Transcendance
et révolution
A la différence des problèmes
esthétiques, les problèmes
de la religion ont été abordés
directement
par les fondateurs du marxisme.
Les conceptions de Marx prennent
leur source, en
ce domaine, dans le courant jeune
hégélien. Dans sa
thèse de doctorat en philosophie
sur Démocrite et
Epicure, il reprend l'idée
maîtresse des jeunes hégéliens:
le christianisme aliène la liberté
humaine au
profit d'une puissance extérieure à
l'homme, et il
exalte Prométhée qui « hait tous
les dieux » et symbolise
la puissance sans limite de l'homme.
Feuerbach fait franchir à la
critique religieuse
une nouvelle étape. La religion
est, selon lui, le produit
d'un transfert psychologique, d'une
projection :
la religion est l'aliénation de «
l'essence » humaine
dans un sujet réel : Dieu. Marx
accepte la thèse majeure
de Feuerbach : ce sont les hommes
qui ont fait
les dieux et non Dieu qui a fait
l'homme.
Marx approfondit cette critique
d'abord en recherchant
les causes de ce transfert, de
cette projection,
et en recherchant ces causes dans
l'histoire.
Il reproche à Feuerbach de fonder
sa critique sur la
conception métaphysique d'une
prétendue « essence
» immuable de l'homme, et d'avoir
de l'homme une
conception abstraite : celle d'un
individu isolé de
l'ensemble des rapports sociaux, et
qui ne se transformerait
pas au cours de l'histoire.
Marx, au contraire, dégage les
racines sociales de
la religion qu'il considère comme
un reflet déformé
des contradictions réelles de la
société. Si les religions
primitives ont reflété
l'impuissance de l'homme
en face de la nature, dans toutes
les sociétés de
classe la racine principale de
l'aliénation religieuse
se trouve dans l'aliénation du
travail.
Dès lors l'évolution religieuse est
conditionnée par
l'évolution des rapports de
classes, et la religion tend
à perpétuer ces rapports de
classes, ces rapports d'exploitation
et de domination en apportant aux
opprimés
des consolations illusoires et aux
oppresseurs
des justifications métaphysiques. «
La religion est
l'opium du peuple. »
Telles sont très schématiquement
résumées les
conceptions théoriques de Marx,
d'Engels, de Lénine,
sur la religion.
Il en découlait, comme conséquence
pratique, que
la lutte contre la religion ne
pouvait être une persécution
contre les croyants, mais une lutte
contre les
racines sociales de la religion,
une lutte de classe
contre l'exploitation, l'oppression
et l'aliénation du
travail, lutte à laquelle des
croyants peuvent parfaitement
participer, Lénine admettait
qu'aucune raison
de principe ne pouvait empêcher
l'adhésion d'un
prêtre au parti bolchevik pourvu
qu'il y entrât pour
remplir les tâches politiques de ce
parti et non pour
y introduire la propagande de ses
propres idées
religieuses.
La politique dite de « la main
tendue aux catholiques
», dont l'initiative fut prise en France,
en 1936,
par le secrétaire général du parti
communiste français,
Maurice Thorez, n'était nullement
une opération
d'opportunisme tactique ; elle
était fondée
sur les principes même de la
doctrine et en découlait
nécessairement.
Roger Garaudy a consacré une grande
partie de son
oeuvre au développement de cet
aspect de la théorie
marxiste, et a joué un rôle de
premier plan dans la
Il lui est arrivé souvent de
défendre la conception
marxiste de la religion contre des
glissements — fréquents
en France où les traditions
bourgeoises d'anticléricalisme
vulgaire ont souvent influencé même
les partis ouvriers, — qui
tendaient à faire régresser
la pensée marxiste vers les formes
d'athéisme inspirées
par le matérialisme mécaniste du
xvnr siècle,
c'est-à-dire par une
incompréhension radicale du fait
religieux tenu pour « une invention
des tyrans et
des prêtres ».
L'épisode le plus typique de cette
lutte contre
l'appauvrissement dogmatique du
marxisme en matière
de religion fut la réponse publique
faite par
Roger Garaudy aux thèses
développées à Moscou
par le principal dirigeant du parti
idéologique du
parti communiste de l'U.R.S.S. :
Ilytchev. C'était, en
mars 1964, la première fois qu'un
dirigeant communiste
français prenait publiquement
position contre
une erreur théorique de la
direction du parti communiste
de l'U.R.S.S.
Ilytchev, partant du postulat
erroné selon lequel
« les racines les plus profondes de
la religion ont
été sapées en U.R.S.S. », parce
que, selon une thèse
reprise contre Garaudy à la même
époque par un
dirigeant communiste allemand,
Kurella, avec l'avènement
du socialisme l'aliénation a
disparu, concluait
qu'il suffirait d'une propagande «
scientifique » vigoureuse
pour en finir avec cette « survivance
» : la
religion, qui, ajoutait-il, «
maintenant comme jadis,
tue dans l'homme ce qui est
volontaire, actif, créateur,
le tire non en avant, mais en
arrière ; fait de
lui un fainéant, un esclave de
Dieu, uniquement capable
de rester à genoux et d'implorer la
grâce divine».
Il en découlait que l'on ne pouvait
construire
le communisme tant que subsisterait
cette « survivance».
Garaudy, dans une déclaration à
Lyon, qui fut
reprise dans toute la presse,
protesta contre ces
thèses antimarxiste et
antidialectique.
