Tout
effort pour mettre en sa juste perspective historique la « philosophie
occidentale moderne », celle du XXe siècle,
exige ce requiem pour une philosophie défunte. Car ce schisme entre la
philosophie des « spécialistes » et les problèmes de la vie, prend, au xxe siècle, une forme caricaturale.
L'un des plus sérieux historiens de cette « philosophie » occidentale contemporaine,
donne, dès la première page de son ouvrage, une définition du « philosophe». Le
philosophe, écrit-il, n'est pas « celui qui nous propose une image
significative de notre destin et de ses questions » , mais celui « qui s'élève
au niveau du concept... Pour être philosophe, il faut penser dans la forme
d'une tradition qui remonte aux Grecs. »
Voilà
qui a le mérite d'être clair : la philosophie occidentale contemporaine n'a pas
pour mission de nous éclairer sur le sens de notre vie et de notre mort, ni
même d'en poser le problème. Elle se définit par sa forme : une technique du
concept, et se limite délibérément, dans cette conception
réductrice,
à la seule tradition occidentale, à l'exclusion des sagesses de tous les autres
mondes (ceux que les politiques englobent dans le « Tiers-Monde »),
c'est-à-dire toutes les cultures qui n'ont pas conduit à l'industrialisation et
à la croissance aveugle, et qui n'ont pas fait de cette croissance sans
finalité humaine leur « dieu caché » , leur dieu cruel, exigeant les sacrifices
humains d'un surarmement démentiel, de guerres coloniales et post-coloniales,
d'un totalitarisme technocratique
et scientiste atrophiant ou détruisant toutes les autres dimensions de la vie.
Quelques-uns
de ces philosophes ont senti, à l'horizon de leurs spéculations, la présence
des orages, ils ont senti les séismes qui faisaient se dérober, sous leurs
pieds, la terre et les continents anciens, l'éclatement des certitudes
rassurantes : « monde cassé», dira Gabriel Marcel. « Monde disloqué », écrira
Merleau-Ponty, où est « remis en question l'incontesté » ; « vivre contre la
mort», enseigne Heidegger ; Sartre définira tragiquement la vie « comme une
passion inutile » , où «
l'enfer, c'est les autres ».
Essayant,
dans ce désarroi, de faire le point de la philosophie contemporaine, et
d'ouvrir les PERSPECTIVES DE L'HOMME, j'écrivis, sous ce titre, un livre
où je convoquais au dialogue ceux-là au moins qui avaient conscience du drame
de la philosophie vécue : ils étaient appelés à répondre eux-mêmes aux
chapitres consacrés à leur oeuvre, étant bien entendu que je n'ajouterais aucun
commentaire ou polémique à leurs réponses, quelles qu'elles soient.
Nul
ne se déroba : Gabriel Marcel, Sartre, Henri Wallon, et l'un des héritiers
spirituels du Père Teilhard de Chardin, m'envoyèrent leurs critiques et leurs
contributions, qui faisaient ainsi de l'ouvrage l'introduction à un dialogue
vivant sur les grands courants de la pensée contemporaine :
philosophie
chrétienne, existentialisme, structuralisme, marxisme.
Il
réapparaissait de plus en plus clairement que nous étions en train de vivre un
moment de fracture de l'histoire.
En
ce siècle, nous sommes contemporains de deux ruptures fondamentales.
D'abord
celle des deux guerres qui, pour la première fois dans l'histoire, furent
mondiales. L'hégémonie des « puissances coloniales » a entraîné la planète
entière dans les flammes. La première guerre mondiale intégrant à ses armées
les « troupes coloniales », de l'Afrique à la Nouvelle Zélande, la seconde
étendant les champs de bataille du monde arabe au Pacifique, pour finir à
Hiroshima. Après ce
premier holocauste de l'ère nouvelle ouvrant la possibilité d'une destruction
de toute trace de vie sur la terre, d'un capotage final de l'épopée humaine de
trois millions d'années, ce furent les convulsions du colonialisme, avec les
libertés conquises, au prix du sang, de l'Inde à la Chine, de l'Indonésie au
Viet-Nam et à l'Algérie, et les dictatures sanglantes imposées en Amérique
Latine. De cette tragédie vitale, à l'échelle de la planète et des millénaires,
qu'est-ce qui apparaît dans
la « philosophie » occidentale officielle ? Rien. Même pas un reflet de
l'incendie, sinon dans ses nihilismes et ses désarrois. Aucune participation au
drame, aucun effort pour tenter d'apporter réponse aux questions des hommes.
La
deuxième rupture fut celle de la mutation radicale des sciences, notamment en
physique, avec la relativité et la théorie des quanta : les cadres
traditionnels de la pensée scientifique éclataient.
De
Galilée à Descartes, et des philosophes français du 18e siècle aux grandes découvertes du XIXe, la science a été de plus en plus considérée comme la
seule connaissance possible et comme donnant à l'homme, avec la toute-puissance
à l'égard de la nature, le sens de son existence. La croyance au progrès
indéfini de l'humanité, fondée sur un accroissement continu des connaissances
scientifiques, était devenue une sorte de dogme incontesté.
Cette
extrapolation de la science au scientisme reposait sur un certain nombre de
postulats cachés :
1)
Que toute vérité scientifique étant la copie exacte et définitive d'une réalité
de la nature, les vérités fondamentales de la science ne sauraient être remises
en question. Le progrès de la connaissance doit se faire par accumulation
continue.
