Dans ce chapitre du panorama philosophique de notre
siècle,
je ne puis éviter de dire ce que fut ma contribution
propre
au développement du marxisme vivant, car ce fut,
pendant
plus d'un tiers de siècle, ma tâche première.
Si j'avais à écrire ces pages « du dehors », pour
définir
mon apport au marxisme, voici ce que je pourrais en
dire,
sans masochisme et sans complaisance :
C'est dans le prolongement de la pensée de ses
maîtres :
Henri Lefebvre, Henri Wallon, Gaston Bachelard, que
Roger
Garaudy reprit le problème à ce point précis : son
premier
essai philosophique, au Congrès des sociétés françaises
de
philosophie, en 1937, s'intitulait significativement
LE CRITICISME
KANTIEN CHEZ MARX.
Bien qu'il n'échappât pas toujours à la pollution du
positivisme ambiant, et à l'influence de la vulgate
pseudomarxiste
de Staline, surtout jusqu'à sa thèse de doctorat de
1953, il commença, dès 1959, avec PERSPECTIVES
DE
L'HOMME, à apporter une contribution au
développement
d'un marxisme vivant :
1°) Par un dialogue direct et public avec
l'existentialisme
de Sartre, afin de poursuivre la tentative de «
réconcilier Marx
et Kierkegaard », en reconnaissant la
sous-estimation, par le
marxisme officiel, de la dimension de la
subjectivité humaine
2°) Par un dialogue avec les chrétiens, dialogue
dont il
fut l'organisateur en France, en Allemagne, au
Canada, et
aux États-Unis, de 1962 à 1969, et qui culmina dans
son
livre : DE L'ANATHÈME AU DIALOGUE. UN MARXISTE
S'ADRESSE AU CONCILE, en 1965, traduit en 11 langues,
et dont la préface à l'édition allemande était
écrite par l'un
1.
Voir PERSPECTIVES DE L'HOMME (avec les réponses de
Sartre et
de
Gabriel Marcel incluses dans le livre même). Et le débat public, en 1961,
avec
Sartre, publié sous le titre : MARXISME ET EXISTENTIALISME (Plon 1962).
des principaux théologiens experts au Concile, le
Père Karl
Rahner. Ce dialogue le conduisit à réintroduire dans
le
marxisme la dimension transcendante de l'homme.
Marx, dans
sa lutte contre les idoles, « opium du peuple », au
nom
desquelles la « Sainte Alliance » réprimait tous les
mouvements libérateurs, n'a jamais nié que l'homme,
en dépit
de toutes ses aliénations, avait le pouvoir de
rompre avec ce
déterminisme généralisé, fataliste, auquel il a
toujours refusé
de laisser réduire sa pensée.
3°) En dégageant, dans ses études esthétiques, ce
qui, dans
l'art, était irréductible à ses conditionnements,
notamment
dans son livre : D'UN RÉALISME SANS RIVAGES, de
1963,
où, par l'étude de Picasso, de Saint John Perse, et
de Kafka,
il combattait les étroitesses du « réalisme
socialiste », il
cherchait le point où l'acte de création poétique,
l'acte de foi,
et l'action politique ne font qu'un. Il contribuait,
avec Aragon
qui en écrivait la préface, à rendre au marxisme
vivant la
dimension de la créativité poétique.
4°) Pour rendre au marxisme toute sa vitalité, il
écrivait
une longue étude sur Hegel : DIEU EST MORT (1962), et
rappelait, pour la première fois en France, l'héritage
de Fichte
chez Marx, dans son livre CLES POUR LE
MARXISME (Ed.
Seghers : dernière édition en 1977). Il montrait que
le
marxisme, ce n'est pas le matérialisme opposé à
l'idéalisme,
mais une philosophie de l'acte opposée
à une philosophie de
l'être.
Maurice Thorez, alors Secrétaire Général du Parti
Communiste Français, m'écrivait, à propos de mon
livre sur
Hegel, (que j'avais préalablement soumis à mon vieux
maître
Martial Guéroult, alors, au Collège de France, le
meilleur
spécialiste de la philosophie allemande) :
« Je viens
d'achever la lecture du manuscrit de ton livre
sur Hegel : DIEU EST MORT. Je trouve
cette étude
remarquable par l'ampleur et la profondeur de
l'analyse
critique de l’hégélianisme. Tout l'exposé concourt à
faire
ressortir la contradiction décisive entre la méthode
et le
système, la méthode révolutionnaire (poussée sur
l'arbre vivant
de la connaissance et portée au plus haut
degré à l'époque
de Hegel), la méthode à dépasser et à intégrer (avec
et dans
la voie de Marx, Engels et Lénine) et le système,
achevé dans
la conciliation avec le monde de la bourgeoisie
alors
triomphante et de la monarchie prussienne
archiréactionnaire.
J'ai beaucoup goûté les chapitres III et IV, non que
les
autres soient inférieurs, mais peut-être parce
qu'ils concernaient
la Logique, c'est-à-dire la Dialectique, l'âme de
l'hégélianisme, et plus encore « redressée et remise
sur les
pieds », l'âme du marxisme.
Je suis persuadé que le livre aura un grand succès,
pas
seulement en France j'espère . En tous cas, je
souhaite qu'il
soit lu et médité, et par les spécialistes, et par
les militants
qui veulent assimiler parfaitement le marxisme.
Je ne te fais pas de banals compliments. Je te
remercie
pour ce que tu m'as donné et que tu donnes au Parti
et au
mouvement avec ce livre.
Je t'embrasse affectueusement. » Maurice.
5°) Enfin, définissant le marxisme non comme un
système,
mais comme une méthodologie de l'initiative
historique
permettant de dégager les contradictions spécifiques
d'une
société et d'une époque et, à partir de cette
analyse, découvrir
1.
Le livre fut en effet traduit en plusieurs langues, notamment, à ma grande
joie,
en allemand, dans les deux Allemagnes (Est et Ouest).
le projet capable de les surmonter, il «
désoccidentalisait »
le marxisme et le rendait à sa vocation universelle.
De là l'idée
maîtresse d'un DIALOGUE DES CIVILISATIONS, d'une
dénonciation des prétentions de l'Occident à la
domination
culturelle de la planète, et de la fécondation
réciproque des
cultures, qui lui permit à la fois une critique
radicale du modèle
de croissance et du modèle de culture de l'Occident
: (APPEL
AUX VIVANTS. 1979) et une rencontre avec les
sagesses de
trois mondes, le conduisant à l'Islam comme à la
plus
« oecuménique » des religions. (PROMESSES DE L'ISLAM
Le Seuil 1981.)