Mardi 2 Novembre
1993
L'Humanité
A l'occasion
de la parution de son récent ouvrage «Avons-nous besoin de Dieu?», paru aux
éditions Desclée de Brouwer avec une introduction de l'abbé Pierre, Roger
Garaudy nous a accordé un entretien où il se livre à une analyse de l'état de
nos sociétés et du monde.
Roger
Garaudy, j'imagine que lorsque vous décidez d'écrire un livre c'est toujours
dans l'urgence du débat d'idées qu'il faut mener. Pour cet ouvrage (1), quelles
ont été vos préoccupations essentielles?.
Ce n'est pas
seulement le souci du débat d'idées mais celui de trouver une issue aux dérives
dans lesquelles le monde actuel est engagé. Nous avons affaire à une période de
décadence. J'ai essayé de définir les critères de celle-ci. Ce n'est pas une
notion sentimentale, voire de répulsion. Les critères objectifs sont au moins
au nombre de deux.
Premièrement,
une inégalité croissante qui introduit un déséquilibre dans le monde. Reprenons
les statistiques les plus irrécusables: 80% des ressources de la planète sont
contrôlées et consommées par 20% de la population. Ce fait a pour conséquence -
ce sont les chiffres de la FAO et des Nations unies - que 25 millions d'êtres
humains meurent chaque année de malnutrition et de faim. Autrement dit, le
modèle de croissance de l'Occident coûte au tiers-monde l'équivalent en morts
d'un Hiroshima par jour. A mon avis, c'est là le point de départ aujourd'hui de
toute réflexion. Cela ne se corrige pas mais au contraire s'aggrave. Par
exemple, entre 1980 et 1990, le niveau de vie de l'Amérique latine a diminué de
15% et de 20% pour l'Afrique. Par conséquent, parler de peuples en voie de
développement est une imposture. Ils sont en voie de sous-développement. Si on
chargeait un navire de cette façon comme on charge aujourd'hui le vaisseau
Terre, avec 4/5 de la charge d'un côté et 1/5 de l'autre, le bateau coulerait.
Voilà la première considération qui m'a amené à réfléchir, pas seulement sur
tel ou tel problème particulier, mais sur celui plus général du choix des
finalités dernières de notre action, de notre politique, de notre façon de
gérer le monde. Or, ce choix, traditionnellement, était l'affaire des religions
quelles qu'elles soient. J'ai intitulé cela «Avons-nous besoin de Dieu?»,
puisque dire Dieu c'est d'abord dire la vie a un sens.
Deuxièmement,
le critère de la décadence, c'est une primauté absolue de la spéculation sur le
travail. Les chiffres de la Banque des règlements internationaux montrent que
les flux financiers étaient en 1990 de 490 milliards de dollars chaque jour,
soit trente-quatre fois plus que ne représente l'économie réelle, c'est-à-dire
une production et une distribution de produits et de services. La spéculation -
l'argent gagné sans travail - représente aujourd'hui au moins quarante fois
plus. C'est un renforcement encore de ces inégalités. Il ne s'agit pas
seulement d'inégalités à l'intérieur du tiers-monde mais aussi à l'intérieur
des pays développés, les fameux G7 (les sept pays les plus industrialisés). M.
Clinton déclare que 1% des citoyens des Etats-Unis contrôlent et disposent de
70% de la richesse nationale. C'est étrange d'appeler un tel régime une
démocratie. Voilà les deux raisons qui montrent que nous avons affaire à une
décadence.
Vous faites
un constat pessimiste sans issue de secours?
Ce n'est pas
seulement un constat mais une interrogation: comment allons-nous échapper à
cette dérive de la mort? Comment allons-nous faire pour que le bateau ne coule
pas? J'ai essayé de chercher dans l'Histoire des situations analogues. Je n'en
ai trouvé qu'une, c'est la décadence romaine. Elle se caractérisait par une
très grande inégalité des fortunes. Au temps de Néron, six propriétaires
terriens possédaient la totalité des provinces d'Afrique de Rome. Une misère
croissante: on comptait 300.000 personnes sans emploi à Rome. Cet empire romain
possédait une puissance militaire économique écrasante, mais il n'était porteur
d'aucun projet humain. Exactement comme aujourd'hui les Etats-Unis disposent
d'un empire militaire et économique considérable, et exercent leur domination
sur le monde. Ces inégalités de fortune entraînent aux Etats-Unis un record de
la criminalité. Des chiffres provenant de la police de New York indiquent que
toutes les quatre heures un homme est assassiné, que toutes les trois heures,
une femmes est violée, et que toutes les trente secondes un attentat est
commis. Et New York n'arrive qu'au 7e rang des villes américaines, pour la
criminalité. Ajoutons à cela les chiffres de l'UNICEF: aux Etats-Unis, un
enfant sur huit ne mange pas à sa faim; 33 millions d'Américains vivent
au-dessous du seuil de pauvreté, et 35 millions sont drogués. Parmi les jeunes
assassinés dans les pays industrialisés sur dix assassinats, neuf se produisent
aux Etats-Unis. Nous devons voir dans ces Etats-Unis l'avant-garde de cette
décadence, même si on doit m'accuser d'anti-américanisme primaire. Et nous
devons nous en prémunir dans tous les domaines. Les 1% dont parle M. Clinton,
ce sont ceux qu'on héroïse avec «Dallas», avec «Santa Barbara», avec «Miami
Vice»...