2)
Que toute réalité, naturelle ou humaine, est susceptible d'être explorée par
une même méthode dont la physique mathématique fournit le modèle idéal et
unique.
3)
Qu'en conséquence, tous les problèmes, y compris les problèmes moraux,
politiques et sociaux, peuvent être résolus par cette méthode.
Cette
conception scientiste avait été esquissée par Auguste Comte. Elle impliquait
l'élimination de la philosophie.
Le
développement de la science dans le premier quart du XXe siècle a fait éclater cette conception morte et
mortifiante.
A
cette double mutation, à la fois politique et scientifique, j'eus la chance
d'être sensibilisé par plusieurs de ceux qui en furent les acteurs historiques.
L'extraordinaire
révolution scientifique et technique du XXe siècle
posait d'abord des problèmes moraux inédits : les pouvoirs désormais détenus
par l'homme ont, au cours du siècle, rendu possible ce que trois millions
d'années de l'épopée humaine n'avait jamais laissé entrevoir : l'éventualité
d'une destruction totale de la vie, de la nature, et des hommes.
Dès
le lendemain de la Libération de la France de l'occupation hitlérienne, à mon
retour des camps de concentration, j'avais conçu le projet d'une « Encyclopédie
de la Renaissance française » qui aurait été, selon moi, à un monde socialiste
dont je croyais alors l'avènement assez proche, ce que
l'Encyclopédie de Diderot, au 18e
siècle, avait été pour la Révolution
de la bourgeoisie en 1789.
J'étais
le Secrétaire général de cette Encyclopédie, dont Paul Langevin était le
Président. Au cours de mes rencontres hebdomadaires avec lui, à l'École de
chimie dont il était le Directeur, j'ai pris la mesure du projet téméraire que
je venais de lancer et de son enjeu : il ne suffisait pas seulement de réaliser
une synthèse géante du savoir à l'heure même de ses plus profonds
bouleversements, et de donner un sens à la connaissance en la situant
dans le destin global de l'homme, en la faisant servir à l'épanouissement de
tous et non à leur destruction. Il fallait encore poser le problème des fins dernières
de la recherche, prendre conscience des responsabilités nouvelles
qui incombaient aux chercheurs à cette étape nouvelle où il était en leur
pouvoir de déchaîner l'apocalypse. Le nuage d'Hiroshima planait, au-delà du
Japon, sur la science
et
son avenir. Paul Langevin avait, lors de la première guerre mondiale, découvert
un procédé de détection des sous-marins, qui sauva les convois traversant
l'Atlantique. Avec sa sérénité souriante, il me faisait comprendre que le
problème de la déontologie scientifique était, trente ans après, infiniment
plus complexe: il suggéra - et c'est une leçon que je n'ai jamais oubliée -
que, dans
la future Encyclopédie, la place de la pédagogie fut la première, à la fois
pour prévenir toute dérive positiviste dans la conception des sciences, de leur
rôle et de leurs méthodes, mais aussi pour développer la sensibilité morale
autant que l'agilité intellectuelle des futurs manipulateurs de la foudre.
Peu
de temps après, le problème se posa concrètement lorsque je fus témoin des
angoisses et des choix de Frédéric Joliot-Curie. Il avait reçu le prix Nobel
comme pionnier de la fission. Il avait réussi à sauver « l'eau lourde » pour empêcher
Hitler de posséder le premier l'arme nucléaire. Il avait
doté la France de sa première « pile atomique ». Lorsqu'il refusa de fabriquer
la bombe, il fut révoqué de ses fonctions de Haut Commissaire à l'Énergie
atomique.
Lorsque
Jean Vilar fit jouer son DOSSIER OPPENHEIMER, j'ai revécu la « tragédie
optimiste » de Joliot, et réalisé pleinement ce que pouvait et devait être, à
notre époque, l'objection de conscience au niveau de la recherche scientifique et
technique.
Trente
ans plus tard, il m'est arrivé d'interpeller personnellement, au cours d'un
débat, le plus haut responsable d'Électricité de France sur le programme
d'énergie atomique. Il affirmait que le Kilowatt nucléaire était le moins
coûteux. Je me permis de lui demander : « Dans les "prix de revient" comment
pouvez-vous intégrer la gestion des déchets alors que vous savez qu'elle
s'étendra sur des siècles ? Pouvez-vous, aujourd'hui, nous dire ce que coûtera
cette opération dans huit cents ans ? Que léguez-vous ainsi à trente
générations d'hommes ? » J'obtins cette réponse, digne du plus irresponsable des
bureaucrates : « Je ne suis responsable du traitement des
déchets que pour quinze années. »
Si
la philosophie ne m'obligeait pas à poser une telle question, sur un problème
dont dépend l'avenir de l'homme, je verrais avec indifférence brûler tous les
traités d'une « philosophie » qui n'apporterait pas ces sommations à la conscience
des hommes de notre temps.
Cette
réflexion sur les sciences, leurs cheminements et leurs méthodes, concerne
l'avenir sous un autre aspect : celui du dogmatisme.