1. C'était inverser la conception
fondamentale de
Marx que de prétendre détruire
l'aliénation religieuse
avant que ses racines sociales en
soient extirpées
par le communisme.
2. C'était créer de folles
illusions de prétendre
qu'avec l'avènement du socialisme
ont disparu les
aliénations économiques et
politiques.
3. C'était mal poser le problème
des rapports de
la science et de la religion
(c'était en particulier
confondre la foi avec la seule «
idéologie » religieuse).
4. C'était mal poser le problème
des rapports de
la religion et de la morale, le
poser de façon antidialectique
et antihistorique que de ne voir
dans la foi
qu'une destruction des énergies de
l'homme.
Une telle conception est
antidialectique. Elle traite
de « la religion » en général d'une
manière métaphysique,
extérieure à l'histoire et à ses
contradictions.
Marx, quelques lignes après la
formule célèbre :
« La religion, c'est l'opium du
peuple », ajoute : « La
détresse religieuse est, pour ma
part, l'expression de
la détresse réelle et, pour une
autre, la protestation
contre la détresse réelle. » Dans
la position du problème
religieux comme de tous les
problèmes, le
marxisme de Marx ne saurait se
réduire ni à un déterminisme
économique, ni à une théorie mécaniste
du
reflet : la dialectique des
contradictions, de l'autonomie
relative des superstructures, de
leur action
en retour, en un mot toute la
dialectique vivante
fondée sur l'homme défini comme
l'être dont le travail
est précédé par la conscience de
son but, défini
par l'émergence et l'efficacité du
projet, est ici nécessaire
pour comprendre, dans son
ambiguïté, la
signification de la foi.
Deux études historiques de Engels
sur le christianisme
esquissent la mise en oeuvre
concrète de cette
dialectique. Dans un essai sur le
christianisme primitif,
avec les matériaux très limités
dont il disposait
alors, Engels montrait comment le
christianisme
primitif était l'expression d'une
situation historique
et, en même temps, protestation contre
elle. Lors de
la naissance du christianisme, dans
la décomposition
de l'Empire romain, et la grande
crise du régime
esclavagiste, aucune classe sociale
ne semble capable
de prendre la relève de la classe
dominante entrée
en décadence, et de s'emparer du
pouvoir pour
créer un ordre nouveau. Le
christianisme se répandant
largement parmi les esclaves n'a pu
se développer,
dit Engels, que parce que Spartacus
a été vaincu,
parce que les révoltes d'esclaves
se sont révélées impuissantes.
Dans les premiers textes de
l'histoire
chrétienne, l'Apocalypse en
particulier, note Engels,
s'exprime une grande espérance et
une protestation
dirigée contre les pouvoirs
établis, mais qui ne débouchait
pas sur un appel au combat : après
les grandes
défaites des révoltes d'esclaves,
les espérances qui
ne pouvaient pas se réaliser dans
ce monde furent
reportées dans les promesses d'un
autre monde.
Ce christianisme primitif, selon
Engels, était subjectivement
révolutionnaire : sa protestation,
ne prenant
appui sur aucune force historique
capable de
résoudre les contradictions
réelles, se projetait en
espérance illusoire. A partir de
Constantin, cette religion
va jouer un rôle radicalement
différent : la pro-
messe d'un autre monde, récupérée
par les classes
dominantes et leur Etat, devient un
instrument de
domination des possédants et des
oppresseurs, après
avoir exprimé la protestation
impuissante et les
espoirs des masses opprimées.
Dans un autre contexte historique,
qui n'est plus
celui de la crise du système esclavagiste,
mais de la
crise du système féodal, au temps
de la Réforme, Engels,
dans La Guerre des paysans, (étude
sur l'insurrection
de Thomas Munzer), analyse une
situation
nouvelle où i l existe une force
historique capable
de s'attaquer aux princes (sinon de
les vaincre) : la
paysannerie allemande. La
protestation devient militante,
débouche sur l'insurrection armée,
et devient
un mouvement révolutionnaire réel.
Thomas Munzer,
le premier peut-être des «
théologiens de la révolution
», s'efforce de tirer des principes
du christianisme
la justification non de l'ordre
établi mais
d'une révolution sociale.
Ces essais d'Engels montrent que,
pour un matérialiste
marxiste, si la religion exprime
toujours l'affrontement
des forces profondes, elle devient
elle-même
une force matérielle en pénétrant
les masses, et elle
joue par conséquent, comme toute
superstructure,
un rôle différent selon les
situations historiques. Elle
n'est pas le moteur de l'histoire,
mais elle n'est pas
nécessairement et toujours un
frein.
L'on pourrait multiplier les
exemples historiques :
dans la conquête arabe, du VIIe au XIe siècle la
conception religieuse la plus «
fataliste » qui soit,
loin de détourner de la lutte, a
servi de justification
au fanatisme des conquérants les
plus infatigables ;
les puritains hollandais, élevant
le travail à la hauteur
d'un sacrement, se sont révélés, en
conquérant
leur sol contre la mer avec leurs
digues, parmi les
plus extraordinaires bâtisseurs de
l'histoire.
Rien n'est donc plus absurde et
plus antimarxiste
que de prétendre qu'en tout temps
et en tout lieu,
dans la lutte comme dans le
travail, l'idéologie religieuse
ne peut faire que des « fainéants »
capables
seulement de « se traîner sur les
genoux pour implorer
la grâce divine ». Ce qui est vrai,
c'est que, dans
des conditions historiques
différentes, et dans des
couches sociales différentes, la
religion peut tantôt
être le « voleur des énergies
humaines » conduisant
à la résignation, à la passivité, à
l'évasion, tantôt
devenir une idéologie de la
rupture, de la révolte,
de la passion de la construction ou
du combat.
