la libération par deux instructions[1],
hélas peu lues, et qui ont été trop vues comme des condamnations
globales de ce courant théologique dynamique. Pourtant, ces deux notes
doctrinales ne demandaient que certaines clarifications, rappelaient
même avec force que la libération, comme libération intégrale, est
consubstantielle au message évangélique, et prônaient une « praxis chrétienne de la libération ». La mise en garde contre certaines déviances « marxistes » de certains courants de la théologie de la libération – ou de « certaines théologies de la libération »,
pour être aussi précis que ces documents magistériels – n’exprime
aucune défiance générale à l’égard de l’ensemble de cette théologie
ecclésiale latino-américaine qui a été pleinement intégrée dans l’Eglise
universelle.
Si certains théologiens de la
libération, comme Leonardo Boff, sont allés jusqu’à quitter l’Eglise
catholique, les travaux d’autres fondateurs, comme Gustavo Gutierrez, ne
seront non seulement jamais sanctionnés ni censurés mais finiront par
donner pleine satisfaction : En 2004, concluant vingt ans de dialogue
avec Gustavo Gutierrez, le cardinal Ratzinger « rend grâce au Très Haut pour la satisfaisante conclusion de ce chemin de clarification et d’approfondissement ». En septembre 2013, quelques mois après son élection au pontificat, le pape François reçoit le « père » de la théologie de la libération.
Le premier moment fort de l’expression
ecclésiale de cette nouvelle théologie est la conférence du Conseil
épiscopal latino-américain (Celam) de 1968 qui se réunit en Colombie à
Medellin en présence de Paul VI sur le thème : « L’Eglise dans la transformation de l’Amérique latine, à la lumière de Vatican II ». Dans leur texte final, les évêques proclament : « Nous
sommes au seuil d’une époque nouvelle de l’histoire de notre continent,
époque clé du désir ardent d’émancipation totale, de la libération de
toutes espèces de servitudes. » Un mois plus tôt, Gustavo Gutierrez, aumônier des étudiants péruviens, forgeait l’expression « théologie de la libération », qu’il développera en 1971 dans un livre fondateur au titre éponyme : Théologie de la libération, rapidement traduit en une vingtaine de langues. Pour lui, « la théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu. » La théologie de la libération se veut être une vraie théologie, une « théologie fondamentale », appuyée sur la révélation et la tradition, tout en gardant une dimension sociale très concrète : « On ne peut être chrétien aujourd’hui sans un engagement de libération », insiste
Gustavo Gutierrez. Les options fondamentales de la théologie de la
libération seront d’ailleurs reprises en présence de Jean-Paul II par
les évêques latino-américains lors de la conférence de Puebla au Mexique
en 1979.
Puisque toute théologie chrétienne est
avant tout une christologie – « Dieu avec nous » -, une théologie
concrète et non abstraite, une théologie existentielle plutôt que
rationnelle, Jon Sobrino développe une authentique christologie de la
libération : « L’intuition originale de la théologie de la libération est donc très claire : Il faut revenir à Jésus. » Un Christ réel et non idéel, un Christ concret et non abstrait : Jésus lui-même. « La foi dans le Christ signifie avant tout, la suite de Jésus. » C’est la sequela Christi, la suite du Christ. Suivre pauvre le Christ pauvre, suivre nu le Christ nu. « On doit savoir clairement par la foi que là où est le pauvre, là est Jésus-Christ lui-même », écrivait Guaman Poma, faisant écho à José Porfirio Miranda :
« La question n’est pas de savoir si quelqu’un cherche Dieu ou non,
mais de savoir s’il le cherche là où lui-même a dit qu’il se trouvait. »
Pour le théologien de la libération, il
ne s’agit pas moins que de prendre au sérieux l’Evangile annoncé aux