Le
« patron » de ma thèse de doctorat à la Sorbonne – le plus mauvais de mes
livres - était Gaston Bachelard, dont nous verrons plus loin ce que lui doit la
réflexion contemporaine sur les sciences. J'ai surtout retenu de nos entretiens
en son petit logis de la rue de la Montagne Sainte- Geneviève, dans les années
50, ses patientes et paternelles suggestions pour corriger mon dogmatisme
d'alors. Je n'en ai réalisé tout le prix que quelques années plus tard,
notamment lorsque j'écrivis, en 1967, MARXISME DU XXe SIÈCLE,
après le long débat sur la thèse de
physique de Jean Pierre Vigier introduite par Louis de Broglie.
Cette
double rupture, celle de la tragédie planétaire, et celle de la remise en
question des fondements de la science, forme la toile de fond de toute la «
philosophie occidentale contemporaine
». Toile de fond seulement, et non substance réelle, car, à l'exception de
quelques penseurs passés par le marxisme, et qui ont su se libérer des
interprétations dogmatiques et purement occidentales des épigones, pour dégager
de la pensée de Marx ce qui en demeure vivant: une méthodologie de l'initiative
historique, et à l'exception, sur le plan de l'épistémologie, de Gaston
Bachelard, la vie réelle des peuples et la vie réelle de la science sont
restées étrangères à
la philosophie officielle.
Il
est remarquable que l'existentialisme ait connu son plus grand rayonnement, en
Allemagne, après sa défaite de 1918, en France après son effondrement de 1940.
L'écroulement des cadres sociaux, politiques, nationaux, spirituels, conduit l'homme
à prendre conscience de sa responsabilité personnelle dans un monde en ruines.
De Heidegger et Jaspers en Allemagne, à Gabriel Marcel et Sartre en France, la
présence du chaos et de la catastrophe donne un style nouveau et un style
dramatique à la « philosophie » occidentale contemporaine.
La
débâcle des principes traditionnels de la science occidentale classique, a
produit un pullulement de « théories de la connaissance », toutes héritières,
plus ou moins dégénérées, de la révolution kantienne, par laquelle a commencé
l'agonie du platonisme : de pragmatisme en empirisme
logique, et de structuralisme en logomachie sur une réalité réduite au «
discours » , l'on est revenu, avec ce que l'on appelle, par antiphrase, la «
nouvelle philosophie » , en laquelle ne
subsiste aucune trace de nouveauté ou de philosophie, à l'aube de la plus
archaïque sophistique athénienne.
De
cette « philosophie » occidentale, les dernières et dérisoires convulsions
auxquelles nous assistons aujourd'hui ne produisent, sur le théâtre tragique de
notre temps, qu'un grésillement
lointain, aussi étranger aux messages de la vie que la « friture » parasite
d'une émission de radio.
1. La phénomélogie,
de Husserl à Gaston Berger
Le
père de toute la philosophie occidentale contemporaine est, sans aucun doute,
Edmund Husserl (1859-1938).
Héritier
de la grande tradition allemande, de Leibniz et de Kant surtout, son oeuvre est
d'autant plus caractéristique de cette philosophie occidentale qu'elle en
proclame les thèmes majeurs.
Dans
ce que l'on peut considérer comme son testament philosophique,
significativement intitulé : LA CRISE DES SCIENCES EUROPÉENNES ET LA
PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE (1936),
il trace entre l'Occident et le reste du monde une ligne de démarcation aussi
exclusive que celle qu'établissaient les Grecs entre eux et « les Barbares », c'est-à-dire
tout le reste de l'humanité. Husserl, dans sa «KRISIS» (§ 6), après
avoir rappelé qu'avec les Grecs « a percé pour la première fois le projet
(Husserl dit : l’entéléchie) de l’être-homme », estime que, par cette «
décision d'être », et par la découverte platonicienne de « l'Idée » , l'Europe
est l'unique peuple qui sache l'Être et le Vrai. « Par cette décision, reprise
des Grecs, et par elle seule, sera décidé si l'humanité européenne porte en soi
une Idée absolue au lieu d'être un simple type anthropologique comme la Chine
ou les Indes, et décidé du même coup si le spectacle de
l'européanisation de toutes les humanités étrangères annonce en soi la
vaillance d'un sens absolu, relevant du sens du Monde et non d'un historique
non-sens. » (KRISIS § 6.)
L'aspect
le plus vivant de son oeuvre est la critique de l'objectivisme, c'est-à-dire de
toute doctrine partant du postulat selon lequel il existe déjà, en dehors de
nous et sans nous, des « objets », sensibles ou intelligibles, tout faits.
La
tâche que s'assigne Husserl est de remonter du produit achevé aux actes de
conscience qui l'ont constitué comme objet. Ce que le positivisme appelle un «
fait », c'est précisément ce qui a été « fait » par l'homme.
Par
une démarche analogue, Max Scheler développera la phénoménologie dans le
domaine des
« valeurs ». Mais Husserl a fort bien aperçu
le problème dans son ensemble ; le premier paragraphe de sa KRISIS lie
les deux aspects : « la crise des sciences comme expression de la crise
radicale de l'humanisme européen ». Après la relativité et les quanta, il n'est
plus possible de faire
abstraction de la présence et de l'intervention de l'homme dans l'expérience. Les
concepts scientifiques ne peuvent être considérés ni comme des choses, ni comme
des « reflets » des choses : ils ne prennent leur sens que par le mouvement qui
les a engendrés. La vérité ne peut pas être définie comme la correspondance de
la pensée et de la chose, car cela supposerait que nous pouvons
saisir séparément, dans leur extériorité et leur indépendance complète, une «
chose » vierge de tout contact avec la pensée, et, d'autre part, une « pensée »
dont on oublierait qu'elle n'est pensée que si elle pense quelque chose. La
vérité n'est pas reflet d'un être, mais produit d'un acte.