L'apport personnel de Garaudy au
développement
de la recherche marxiste en ce qui
concerne la religion
est double : d'abord il s'est
efforcé de penser,
dans les conditions propres à cette
seconde moitié
du XXe siècle, le rôle que pouvait jouer
la foi religieuse
au moment de la crise et de la
décadence du
capitalisme comme Marx et Engels
l'avaient fait
pour les époques de crise de
l'esclavagisme et du
féodalisme ; ensuite, à partir de
l'étude des conditions
spécifiques de notre temps, il a
recherché quels
éléments une critique de la
théologie contemporaine
pouvait apporter à la solution de
son problème central
: l'élaboration d'une théorie de la
subjectivité
qui ne soit pas subjectiviste et
d'une théorie de la
transcendance qui ne soit pas
aliénée.
Nous avons déjà montré comment
Garaudy, à ce
nouveau point de fracture de
l'histoire, en ce dernier
tiers du XXe siècle, analysait les conditions
objectives
de la naissance d'une subjectiviténouvelle, portée
par tout le développement
scientifique et technique,
et limitée dans son épanouissement
par les actuels
rapports de classe.
Nous nous en tiendrons donc ici au
second problème:
celui de la transcendance.
Et d'abord : comment la situation
historique nouvelle
a-t-elle créé les conditions, chez
les croyants euxmêmes,
d'un commencement de désaliénation
de la foi?
Si l'on examine le développement
actuel du mouvement
chrétien d'une manière dialectique,
c'est-à-dire
dans sa totalité et ses
contradictions internes,
l'on peut mesurer l'ampleur de la
mutation en train
de s'accomplir.
Les raisons profondes de cette
mutation, analysées
par Garaudy à plusieurs reprises
(notamment dans
Marxisme du XXe siècle, p. 22 à 40 et dans De
l'anathème au dialogue, p.70 à 76), sont les mêmes
qui conditionnent la nécessaire
mutation des marxistes
et de toutes les forces vivantes de
l'histoire :
1. la construction du socialisme et
de ses modèles
multiples et les développements
nouveaux du mouvement
ouvrier ;
2. la libération nationale des
peuples, jusque-là
colonisés ;
3. l'essor, à un rythme sans
précédent, des sciences
et des techniques, notamment de la
mise en oeuvre
de l'énergie atomique et de la
cybernétique dans la
production comme dans la gestion.
« Le trait dominant de la mutation
en cours, c'est
que le moment de la protestation
religieuse contre
la détresse de l'homme tend à
prendre le pas sur le
moment du reflet l . »
Ici encore l'on ne peut parler ni
de la religion ni
de l'Eglise d'une manière
abstraite, globale. Que la
religion n'ait pas cessé, de nos
jours, d'être utilisée,
comme au temps de la Sainte
Alliance et de Marx,
à des fins conservatrices, cela est
particulièrement
évident là où un christianisme de
type féodal continue
d'être la tendance majoritaire de
la hiérarchie,
au Portugal, en Espagne, en
Amérique latine, en
Italie même, et aussi là où une
forme plus typiquement
capitaliste ou néo-capitaliste
d'adaptation au
pouvoir des classes dominantes
s'exprime, aux Etats-
Unis et en France. Il est également
significatif que
l'épiscopat de certains pays
socialistes, celui de Pologne
en particulier, ait figuré, au
concile de Vatican
II, dans l'aile intégriste, tournée
vers le passé.
L'on ne saurait donc faire
abstraction de cette réalité
sociologique irrécusable : le rôle
réactionnaire
joué par la hiérarchie catholique
dans sa majorité.
Mais cela ne saurait pour autant
nous empêcher de
discerner les transformations
profondes qui s'opèrent
dans la conscience de nombreux
chrétiens vivant
de plus en plus leur foi comme
révolte et non comme
résignation et cherchant en Dieu
non un principe
d'ordre mais un principe de
libération.
Le nombre de ces chrétiens, encore
largement minoritaires,
s'accroît, et quelles que soient
les angoisses
des pleureuses de l'histoire, c'est
un mouvement
irréversible.
Pour Garaudy, comme pour tout
marxiste, l'essentiel
c'est précisément ce qui est en
train de naître
1. Pour
un modèle français du socialisme, p. 359.
et de se développer. A partir de
là, en priorité, doit
s'exercer la réflexion et se fonder
l'action.
Le mouvement est si profond, si
puissant, qu'il a
affleuré au Concile de Vatican II,
qui a discerné les
deux reproches essentiels de
l'humanisme athée :
1. la religion met en cause
l'autonomie de l'homme;
2. l'espérance eschatologique est
un frein au plein
épanouissement de l'homme dans
l'histoire.
A partir de là le Concile a dû
reconnaître l'autonomie
des valeurs terrestres : autonomie
de la science,
autonomie de l'action pour la
transformation et
l'humanisation du monde.