On touche ici
aux problèmes de l'heure, à l'exception culturelle?
Nous avons à
nous défendre contre cette invasion spirituelle par le film américain. Nous
devons soutenir nos cinéastes qui protestent avec juste raison. La part du
marché français du film aux Etats-Unis est de 0,5%; par contre, la part du
marché américain dans le film français est de 60%. Pour la télévision, le
déséquilibre est encore plus grand. Ce ne sont pas seulement dans les dossiers
agricoles que les Etats-Unis préconisent le libre-échange partout et le
protectionnisme chez eux. On torpille Airbus pour favoriser l'aéronautique
américaine. Il en va de même pour l'informatique et l'acier. C'est une
situation où nous sommes en passe de devenir une colonie américaine par
l'intermédiaire de l'Europe. Le traité de Maastricht précise qu'elle sera le
pallier européen de l'Alliance atlantique.
Ne nous
éloignons-nous pas de la question que pose votre livre?
Je rappelais
l'analogie qui existe entre notre période et celle de la décadence romaine. A
cette époque, une brèche s'est produite, c'est l'irruption de Jésus dans
l'histoire. Que représentait-elle? Une inversion radicale de l'idée de Dieu.
Celle-ci a toujours été, lorsqu'il s'agissait d'un dieu extérieur souverain et
tout-puissant, le meilleur allié de la soumission des hommes. Ces dieux
souverains au-dessus de nous, dirigeant nos destins entièrement en dehors de
nous - qu'il s'agisse du Zeus des Grecs, du Jupiter des Romains ou du Yahve de
tradition juive - sont des dieux qui nous imposent un ordre et que nous devons
respecter. C'est en ce sens que Marx avait tout à fait raison de dire: «La
religion, c'est l'opium du peuple.»... Ce qu'apporte Jésus est une inversion
précisément de cette idée. Voilà un homme qui, à vue humaine, a une vie qui est
un ratage total. Il meurt du supplice le plus infamant de l'époque puisque
c'était les esclaves que l'on crucifiait. Et voilà qu'on dit: «Ce vrai homme
est le vrai Dieu.» Ce qu'il y a d'extraordinaire, c'est qu'à un moment donné de
l'Histoire des hommes ont pu considérer que Dieu se révélait à travers le plus
démuni et non pas à travers la toute-puissance d'un roi. Cette intériorisation
de Dieu redonne à l'homme toute sa stature et toute sa responsabilité. C'est
tout le contraire d'un opium du peuple; c'est au contraire une exaltation de
l'homme.
Quels sont
donc les problèmes qui aujourd'hui nous appellent à notre responsabilité
d'homme?
Les grands
maux de notre monde d'aujourd'hui sont la faim, le chômage et l'immigration. Ce
sont un seul et même problème. Prenons l'exemple du chômage: quand on dit qu'il
y a surproduction, elle est réelle, mais en fonction d'un certain marché, celui
qui est solvable. Mais les 3/5 du monde ne le sont pas. Par conséquent, la
seule solution, celle qui n'est malheureusement avancée par aucun des partis
politiques (2), est de rendre solvable ceux qui ne le sont pas. Il faut établir
des rapports radicalement nouveaux avec le tiers-monde en mettant fin aux
échanges inégaux. La dette par laquelle il a été remboursé 4 à 5 fois les
sommes de la prétendue aide n'en est pas une en réalité. L'annuler serait une
réparation à l'égard de ces pays que le colonialisme a déstructurés. Les
investissements: là encore, s'il faut les rembourser en dollars - et c'est la
doctrine du FMI -, c'est un moyen d'écrasement. Les rembourser en monnaie du
pays d'origine obligerait à réinvestir dans ceux-ci. On ne passerait pas ainsi
par des gouvernements de collabos où cette aide ne profite qu'à de petites
élites urbaines et occidentalisées. On s'adresserait en priorité aux
communautés de base: les coopératives agricoles, les syndicats ouvriers, qui
ont des projets au coup par coup. Voilà quelques aspects où se mêlent les problèmes
de la plus haute spiritualité et de l'action politique.
MICHEL
LAFARGE
(1) Roger
Garaudy, «Avons-nous besoin de Dieu?». Introduction de l'abbé Pierre. Editions
Desclée de Brouwer.
(2) NDLR. Le PCF, lui, milite pour un nouvel ordre
économique où les rapports avec les pays du Sud ne seraient plus fondés sur la
domination mais sur l'échange mutuellement avantageux