Par
cette prise de conscience, dont Kant fut l'origine, « cette grande foi, qui
jadis, remplaça la foi religieuse, la foi en la science en tant qu'elle mène à
la sagesse... a perdu de sa force chez beaucoup. Nous vivons dans un monde...
dont nous cherchons vainement le pourquoi, le sens, qui, jadis, n'admettait
aucun doute ».
Alors
que, jusqu'à Kant, la philosophie prenait appui sur la théologie, la théologie
elle-même est devenue problématique : « Tout ce que je dis de Dieu, c'est un
homme qui le dit » , écrit le théologien Karl Barth.
Toute
la pensée critique est une extension, avec Kierkegaard, avec Marx, avec
Nietzsche, de cette découverte de Kant : tout ce que je dis de Dieu, de la
nature, de l'homme, de l'histoire, c'est un homme qui le dit.
La
phénoménologie est un réveil de responsabilité. Même la connaissance ne laisse
pas intact son objet : en observant un corpuscule, j'en perturbe la trajectoire
; en expérimentant sur la vie, j'en modifie le cours ; et, plus encore, en
portant un jugement sur l'avenir, j'en infléchis l'histoire.
J'eus
la chance d'être initié à la phénoménologie, à Marseille, par Gaston Berger,
pour qui la philosophie n'était pas seulement une manière de penser, mais,
comme il me le dit un jour : « une conversion radicale de notre existence tout entière
».
Ce
penseur, à mon avis l'un des plus importants de ce siècle, ne séparait pas la
pensée de l'action : lorsque je le connus, en 1937, il était à la fois chef
d'entreprise, et Président de la Société de philosophie, directeur des « Études
philosophiques » (où il publia mon premier essai sur « LE CRITICISME KANTIEN
CHEZ MARX»).
Le
même industriel qui écrivait : LE COGITO DANS LA PHILOSOPHIE DE HUSSERL, était
un mystique, fasciné par Saint-Jean de la Croix (sur lequel son fils, Maurice
Béjart, composa trois chorégraphies, qui sont des méditations dansées). Il
devint le créateur de la « prospective », et fut,
au
moment de sa mort, Directeur de l'enseignement supérieur au Ministère de
l'Éducation nationale.
La
philosophie n'était pas seulement pour lui un mouvement de la pensée mais un
mouvement de la vie. Il décrivait la « réduction phénoménologique » de Husserl
en termes mystiques de «dépouillement
» , et le « cogito » (le « je pense » ) , comme « un renversement de l'attitude
fondamentale et permanente de la vie humaine ». Très explicitement, il montrait
que l'on peut approcher du « je » par d'autres voies que celles de Husserl : «
Les guides les plus sûrs, écrivait-il, sont peut-être les mystiques, qui trouvent
dans la perfection de leur amour la force de se détacher du monde mieux que ne
peut le faire un simple philosophe, ou encore ces méditatifs orientaux qui,
vingt siècles avant Descartes, vivaient les rapports du sujet et de l'objet, et
même la nature ou l'irréalité de l’Atman » 1. C'est ainsi, par exemple, que, dominant de très haut et
dépassant la conception husserlienne du « cogito » , comme d'ailleurs celle de
Descartes et de Kant, il soulignait d'abord leur différence : Husserl cherche, comme
Descartes, une
1.
Gaston Berger : PHÉNOMÉNOLOGIE D U TEMPS E T
PROSPECTIVE
(P.U.F.
1964), p. 36.
évidence
absolue pour donner aux sciences un fondement absolu (MÉDITATIONS CARTÉSIENNES,
p. 7), mais, contrairement à Descartes, il n'isole pas le « je » du reste du
monde : dire tout court « je pense » , n'a aucun sens, car la pensée est
toujours en rapport avec son objet : « Le mot "intentionnalité" ne
signifie rien d'autre que cette particularité de la conscience d'être
conscience de quelque chose. »
En
outre, Husserl ne laisse pas, comme Descartes, la pensée s'immerger dans la
technique jusqu'à oublier son point de départ : la responsabilité de l'acte
initial. Symétriquement, à l'inverse de Kant, Husserl ne reconnaît pas
l'existence de la « chose en soi » , séparée de la conscience. Si tous les
hommes étaient morts, mais que la terre subsiste, avec ses fleurs, ses oiseaux,
ses montagnes, ses sources et ses étoiles, ce ne serait pas encore le monde,
car il manquerait quelqu'un pour dire : voici le monde. C'est-à-dire pour en
saisir la totalité et le sens.
C'est
ainsi que je comprends, grâce à Gaston Berger, le sens plénier de la tentative
de Husserl écrivant : « Le monde lui-même n'a son être tout entier que comme un
certain sens de ce monde. » (IDEES, p. 107), ou encore : « Le
monde en tant que sens constitué. » (MÉDITATIONS CARTÉSIENNES p. 117).
Pour
Husserl, il n'existe pas de « donné », de fait isolé se suffisant à lui-même :
percevoir, c'est toujours anticiper, c'est-à-dire compléter toute chose par ce
qui lui manque, pour qu'elle ait un sens. Et elle n'a de « sens » que par son
rapport au tout. L'essence du « donné » est de ne pas se suffire: la
conscience, c'est ce qui manque au partiel pour être tout, c'est-à-dire pour
avoir un sens, pour « exister » au sens plein du terme.
