L'oeuvre entière de Garaudy est un
appel et une
contribution à la construction de
ce modèle du socialisme
dans un pays hautement développé.
Le caractère essentiel de ce modèle
sera de
construire le socialisme pas
seulement pour le peuple
mais par le peuple, de telle
sorte que chaque travailleur,
d'abord au niveau de la production,
puis, par
voie de conséquence, au niveau de
l'Etat et de la
culture, soit un centre autonome
d'initiative, de
responsabilité et de création.
« Marx, écrit Garaudy fonde sa
prévision de l'effondrement
du capitalisme et de l'avènement
d'un
nouvel ordre humain, non pas sur
une exigence idéale,
à la manière des utopistes, non pas
sur un déterminisme
mécanique, mais sur la certitude
que les
travailleurs sauront découvrir,
dans les contradictions
vécues de leur situation comme
producteurs,
mais comme producteurs dépouillés
de leur produit
et du moment spécifiquement humain
de leur travail,
les formes possibles du dépassement
de cette
contradiction. »
Cette contradiction, ajoute
Garaudy, n'est pas opposition
de la réalité à une « nature » ou à
une
« essence » humaine éternelle, mais
opposition, à l'intérieur
de la réalité même, et en chaque
moment de
l'histoire, entre ce qu'il est
possible à l'homme d'accomplir
en fonction des forces productives
dont il
dispose et les obstacles que les
rapports de production
élèvent contre cet accomplissement.
1. Pour u n modèle français
du socialisme, p. 96.
La prise de conscience de
l'exigence de ce combat
n'est pas spontanée : une conscience
qui ne refléterait
qu'un donné immédiat ne saurait
nous conduire
au-delà de ce donné. La conscience
ne peut jouer
un rôle actif dans le devenir que
si elle est capable
de transcender le donné et
d'anticiper un possible.
A l'exemple de ce qu'a fait Marx
dans le Capital, il
appartient à un marxiste de
dégager, à chaque étape
nouvelle du développement
historique, les contradictions
qui se font jour, contradictions
anciennes du
capitalisme, non encore dépassées,
et contradictions
inédites, afin de montrer par
quelle dialectique le
système engendre en même temps des
possibilités
infinies de développement du
pouvoir de l'homme, et
des conditions qui conduisent à la
servitude, à la
mutilation, à l'écrasement de ce
qui, en l'homme,
est spécifiquement humain : le
travail créateur.
Au-delà de cette critique
dialectique peut se concevoir
le communisme dans sa plénitude,
car le
communisme n'est pas seulement la
propriété collective
des moyens de production et la
société sans
classes, sans contrainte et sans
Etat, qui en est le
corollaire. C'est une société dans
laquelle l'épanouissement
de l'homme intégral signifie la fin
de l'aliénation
du travail.
La tâche essentielle du philosophe
marxiste, selon
Garaudy, c'est d'aider à la prise
de conscience de
cette dialectique de l'histoire,
afin que cette conscience
elle-même devienne toujours
davantage moment
« actif » de cette dialectique, et
d'aider à concevoir
les possibles qui naissent, en
chaque moment, des
contradictions du réel, afin que
chacun se sente
personnellement responsable de la
construction de
l'avenir.
De là l'importance primordiale,
dans la pensée de
Garaudy, des réflexions sur la
transcendance et sur
la subjectivité.
Transcendance ne signifie rien
d'autre que rupture,
montée, dépassement. Elle exprime
le moment proprement
humain de l'acte de l'homme dès
qu'il émerge
de l'animalité : la conscience du
but précédant le
travail accompli. Ce moment de
rupture avec le donné
immédiat est la condition première
non seulement
de tout travail spécifiquement
humain, mais de toute
participation personnelle à une
lutte révolutionnaire.
La réflexion sur la transcendance
est, du point de
vue théorique, critique
fondamentale du positivisme,
et, du point de vue pratique, lutte
contre toute forme
de conformisme, de fatalisme ou
d'acceptation, contre
toute conception de la liberté qui
serait seulement
conscience de la nécessité. C'est
pourquoi Garaudy a
consacré une part si importante de
son travail à la
connaissance et à la critique de la
foi religieuse qui
a, à la fois, avec le christianisme
notamment, affirmé
la transcendance et l'a mystifiée,
aliénée. Affirmé en
concevant la liberté non plus
seulement comme
conscience de la nécessité mais
comme participation
à l'acte créateur. Mystifié et
aliéné en faisant de cette
création un attribut de Dieu et non
pas simplement
la dimension proprement humaine de
l'homme.
La subjectivité, c'est d'abord ce
décollement à
l'égard de l'immédiat, cette
distanciation à l'égard
du donné, qui rend possible sa
transformation. Ce
n'est nullement évasion ou
rumination intérieure,
mais conception des possibles au
nom desquels peut
se construire l'avenir. « Il faut
rêver », disait Lénine.
Car l'essence du socialisme, c'est
précisément d'être
le régime capable de faire de
chaque homme un
homme, c'est-à-dire un créateur, un
moment décisif
de l'initiative historique, de la
création continuée
de l'homme par l'homme.
L'importance accordée par Garaudy à
l'esthétique
ne signifie donc nullement une
fuite, une manière de
prendre ses distances avec la
politique, mais au
contraire la reconnaissance du fait
que, de la tragédie
grecque au surréalisme, de la
statuaire africaine
à Van Gogh ou à Picasso, la poésie
et l'art sont
l'affirmation la plus pleine de cet
arrachement au
donné et de cette transcendance, de
cette découverte
des possibles et de cette
subjectivité, sans lesquelles
l'homme ne pourrait jouer son rôle
actif, militant,
créateur, dans la construction des
modèles de son
propre avenir.
La tragédie, n'est-ce pas l'assaut
donné par la
liberté contre les structures ? Le
héros tragique
n'est-il pas un « indicatif de
transcendance », c'est-àdire
celui qui introduit dans le monde
un nouveau
terme de référence situé au-delà de
la coutume ou
de la loi, celui dont la décision
ou l'acte n'est pas
sur le prolongement des habitudes,
des attentes, des
questions du passé, mais marque une
rupture radicale,
l'irruption d'un avenir neuf par
lequel nous
sommes interpellés, sommés de
remettre en question
les règles et les certitudes que
l'on croyait acquises.
L'art ne laisse pas le spectateur
intact. C'est par là
que, d'Antigone à Pavel Vlassov, il
peut être une
propédeutique de la révolution.
C'est pourquoi d'ailleurs
l'attitude à l'égard des
créateurs, à l'égard de la fonction
esthétique et de
la fonction prophétique, est la
pierre de touche de
la pleine réalisation d'un système
social spécifiquement
humain, c'est-à-dire d'un système
socialiste.
Avec l'exploration de la
subjectivité et de la transcendance
comme moments de la dialectique de
l'histoire et de la création
continuée des modèles
humains, nous découvrons le centre
de la réflexion
de Garaudy et l'essentiel de son apport au marxisme.
Conclusion de "Garaudy et le marxisme du 20ème siècle "
de Serge Perottino, Editions seghers, 1969 et 1974