pauvres – et non pas « l’évangile qui plaît à la bourgeoisie »
selon l’expression de José Comblin – dans le contexte concret qui nous
est propre. Voilà pourquoi la théologie de la libération est appelée
aussi théologie contextuelle. Et en ce sens « toute théologie est contextuelle »,
car le réalisme de l’incarnation est que l’Eglise, corps du Christ qui
doit toujours revenir au Christ pour l’incarner, s’incarne justement
dans un contexte concret et particulier dans lequel il s’agit toujours
d’aller en priorité annoncer la Bonne Nouvelle de la libération aux
pauvres, aux humbles, aux opprimés, aux crucifiés de notre temps. On
reconnaît là cette « option préférentielle pour les pauvres » qui est, avec la notion de « structure de péché » qui désigne une injustice structurelle, une « violence institutionnalisée »,
un des apports importants de la théologie de la libération à la
doctrine sociale de l’Eglise. On y retrouve de même que l’affirmation,
reprise par le pape, que l’Eglise est avant tout « l’Eglise des pauvres » que les riches peuvent rejoindre pour autant qu’ils se font pauvres avec les pauvres, qu’ils rejoignent les « périphéries existentielles » où se trouve Jésus, pauvre parmi les pauvres, « un Jésus réel au milieu d’opprimés et d’oppresseurs réels ».
« Tout commence avec la pauvreté
matérielle. Le royaume est pour les pauvres parce qu’ils sont
matériellement pauvres, et le royaume est pour non-pauvres dans la
mesure où ils s’abaissent vers les pauvres, les défendent et se laissent
imprégner de l’esprit des pauvres. » « Cette matérialité réelle de la
pauvreté ne peut être remplacée par aucune spiritualité ; c’est une
condition nécessaire, quoique non suffisante, de la pauvreté
évangélique », écrivait ainsi Ignacio Ellacuria.
Comme disait l’archevêque martyr de San Salvador : « Gloria Dei vivens pauper. »
La gloire de Dieu, c’est le pauvre vivant, c’est l’homme vivant, c’est
le Christ vivant. Comme Jésus, Mgr Oscar Romero a payé de sa vie, son
témoignage de la vérité qui est justice, de la vérité qui est amour,
comme d’autres théologiens, comme de nombreux prêtres, comme des
milliers de fidèles salvadoriens et sud-américains – signant de leur
sang les mots de l’Evangile : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » (Jean 15, 13)
La question est : Qui a tué Oscar
Romero ? Qui a tué Jésus de Nazareth ? Dans les deux cas, c’est une
coalition des riches et des puissants, lesquels se sont comportés comme
les tyrans et les oppresseurs des pauvres, et les ennemis de la vérité
et de la justice. Comme l’a dit avec humour l’évêque brésilien Mgr
Helder Camara, proche comme Mgr Oscar Romero des théologiens de la
libération : « Quand j’aide les pauvres, on dit que je suis un
saint. Lorsque je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de
communiste. »
Jon Sobrino y insiste, dans le monde d’aujourd’hui, la traduction concrète de la « civilisation de l’amour » dans sa dimension socioéconomique « ne
peut être autre chose que la « civilisation de la pauvreté », le
partage – dans l’austérité – par tous des ressources de la terre et la
« civilisation du travail » mise au-dessus de celle du capital.»
Loin de la spiritualité « bourgeoise »,
confortable, abstraite, désincarnée, désengagée et égocentrée qui est
trop souvent la marque de fabrique du catholicisme contemporain, il est
temps de prendre le message de libération de l’Evangile au sérieux.
C’est ce à quoi invite toute théologie authentique.
Acheter le livre |
Jon Sobrino, Jésus Christ libérateur. Lecture historico-théologique de Jésus de Nazareth, Présenté par Gustavo Gutierrez, Cerf, 2014, 530 p., 29€
[1] Libertatis nuntius : Sur quelques aspects de la « théologie de la libération », Rome, 6 août 1984, et Libertatis conscientia : Sur la liberté chrétienne et la libération, Rome, 22 mars 1986