Ceci
est encore plus vrai de « l'existence » de l'homme : je ne commence à « exister
» pleinement que lorsque je prends conscience de mon insuffisance comme
individu séparé. Je n'existe qu'en me dépassant, à partir du sentiment que mon centre
n'est pas en moi-même, mais en l'autre dans l'amour, et en Dieu dans l'extase
(qui est précisément l'acte de sortir de soi.)
Ici
encore, extrapolant au-delà de Husserl et de la phénoménologie, mais restant
fidèle à sa démarche initiale et à son esprit, Gaston Berger passe à la limite
de ce qui commence par la « réduction phénoménologique » de Husserl, et
s'épanouit dans le « dépouillement » de la « Nuit obscure
» de Saint-Jean de la Croix écrivant : « Quand l'âme s'y prête, c'est-à-dire
quand elle enlève tout voile et toute tâche de créature - ce qu'elle fait en
unissant parfaitement sa volonté à
celle de Dieu, car l'amour de Dieu exige le renoncement pour Lui à tout ce qui
n'est pas Lui - elle devient lumineuse, et transformée en Dieu. » (LA MONTÉE
DU CARMEL, II, 4.)
Telle
est la nuit spirituelle où « tout disparaît, aussi bien du côté de l'esprit que
du côté des sens ».
«
Dieu est là, au centre de notre coeur, mais nous sommes trop inattentifs pour
Le découvrir... Le centre de l'âme, c'est Dieu. »
A
Gaston Berger je dois d'avoir commencé à comprendre que ce dont la réflexion de
Husserl n'était qu'une approche primitive s'exprime en sa plénitude chez
Saint-Jean de la Croix, chez les mystiques de l'Inde et les soufis de l'Islam.
Husserl
qui, avec sa suffisance occidentale, ne soupçonnait pas que ses découvertes
avaient été faites il y a quatre mille ans, et largement dépassées depuis lors
par les mystiques de trois continents, a joué néanmoins un rôle important pour mettre
sur cette voie les Occidentaux. Croyant avoir tout découvert, ils ignorent ce
fabuleux héritage philosophique du monde
non-occidental. En un langage très concret, Gaston Berger a fort bien défini les
attitudes morales des différentes sortes de déserteurs de la transcendance. Il
en distingue trois variantes : les « satisfaits » , c'est-à-dire les
positivistes qui se contentent du « donné » et refusent de sortir de
l'expérience immédiate, ceux que, pour ma part, j'appelle les hommes de la «
suffisance » qui conduit au scientisme, et dont je vois en Jacques Monod
l'exemple le plus brillant; les « résignés », qui reconnaissent que le monde ne
se suffit pas, qu'il est incohérent, mais qu'il faut bien l'accepter parce
qu'il n'existe rien d'autre ; le prototype m'en parait être Albert Camus et sa
conception d'un monde « absurde » , dépourvu de sens, contre lequel on peut
bien se révolter, mais sans espoir, et concevoir « Sisyphe heureux ». Sartre
avait raison de dire à Camus : « Vous êtes une abstraction de révolté. » Enfin,
ceux que Gaston Berger appelle « les résolus » , qui refusent à la fois la
suffisance et l'absurde, mais récusent aussi la transcendance : s'enfermant
dans « l'expérience » , ils veulent changer le monde, sans reconnaître ce qui
lui donne un sens.
J'ai
connu des marxistes dogmatiques de ce type, avec une abnégation allant jusqu'à
l'héroïsme, mais farouchement
1.
Nous pourrions multiplier les exemples de cette superbe ignorance del'Occident
dans d'autres domaines, par exemple celui de l'histoire des sciences : c'est ainsi
que ce qu'on appelle, en mathématiques, « le triangle de Pascal » est
parfaitement décrit et figuré dans les manuscrits chinois en 1300, plus de trois
siècles avant Pascal, tout comme nos Encyclopédies Universalis ou
Britannica)
attribuent à Harvey la découverte de la petite circulation du sang,
parfaitement
explorée et représentée en un graphique irrécusable par le médecin
arabe
Ibn En-Nafis (mort en 1288), pour nous en tenir à des exemples
élémentaires
de cet ethnocentrisme grotesque.
opposés
à une ouverture sur une transcendance qui, seule pourtant, et à leur insu,
donnait à leur sacrifice le style de la grandeur.
Gaston
Berger ouvrait une autre voie. Celle qui confère à l'action toutes ses
dimensions humaines et divines. Avec lui la phénoménologie portait en elle un
dynamisme spirituel: elle trouvait sa signification profonde à la lumière de l'expérience
mystique, et elle débouchait sur une authentique philosophie de l'action. Non
pas celle de Dewey, dont Gaston Berger disait, dans la notice nécrologique
qu'il lui consacra, que sa limite était d'exclure la transcendance, mais celle
que Gaston Berger inaugura lorsqu'il devint le fondateur de la « prospective ».
Plus que jamais, aujourd'hui, en 1985, il conviendrait d'en retrouver
l'inspiration profonde pour inventer un avenir à visage humain.