Au-delà des formes
institutionnelles et culturelles
prises par le christianisme au
cours de sa longue
histoire, des chrétiens et les plus
grands parmi les
théologiens d'aujourd'hui, se sont
efforcés de dégager
ce qu'il y a de fondamental dans
leur foi. Roger Garaudy
a suivi passionnément leurs
recherches, les
a partagées avec eux et, par ses
interrogations propres,
a aidé au développement de ce
courant. Dans
de grands dialogues internationaux,
de Salzbourg à
Marianské Lazné, au cours de
nombreux débats avec
les principaux théologiens et
philosophes de la chrétienté,
avec le père Rahner ou le père
Chenu, avec
Harvey Cox aux Etats-Unis ou le père
Gonzalez Ruiz,
avec le salésien italien Girardi ou
l'évêque anglican
Robinson, avec le philosophe
catholique canadien
Leslie Dewart ou avec le pasteur
Hromadka de Prague,
Garaudy a approfondi son problème
fondamental.
D'abord en prenant conscience de ce
qui a émergé
de nouveau, dans l'histoire de la
culture, avec le
christianisme : « L'humanisme grec
a découvert et
élaboré un aspect et un moment essentiel
de la liberté
: celui de la nécessité et de la
connaissance de la
nécessité. Nécessité divine, puis
rationnelle. De Prométhée
à Antigone, le mythe et la tragédie
expriment
l'affrontement du héros avec le
destin. La nécessité
n'a été créée ni par les dieux, qui
ne sont que des
démiurges soumis au destin, ni par
les hommes,
soumis au destin et aux dieux.
Cette loi souveraine
peut être combattue par le héros.
Elle ne peut pas
être brisée par lui. II sera vaincu
par elle. D'Heraclite
aux stoïciens l'ordre du cosmos et
de la cité
sera intériorisé par la raison,
mais, pour l'homme,
se découvrant comme parcelle ou
fragment de cet
ordre, la liberté, sous sa forme la
plus haute, c'est
la nécessité comprise. L'homme
libre s'identifie à
cette loi inflexible. Lorsque
Epicure, dans cet univers
incréé, veut fonder l'autonomie de
l'homme, il doit
postuler une rupture arbitraire du
déterminisme de
la nature et de la rationalité.
« Dans la conception hellénique du
monde et de
l'homme, l'idée de la création est
absente : le monde,
écrivait Heraclite, n'a été créé
par aucun dieu ni
par aucun homme ; il est une flamme
éternellement
vivante qui s'allume et s'éteint
selon des lois déterminées.
« Dans la conception
judéo-chrétienne, au contraire,
la création est première et la
liberté de l'homme ne
se définit plus comme conscience de
la nécessité,
mais comme participation à l'acte
créateur.
« Les récits du Nouveau Testament
annoncent cette
" bonne nouvelle " :
l'homme peut à chaque instant
commencer un nouvel avenir,
s'affranchir de la loi
du monde, celui de la nature et de
la société. La Résurrection
du Christ est le paradigme de cette
liberté
nouvelle : la mort, la limite par
excellence par quoi
se définit notre inexorable
finitude, la mort même a
été vaincue. Cette expérience vécue
de la possibilité
de s'arracher au monde " donné
" et d'inaugurer un
nouvel avenir est celle d'une
double transcendance ;
la transcendance radicale de Dieu
par rapport à
l'homme fonde la transcendance de
l'homme par
rapport à la nature, à la société
et à sa propre
histoire.
« Car si l'homme est autre chose
que le produit
nécessaire des lois de la nature ou
des structures de
la société, le prolongement et la
résultante de son
passé, i l ne peut exercer ce droit
de reprise sur la
nécessité du monde que s'il
participe à l'acte même
de la création continuée de ce monde2. »
Ainsi devint possible, comme l'a
montré Harvey
Cox :
2.
Intervention au Colloque de Marianské Lazné (Tchécoslovaquie)
en 1967.
— une désacralisation de la nature
débarrassée des
esprits et des dieux de l'animisme,
comme des essences
immuables de la raison dogmatique ;
— une défatalisation de l'histoire,
affranchie des
prétentions à un ordre de droit
divin ou à un ordre
définitivement rationnel ;
— une désaliénation de la religion,
excluant que
l'on donne à Dieu le visage d'une
idole et exigeant
que l'on reconnaisse en lui le tout
autre, qui, par
principe même, n'est ni un être ni
concept.
La radicale nouveauté de ce rapport
de l'homme
et du monde a été estompée chaque
fois que l'on a
traduit l'expérience fondamentale
de la création et
de la liberté chrétienne dans le
langage de la philosophie
grecque qui lui est radicalement
étrangère.
Cela s'est produit au moins deux
fois : au crépuscule
du monde esclavagiste avec saint
Augustin, et, au
crépuscule du monde féodal, avec
saint Thomas
d'Aquin.
L'extraordinaire expérience de
l'intériorité et de
la subjectivité chez saint
Augustin, parasité par le
dualisme de Platon et de Plotin,
conduit à perdre la
dimension cosmique si évidente chez
saint Paul, et,
par ce refus du monde, à orienter
l'homme vers un
autre monde : c'est ainsi que
pendant des siècles le
christianisme devint effectivement
ce que Nietzsche
appelait avec un juste mépris « un
platonisme pour le
peuple », renonçant à la création
continuée du monde,
et ne donnant qu'une liberté
illusoire, celle de se
libérer du monde en le fuyant.
Faire du christianisme
une confrérie des absents fut
toujours une
aubaine pour les pouvoirs établis.
Une deuxième fois, et pour des
siècles encore, l'expérience
chrétienne fut traduite dans les
catégories
de la pensée grecque, celle
d'Aristote cette fois, par
saint Thomas d'Aquin, à un autre
point de fracture
de l'histoire.