Car,
après la mort de Gaston Berger, l'on vit rapidement la prospective dégénérer en «
futurologie» , contre l'orientation première de Gaston Berger, qui avait puisé
dans la phénoménologie et, plus encore, dans la mystique, le sens de la
responsabilité de l'homme à l'égard de son histoire et de son avenir, la foi en
la possibilité permanente d'une rupture avec le donné déjà existant et l'ordre
établi.
Pour
Gaston Berger, la prospective n'est pas la « prévision » d'un avenir déjà
préexistant, comme l'Amérique existait avant l'arrivée de Christophe Colomb. Le
futur n'est pas à découvrir, mais à inventer. C'est-à-dire que l'objet de la prospective
n'est pas, pour Gaston Berger, d'extrapoler à partir
du présent et du passé pour dire « ce qui va se passer » (sans tenir compte des
initiatives créatrices de l'homme et de l'avenir inédit qui en peut naître).
L'objet de la prospective, pour le grand pionnier, était de déployer à l'avance
les conséquences qui pouvaient découler de telle ou telle décision. Son
problème essentiel était d'ouvrir à notre action tout l'éventail des possibles
futurs, en fonction de nos interventions.
C'est
là le contraire exact de la « futurologie » positiviste à la manière des
Hermann Kahn, des Daniel Bell, des Alvin Tofler. J'entends par positiviste une
conception du monde sans l'homme, et qui se contente d'extrapolations (en général
technologiques) à partir du présent et du passé, sans «
distanciation » à l'égard de l'ordre établi. Elle postule ainsi, sans le dire,
la pérennité d'un système régnant. Elle ne « prévoit » les changements
qualitatifs qu'à partir d'une croissance quantitative du modèle actuel. Ce faux
avenir, non-humain, n'est qu'un prolongement du présent à une échelle plus
vaste. Une telle « futurologie » positiviste mène, en fait, une guerre
préventive contre l'avenir. C'est une entreprise de colonisation du futur par
le présent et le passé, pour perpétuer le système présent en l'aidant seulement
à prévenir les conséquences les plus redoutables de son gigantisme, sans imaginer
un seul instant que les hommes puissent décider de rompre,
de façon radicale, avec les dérives qui les conduisent aujourd'hui à un suicide
planétaire.
De
la même conception déshumanisée de l'homme relèvent les « sondages » qui ne
sont pas un moyen d'informer l'opinion, mais de la manipuler.
Le
même postulat délétère inspire cette « pédagogie » infra-humaine, où l'examen
(baptisé : contrôle des connaissances) consiste, pour l'étudiant, à cocher,
entre plusieurs, la « bonne » solution d'un problème. Ce système exclut, par son
principe même, que la question soit posée autrement, et aussi qu'une réponse
inédite soit trouvée. C'est « oublier » ce qui, en l'homme, est spécifiquement
humain : poser les questions nouvelles et leur apporter des réponses inédites.
C'est exclure la possibilité de création, c'est-à-dire l'homme.
La
télévision, utilisée comme une machine à décerveler les peuples, prend le
relais, en concevant selon le même principe ses « jeux » , et en posant la
question absurde : « L'ordinateur peut-il remplacer l'homme? » Bien sûr! Chaque
fois qu'il s'agit de répondre à des questions de l'homme. Mais l'homme seul
pose les questions humaines : celles du « pourquoi », du but, du sens.
C'est
pourquoi les « stratèges » , de la guerre du Vietnam à la révolution de l'Iran,
et à la guerre entre l'Irak et l'Iran, se sont infailliblement trompés dans
leurs pronostics sur ordinateur : la «foi» n'entre pas dans les circuits électroniques
!
Et
les « média », analphabètes de l'humain, « projettent ces projections » , dans
les multitudes, littéralement « déboussolées », par la télévision et la presse;
déboussolées, c'est-à-dire privées de « guidance » . J'entends par « guidance »
l'orientation que seule peut donner une raison plénière : à partir d'une science
qui nous donne des moyens, une sagesse qui nous conduit à
réfléchir sur les fins, et, après avoir pris conscience des postulats de
cette science et de cette sagesse, une foi qui est décision d'agir pour
atteindre les fins dernières révélées par les prophètes.
La
pensée de Gaston Berger, issue d'une réflexion sur la phénoménologie, mais en
dégageant les implications très au-delà du cercle « philosophique » où s'était
enfermé Husserl, aurait pu être un ferment de l'action à tous les niveaux de la
vie sociale : « Le philosophe, écrivait-il, peut parfois exprimer la conscience
contemporaine ; ce n'est pas alors qu'il est le plus grand. Il est le plus
grand quand il annonce ce qui viendra demain, ou quand il change ce qui est aujourd'hui.
»
Lui-même
chef d'entreprise, il pouvait donner une véritable perspective d'avenir à
l'économie française, comme en témoigne sa correspondance avec Marcel Demonque,
l'un des industriels - trop rares en France - qui savait penser l'entreprise à
la fois dans un contexte humain global et dans le long terme, comme plus tard
un Antoine Riboud, dont un Congrès du patronat français, à Marseille, écarta
les intuitions, trop audacieuses pour des gens incapables de sortir de calculs à
court terme, et dont l'État s'efforça de ridiculiser les initiatives lorsqu'il
essaya hardiment de trouver une solution humaine au problème posé par « Lip » ;
ou encore un François Dalle faisant aujourd'hui un diagnostic lucide, mais tragique,
sur l'avenir de l'industrie automobile française, tragique
parce que l'État lui a demandé, avec dix ans de retard, une analyse de ce qu'il
était possible de prévoir i l y a dix ans, afin de préparer les reconversions
nécessaires pour le moment
(que
nous avons atteint) où la saturation du marché intérieur ne laisse d'autre
perspective que le renouvellement du parc de voitures qui n'est plus en
extension. Ainsi sont gaspillés, par l'empirisme à courte vue de l'État et de
la majorité du patronat, les trésors d'imagination de notre peuple. Nous n'avons
donné là l'exemple que des occasions perdues en n'utilisant pas les efforts de
créativité de deux chefs d'entreprises, que je cite simplement parce que j'ai
pu en juger personnellement,
mais cela est vrai de tout ce qui est gaspillé de l'essentiel de notre richesse
: les trésors d'imagination et d'initiatives créatrices de millions d'hommes et
de femmes dans notre peuple, alors qu'il suffisait de créer, dans l'esprit de
Gaston Berger, un Centre d'Expérimentation et d'Innovation Sociale, animé par une
équipe bénévole, choisie en fonction des performances de chacun, pour détecter
les créateurs et leur donner les moyens de réaliser leurs projets.
Lorsqu'avec
ce souci d'une philosophie en action, j'envoyai l'esquisse d'un tel Centre d’Expérimentation
et d'Innovation Sociale, susceptible de changer radicalement le style de la vie politique
dans le sens d'une véritable démocratie, celle qui ferait de chacun un foyer
d'initiative et de création, le plus haut responsable de l'État français me
remercia poliment, sans rien
changer aux routines séculaires.
Nous
ne nous sommes point laissés entraîner à une digression : nous avons seulement,
à la manière de Gaston Berger, prolongé la trajectoire de la pensée de Husserl,
qui, au contraire, est
toujours resté très près de son point de départ. L'on a souvent l'impression,
comme l'écrit, avec une ironie peut-être involontaire, Quentin Lauer, que «
l'oeuvre à laquelle Husserl a voué sa vie, est l'esquisse architecturale d'un
plan de fondation ».
Pourquoi
cette limite, cette impuissance à dépasser l'esquisse d'un commencement
d'ébauche ?
Husserl
a amorcé la critique des aliénations en recherchant dans les objets, les
vérités, ou les valeurs, les « intentions » anciennes ou les projets figés,
sédimentés, et dont la résultante
impersonnelle
a pris l'apparence d'une « chose », transcendante et morte. Mais son analyse de
l'aliénation souffre d'une triple limitation, d'une triple abstraction. Husserl
pense que l'aliénation peut
être surmontée :
-
individuellement ;
-
en dehors de l'histoire ;
-
en dehors de la pratique.
Pour
Husserl, il n'y a rien de spécifique dans le social. Les hommes un par un, une
addition de ces
1.
Quentin Lauer. PHÉNOMÉNOLOGIE D E HUSSERL. ESSAI
SUR LA
GENÈSE D E L’INTENTIONALITÉ (Presses Universitaires
de France, p. 162).
«
autruis », constituent pour lui le collectif. L'on aboutit à ce que Merleau-Ponty
ajustement appelé « un solipsisme à plusieurs ». Husserl ne pouvait pas, dans
cette voie, arriver à concevoir le social comme tel, au sens où Engels définira
sa spécificité : « L'histoire se fait de telle façon que le résultat final se
dégage toujours des conflits d'un grand nombre de volontés individuelles... Il
y a donc
là d'innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de
parallélogrammes de forces, d'où ressort une résultante - l'événement
historique - qui peut être considérée
elle-même, à son tour, comme le produit d'une force agissant comme un tout, de
façon inconsciente et
aveugle. Car ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre, et ce
qui s'en dégage est quelque chose que personne n'a voulu. C'est ainsi que
l'histoire, jusqu'à nos jours, se déroule à la façon d'un processus de la
nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement qu'elle
».
La
méconnaissance de la spécificité du social conduira Husserl à faire abstraction
de l'histoire réelle des hommes.
L'un
des plus pénétrants interprètes de Husserl, Emmanuel Lévinas, reconnaît
franchement :
«
La conscience dont la phénoménologie fournit l'analyse n'est en aucune façon engagée
dans la réalité ni compromise par l'histoire
. »
Le
philosophe marxiste Vietnamien, Tran-Duc-Thao, en 1951, dans son livre : PHÉNOMÉNOLOGIE ET MATÉRIALISME DIALECTIQUE,
orientait dans un sens concret et
constructif
sa critique de la philosophie de Husserl et montrait la voie pour sortir de
l'impasse.
1.
Engels in ÉTUDES PHILOSOPHIQUES (Éd. sociales, p.
129, Lettre
à
Joseph Bloch, du 21 septembre 1890).
2.
Emmanuel Lévinas. EN
DÉCOUVRANT L'EXISTENCE, p. 35.