Saint Thomas d'Aquin, à l'inverse
de saint Augustin,
s'efforce de surmonter le dualisme
hérité de
Platon : la grâce ne s'oppose ni ne
se juxtapose à la
nature ; elle en est
l'accomplissement. La foi n'est
pas hétérogène à la raison : elle
est ouverture de la
raison. La liberté n'est pas exilée
hors des déterminismes
de la nature ou des structures de
la société.
Dieu, comme l'a écrit le père
Chenu, est « une présence
créatrice à la racine de mon être
et une source
ontologique de ma liberté ».
Mais cet effort pour reconquérir le
monde, pour
reconnaître sa dignité et sa
valeur, est à son tour
parasité par le schéma emprunté à
Plotin et aux
Pères grecs selon lequel l'univers,
et l'homme qui en
fait partie, sont conçus comme une
émanation de
Dieu et un retour à Dieu. Ce schéma
commande l'architecture
de la Somme théologique de
saint Thomas.
Cet « émanatisme » réintroduit une
conception de la
liberté, fondée non plus sur l'acte
créateur d'une réalité
nouvelle, mais sur la hiérarchie
sacrale du
monde. C'est ce qui permettra de
faire du thomisme,
pendant des siècles, l'instrument
de l'immobilisme
et de l'ordre établi.
L'erreur, pour un marxiste, serait
de confondre
l'apport biblique avec ses
perversions historiques.
Il appartient aux marxistes, ajoute
Garaudy, de
reconnaître l'importance de cet
apport chrétien dans
leur héritage non seulement
culturel mais militant.
Lorsque, en mai 1965, à Salzbourg,
Garaudy définissait
le marxisme comme méthodologie de
l'initiative
historique pour la réalisation de
l'homme total,
le père Rahner lui répondit que ce
qui est spécifiquement
chrétien dans l'expérience de Dieu
c'était précisément
d'être « la religion de l'avenir
absolu ».
Selon le père Rahner, une histoire
authentiquement
humaine, c'est-à-dire faite de
libres décisions, n'est
possible que par la transcendance
qui relativise tout
projet humain.
« La première et la plus importante
conséquence
de cette théologie de l'avenir
absolu, c'est que la
foi chrétienne ne peut entrer en
conflit avec aucune
des formes historiques de la
construction de la cité
terrestre dans la mesure où elles
sont authentiquement
humaines.
« Le critère de la valeur d'un
ordre social demeure
dès lors purement immanent : dans
quelle mesure
crée-t-il les conditions de
l'épanouissement humain
de l'homme3 ? » Un christianisme ainsi vécu
peut
stimuler la créativité historique
en marquant une
différence essentielle entre tout
projet humain,
3 De l'anathème
au dialogue (p. 46).
individuel ou collectif, et
l'avenir absolu : nul projet humain
ne pouvant égaler la plénitude
absolue que tout
homme espère, il restera toujours à
affirmer l'exigence
du futur absolu par-delà toute
réalisation.
Le moment de la transcendance,
c'est-à-dire du
dépassement du donné, comme le
moment de la
subjectivité, c'est-à-dire de
l'initiative historique et
de la responsabilité de l'homme,
sont ici pleinement
reconnus.
Il y a là un commencement de
désaliénation à l'intérieur
même de la foi dans la mesure où la
transcendance
est de l'ordre d'une question et
non de l'ordre
d'une réponse. Où elle n'est plus
attribut d'un Dieu
mais dimension proprement humaine
de l'homme.
La dialectique marxiste, écrit
Garaudy, est aussi
riche d'infini que la foi
chrétienne, mais « l'infini
c'est pour le marxiste une absence
et une exigence,
pour le chrétien une promesse et
une présence4
»,
car, ajoute-t-il5, « à nous athées, rien ne nous est
promis et personne ne nous attend
».
A Salzbourg, le père Girardi disait
: « M. Garaudy
nous demande si les chrétiens
pensent que le marxisme
appauvrit l'homme. Nous lui
répondons franchement:
dans la mesure où le marxisme croit
que
la terre peut lui suffire, oui, il
l'appauvrit. » Et Garaudy
lui répondait : « Les marxistes se
contentent
si peu de la terre qu'ils se
donnent pour tâche de la
transformer... La transformation de
la terre, pour nous,
ce n'est pas seulement sa
réorganisation sociale
et technique, l'institution de
rapports économiques
et politiques nouveaux, c'est aussi
une métamorphose
spirituelle profonde de l'homme :
le libérer de
toutes les aliénations, matérielles
et morales, c'est
accomplir, dans la création
continuée de l'homme
par l'homme un nouveau pas décisif
dans le sens de
l'hominisation, un pas aussi
important que l'invention
de l'outil, par lequel le rameau
humain se détache
du tronc commun de l'animalité par
la conquête
de la conscience. Ce nouveau seuil
d'hominisation,
faisant de chaque homme un homme,
interrogeant
et créateur, marquera un nouveau
décollement à
l'égard de la terre, c'est-à-dire,
cette fois, de toutes
4. I b i d . , p. 86.
5. I b i d . , p. 90.
les aliénations cristallisées
depuis des millénaires et
devenues coutumières au point de
nous apparaître
comme une nature " donnée
comme une " terre "
et libérer les énergies
spirituelles de chaque homme
et de tous les hommes avec une
telle force qu'il nous
est absolument impossible — à nous
qui sommes
englués dans les aliénations de
notre préhistoire,
d'imaginer leur nature et leur
emploi. Cet avenir
ouvert sur l'infini est la seule
transcendance que
connaissent les athées que nous
sommes6. »
Le véritable débat entre marxisme
et christianisme
ne se situe donc pas sur le plan de
la science : de
la « démythologisation » de
Bultman, éliminant de
la théologie tout ce qui demeure
lié à une conception
archaïque du monde, à la tentative
de synthèse de
Teilhard de Chardin, considérant le
monde comme
une totalité organique vivante, en
évolution et en
création incessantes, de grands
efforts ont été faits,
pour que soit dépassé un niveau de
polémique où
la science de grand-père réfute la
religion de grandmère.
La science permet de combattre une
religion
de superstition, de miracle et de
mythe. Mais le problème
fondamental demeure, et c'est un
problème
moral : la foi laisse-t-elle à
l'homme la pleine responsabilité
de son histoire ? Permet-elle, pour
reprendre f
l'image du père Gonzalez Ruiz, de
réintroduire
Prométhée dans le calendrier
chrétien ?
« Ce qui importe, écrit Garaudy,
c'est que la foi
toute humaine en notre tâche ne
mutile l'homme
d'aucune des dimensions
historiquement conquises
à partir de la foi en Dieu, et que
la foi en un Dieu
transcendant ne limite ou ne freine
jamais la foi en
la tâche humaine7. »
Prolongeant le mouvement de
réflexion sur la foi
qui, dans le monde protestant, se
développe de Karl
Barth à Dietrich Bonhoeffer et qui
verra de plus en
plus, dans la religion une
aliénation de la foi, Roger
Garaudy s'efforce de définir la
transcendance « en
évacuant tout ce qui, en elle, n'a
de sens qu'en
6. De
l'anathème au dialogue, p. 87 à 89.
7. Ibid., p. 110-111.
fonction d'une conception du monde
périmée8 ». « Le
surgissement de la transcendance
n'est pas une expérience
privilégiée et n'a rien de
religieux... Ce n'est
pas une interruption de l'orare
naturel par une intervention
surnaturelle, c'est l'expérience la
plus quotidienne,
l'expérience spécifiquement humaine
: celle
de la création9 . »
Dans l'un de ses derniers ouvrages 1 0, Roger Garaudy,
reprenant l'argumentation du
théologien américain
Harvey Cox, pose aux chrétiens
cette question
ultime : « Si l'homme ne rencontre
Dieu que dans
le monde, si le monde est le seul
théâtre de ce dialogue
entre Dieu et l'homme, s'il est
vrai que le Dieu
biblique ne se manifeste que dans
l'histoire, c'est-à-dire
dans des actions humaines, dans des
victoires
ou des défaites, des exils ou des
révolutions, si la
parole de Dieu est toujours un acte
et si Dieu appelle
les hommes à travers les événements
de la transformation
sociale, alors ne peut-on pas dire
que Dieu
est partout où quelque chose de
neuf est en train
de naître, partout où une grandeur
nouvelle est apportée
à la forme humaine : dans la
découverte
scientifique ou technique, dans la
création artistique,
ou la poésie, dans la libération
d'un peuple ou une
révolution sociale, partout où
l'homme devient plus
semblable à l'image de Dieu ; un
créateur, à tous les
niveaux de la création, celui de
l'économie et de la
politique, celui de l'invention
scientifique, artistique
ou spirituelle ?
« Dieu n'est-il pas dans tout ce
qui n'est pas prolongement
mécanique du passé, sa résultante
et son
produit, mais dans tout ce qui à la
fois le dépasse
et l'accomplit ?
« Les recherches faites pour
éliminer de la transcendance
tout ce qui peut faire d'elle un
vestige
des superstitions primitives
conduisent à intérioriser
l'expérience vécue de la
transcendance comme
l'effort pour transcender toutes
les limites humaines...
8. Marxisme
du X Xe siècle, p. 113.
9. Ibid.
, p. 113-114.
10. Peut-on
être communiste aujourd'hui ? (Grasset, 1968).
« La transcendance devient alors une dimension
de chacun de nos actes créateurs.
« Un marxiste, pour qui l'homme
n'est jamais la
simple résultante ou le produit du
passé et des
conditions présentes, mais autre
chose et plus qui
totalise et dépasse ce passé et ces
conditions, ne
peut-il intégrer cette conception
de la transcendance
— qui est alors dimension
fondamentale de l'homme,
et non pas attribut de Dieu — en
appelant dépassement
dialectique ce moment de
l'initiative et de la
création dans lequel le
christianisme a toujours
désigné, sous le nom de
transcendance, l'affleurement
ou l'émergence du divin dans
l'action de l'homme ? »
Dans la perspective ainsi définie
par Garaudy, il
semble bien que du point de vue
théorique l'art
assumera la relève de la religion,
en prenant en
charge les questions qu'elle a
posées — celles de la
création, de la création continuée
de l'homme par
l'homme, et en désaliénant ses
réponses.
Du point de vue pratique, un
chrétien dont la
foi vécue laisse à l'homme la
pleine responsabilité
de son histoire ne saurait être
considéré comme un
révolutionnaire de deuxième classe.
Il doit donc être
clair qu'un chrétien ou même qu'un
prêtre, adhérant
au parti communiste et
accomplissant sans arrière-pensée
ses tâches de militant, puisse
accéder à n'importe
quelle fonction dirigeante dans ce
parti.
Sur le plan théorique comme sur le
plan pratique,
et sur le problème religieux comme
sur tous les
autres, il ne s'agit nullement,
pour Garaudy, de réviser
le marxisme, mais de le penser
constamment à
partir de ce qui, en lui, est
fondamental, et de le
penser dans les conditions
spécifiques de notre temps,
dans le dernier tiers du xxe siècle.
Dans ses travaux récents, notamment
dans L'Alternative
(1972), sa conférence au Conseil oecuménique
des Eglises à Genève en 1973,
publiée sous le titre :
« Défataliser l'histoire », et dans
l'éditorial du premier
numéro de sa revue, Alternativessocialistes,
deux thèmes nouveau apparaissent
dans sa conception
des rapports entre transcendance et
révolution.
1. Le
thème des fondements de l'espérance. Les
postulats sur lesquels nous vivions
depuis la Renaissance:
« Une science qui nous rende
maîtres et
possesseurs de la nature », les
vieux rêves de Descartes
et de Faust, sont en train de
s'effondrer. Comment,
dès lors, échapper aux « dérives
catastrophiques
» de ce monde du positivisme.
Garaudy ne
s'attaque pas à la science, il
souligne seulement avec
véhémence que ce que l'on appelle
la « science » n'est
que la « science occidentale »,
c'est-à-dire une partie
seulement de cette science
véritable, de cette sagesse
qui est connaissance de l'ensemble
des rapports de
l'homme avec la nature, avec les
autres hommes et
avec l'avenir. Réduite à un «
positivisme minable »,
avorton d'une véritable « sagesse
», cette science
purement occidentale n'est plus que
manipulation
instrumentale, de la nature
d'abord, avec laquelle
nous n'avons plus que des rapports
de conquérants
et non d'amoureux ; mais aussi
manipulation de
l'homme, car les sciences dites «
humaines », telles
que la psychologie, la sociologie,
l'économie politique,
copiées sur le modèle positiviste
des sciences de la
nature, lorsqu'elles prétendent
appliquer à la connaissance
du sujet et du projet, les
méthodes qui lui
permettent de manier l'objet, deviennent
des sciences
inhumaines de la manipulation. De
là l'un des
thèmes majeurs de la pensée de
Garaudy : replacer
notre « Occident », devenu de plus
en plus « provincial
», dans la perspective planétaire,
par un « dialogue
des civilisations ».
Contre une société caractérisée par
« l'absence de
finalité humaine », il nous invite
à prendre une
conscience critique des fondements
de notre culture
et de notre espérance.
Pas plus que le capitalisme
(expression économique,
sociale et politique de cette
attitude à l'égard du
monde née à la Renaissance et qui
consiste à signer
un chèque en blanc à la « science
», aux techniques,
aux machines, à
l'industrialisation, à la « croissance»)
ne peut prétendre être « l'ordre
naturel » de la
vie ; pas davantage le socialisme
ne peut se prétendre
« scientifique », au sens où cette
« science »
positiviste pourrait assigner ses
fins à notre vie. Le
socialisme est scientifique par les
moyens qu'il emploie
pour vaincre ou se construire. Mais
lutter pour
le socialisme (c'est-à-dire, selon
l'expression de Marx,
« pour que chaque enfant, chaque
homme qui porte
en lui un Mozart, puisse le
déployer pleinement » et
par conséquent pour créer les moyens
et les conditions
économiques, sociales, politiques,
culturelles
de cet épanouissement de chaque
homme et de tout
homme) implique un choix vital, un
acte de foi, des
postulats.
Ces postulats, selon Garaudy, sont
des postulats
bibliques :
a) Le postulat de transcendance: si la conscience
révolutionnaire n'est pas seulement
un reflet du
monde déjà existant, mais avant
tout un projet d'un
ordre social qui n'existe pas
encore, il en découle —
et ce sera la formulation du
premier postulat — que
les fins de l'action
révolutionnaire ne peuvent pas
être déduites seulement du passé et
du présent.
Dans la mesure où, parlant du réel,
on ne fait
pas abstraction de la présence de
l'homme et de son
acte créateur (et le positivisme,
c'est le monde sans
l'homme), dans la mesure où l'homme
est inclus
dans le réel, le réel n'est plus
seulement ce qui est,
c'est aussi tout ce qu'il n'est pas
encore, tout ce qui
lui manque, tout ce qu'il a encore
à être. Le possible
fait partie du réel.
Si ce possible, cette hypothèse, ce
projet ne sont
pas déjà inscrits dans le passé ou
dans le présent,
si l'avenir n'est pas seulement le
prolongement, par
extrapolation, du passé et du
présent, s'il émerge du
radicalement nouveau par l'action
de l'homme, je
suis bien obligé de reconnaître,
comme l'expérience
la plus quotidienne, cette
dimension du réel, cette
possibilité permanente de
dépassement ; appelons la
par son nom : la transcendance.
Bien entendu, cette transcendance
ne véhicule plus
les vieilles imageries dualistes
d'extériorité et de
thaumaturgie. Une conception adulte
de la transcendance
ne saurait être « précritique »,
c'est-à-dire
qu'elle ne saurait oublier, comme
l'ont enseigné Kant
et Barth, que tout ce que je dis de
Dieu, de la nature
ou de l'histoire, c'est un homme qui
le dit, et, comme
le montre le matérialisme
historique de Marx : tout
ce qui est fait, c'est un homme qui
le fait. Tout passe
par l'homme. Nous sommes pleinement
responsables
de notre histoire.
Ce postulat de la transcendance est
au principe de
toute défatalisation de l'histoire.
Contre tout déterminisme
historique, il est libérateur.
b ) Le postulat de la relativité. Il découle du premier
et pourrait s'énoncer ainsi :
aucune réalisation
historique ne peut être considérée
comme une fin
dernière. Marx ne considérait pas
le communisme
comme la fin de l'histoire, mais au
contraire comme
la fin d'une préhistoire faite
d'affrontements humains
et le commencement d'une histoire
proprement humaine.
Ce postulat est au principe de la
lutte contre
toute suffisance et toute
aliénation. Garaudy l'appelle
le « postulat prophétique », parce
que les prophètes
d'Israël ont été les pionniers, par
leur lutte contre
l'idolâtrie, de la lutte contre
l'aliénation : ils ont appris
à ne jamais considérer comme
absolu, achevé,
définitif, ce qui est l'oeuvre des
mains ou de l'esprit
de l'homme.
L'homme reste toujours une tâche à
accomplir.
La société est une tâche à
accomplir. De là l'importance
que Garaudy, dans ses récents
travaux, attache
à la Résurrection. « Lorsque nous
parlons de Résurrection,
écrit-il (dans « Foi et socialisme
», éditorial
du n° 2 de sa revue Alternatives
socialistes), il ne
s'agit pas seulement d'un
événement, mais de la
signification même de notre vie,
d'une réalité qui
s'actualise chaque jour. Comment
imaginer que la
mort dont le Christ a triomphé et
qu'il nous enseigne
à affronter et à vaincre, est
simplement la mort que
nous partageons avec tous les
autres animaux (la
décomposition biologique) ? Ne
serait-ce pas cette
mort spécifiquement humaine qui
pèse sur nous dans
les situations sans espérance ?
Alors, que l'on soit
chrétien ou non, la Résurrection
est le fondement
premier de notre espérance. Avoir
foi en la Résurrection,
n'est-ce pas cette certitude
active, militante,
exaltante, que tout est possible,
et qu'au-delà de la
tempête, c'est-à-dire de ma
disparition comme individu,
l'homme continuera à se créer plus
humain.
2. Le
thème du fondement de la révolution. Toutes
les révolutions modernes,
jusqu'ici, se fondaient sur
une loi de correspondance , elles
se fonderont désormais
sur une loi de transcendance.
Dans la Révolution française, par
exemple, il
s'agissait seulement de faire
correspondre le nouveau
régime politique à un système
politique dans lequel
la bourgeoisie détenait déjà, en
fait, les forces d'avenir
de l'économie (industrie, commerce,
banque).
Le problème se situait donc au
niveau des moyens
(dans la stricte immanence, comme
disent les théologiens):
il s'agissait d'une réorganisation
des structures
globales de la société et notamment
des institutions
politiques et sociales, pour
établir une nouvelle
cohérence. Le fondement théorique
d'une telle
mutation exclut toute référence
extérieure au système
lui-même, toute transcendance.
L'orientation matérialiste,
voire athée, des principaux maîtres
de L'Encyclopédie,
en témoigne.
Ce problème de la révolution ne
change pas de
nature lorsque Marx, trois quarts
de siècle plus tard,
fait la démonstration que les
structures sociales et
politiques qui avaient jusque-là
permis l'essor des
forces productives, de la science
et des techniques,
deviennent désormais un frein à ce
développement.
C'est donc, une fois encore, au nom
d'une loi de
correspondance entre les rapports de production,
la
forme de la propriété et les
institutions politiques,
et l'état des forces productives,
que Marx établit la
nécessité du socialisme. Il fonde
par conséquent ce
socialisme scientifique sans avoir
recours à aucune
transcendance. Il en découle que le
matérialisme et
l'athéisme, sous des formes nouvelles,
apparaissent
comme parties intégrantes de la
théorie révolutionnaire.
Même lorsque Lénine, en 1917,
inversera le schéma
et posera le problème de la
révolution en termes
nouveaux : non plus partir de
l'état des forces productives
et restructurer tous les autres
rapports
sociaux et politiques pour briser
les obstacles à leur
développement, mais au contraire
prendre d'abord le
pouvoir politique, pour créer ensuite
les bases économiques
du socialisme, l'axe de référence
fondamental
reste le même : la croissance
économique demeure
l'objectif prioritaire. Le problème
reste un
problème scientifique de
réorganisation structurale
de la société, excluant toujours
toute transcendance.
Par contre, lorsque à la fin des
années 1960, et
plus encore aujourd'hui, en 1974,
est remis en cause
le postulat datant de la
Renaissance (de la fin des
sociétés sacrales), selon lequel le
développement
économique, scientifique et
technique est l'unique
fondement possible du développement
humain (postulat
de Descartes comme des
Encyclopédistes,
d'Adam Smith comme de Marx, de
Lénine comme
de Keynes), lorsque ce « dieu caché
» de toute l'histoire
occidentale : avoir et pouvoir, progrès
ou croissance,
est radicalement mis en question,
le problème
de la transcendance ne peut plus
être évacué. Car
une révolution, désormais, ne peut
plus se fonder
sur une quelconque loi de
correspondance : les fins
qu'elle s'assigne ne peuvent se
trouver à l'intérieur
du système lui-même.
Une révolution, une mutation
véritable, aujourd'hui
ne peut plus se fonder seulement
sur une loi
de correspondance, mais sur
une loi de transcendance
Garaudy et le marxisme du XXe siècle
présentation choix de textes biographie
bibliographie
par
© 1969 Editions
Seghers, Paris
© 1974 seconde édition,
Editions Seghers, Paris
Pages 47 à 66