Lorsque
Husserl évoque « la source dernière de tous les produits de la connaissance » ,
il déclare: « Cette source porte le titre : moi-même 1 . » C'est oublier le travail
collectif de constitution d'un monde des objets, et l'histoire. Husserl a raison
de dire que « l'objet » n'est pas un donné brut, qu'il ne prend tout son sens
que par l'intention qui m'anime. Il est juste de dire que ce vase, sur mon
bureau, peut être, suivant ma « visée » , une source de plaisir artistique ou
un obstacle indésirable,
une flûte pour disposer des fleurs ou un projectile en un jour de colère, mais
i l y a, dans l'immense majorité des cas, une signification sociale des objets,
un usage quotidien commun à tous. Chaque objet est défini communément en fonction
de deux paramètres : il est destiné à satisfaire un besoin, et i l est le
résultat d'un travail. Il peut y avoir des situations exceptionnelles, des
cas-limites, où ce « sens objectif » de l'objet se trouve modifié, mais, en
général, chacun des objets qui nous entourent est une intention utilitaire
cristallisée. Il est habité, pénétré de part en part, par les significations
que la vie sociale et
l'histoire lui ont données. De cette finalité objective, la phénoménologie fait
trop aisément abstraction pour ne retenir que les cas-limites où le sens des
choses est remis en question.
Il
n'est qu'exceptionnellement vrai (encore que ces exceptions aient une
importance particulière parce qu'elles expriment un moment de crise profonde et
de renouvellement fécond) que le sens des choses dépende de moi. Le sens des choses dépend en effet d'intentions humaines,
mais ce sens a été inscrit dans les choses par d'autres consciences, par
d'autres hommes venus avant moi, par le travail et par l'histoire.
1. CRISE, p. 298.
2.
Voir : Tran-Duc-Thao : PHÉNOMÉNOLOGIE
E T MATÉRIALISME
DIALECTIQUE, ch. IV, 21.
Si
le monde, avec ses objets, ses vérités et ses valeurs, n'est pas tous les jours
à refaire, cela ne signifie pas qu'il est étranger à l'initiative et à la
responsabilité des hommes. Cela signifie seulement
que je ne surgis pas, moi, dans un monde désert et tout neuf.
Dans
le grand mouvement de nécessaire initiative, de nécessaire responsabilité de ma
conscience personnelle, il y a « une inertie » qui tient précisément au fait
que je ne suis dans ce monde ni le seul ni le premier.
Voilà
pourquoi il ne serait pas juste de séparer l'être et le sens. Il
y a une subjectivité constituante, mais elle s'exerce depuis des millénaires,
et elle a déposé dans les choses un « sens » . Si bien que le monde que
j'aborde n'est jamais originaire puisqu'il a une histoire, celle du travail, et
jamais muet
ni neutre, parce qu'il a un sens. C'est un monde aliéné où les
intentions les plus tumultueuses des hommes du passé se sont cristallisées et figées
en produits et en institutions qui m'apparaissent comme immuables. Sans doute
m'appartient-il de les réanimer au sens où Marx disait : « J'ai obligé les rapports
sociaux pétrifiés à entrer dans la danse en leur jouant leur
propre mélodie dialectique. »
Au
contraire, de mon expérience totale, réelle, vécue, cette phénoménologie,
infidèle à ses promesses, a détaché un moment. Elle a exigé de moi le « désaveu
» de toutes les dimensions de ma vie : la science, l'efficacité technique, la
lutte sociale, l'appartenance historique, la présence charnelle et totale à un
univers, pour privilégier un moment théorique de ma vie. Comment nous étonner
ensuite que cette conscience, ce sujet solitaire, soit livré au désespoir, à la
« déréliction » de
Heidegger, à « l'angoisse » de Jaspers ?
1.
Marx, CONTRIBUTION A LA CRITIQUE DE LA
PHILOSOPHIE
D U D R O I T D E HEGEL (OEuvres
Philosophiques, t. I, p. 89).
Nous
retrouvons ces thèmes dans toute la philosophie contemporaine.
En
raison de l'importance de l'apport de Husserl, nous avons dû évoquer
quelques-uns des aspects de sa pensée. Nous n'en avons retenu que ce qui était
un ferment, un levain, pour nos philosophes actuels : sa critique de l’objectivisme,
sa conception de l'intentionnalité et de la responsabilité, et non pas, par
exemple, la théorie des essences ou la logique, parce qu'il était important de
souligner ce par quoi la pensée de Husserl avait apporté une stimulation essentielle.
A
partir du défi husserlien, se déploiera l'existentialisme athée qui vivra de la
contradiction entre la liberté de l'homme, et les exigences de plus en
plus contraignantes d'une histoire qui doit être à la fois nécessaire pour être
intelligible, et contingente pour demeurer humaine.
A
partir du défi husserlien, la philosophie chrétienne, renonçant à fonder son
apologétique sur les conceptions traditionnelles de l'ontologisme et de la
transcendance, retrouvera la vocation pascalienne d'une inquiétude
existentielle, où la participation au transcendant naîtra des tensions les plus
ardentes de la vie sociale de l'homme.
Cette
orientation nouvelle de la philosophie, et le caractère même des nouvelles
objections dirigées contre le marxisme, ont conduit les marxistes, pour
triompher de cette attaque, à dégager pleinement l'aspect dialectique de la
pensée de Marx, à redécouvrir le « moment actif » de la connaissance, (contre une
conception positiviste du « reflet » , en retrouver les « projets »,) afin de
définir l'autonomie relative mais réelle des superstructures et leur efficacité,
et d'intégrer, dans une synthèse vivante, la responsabilité personnelle de
l'homme au sens universel de l'histoire.
2. L'existentialisme, de Gabriel Marcel à
Sartre
Il
est significatif que l'existentialisme ait été importé en France par des
émigrés russes fuyant la révolution d'octobre 1917, et des philosophes
allemands durement traumatisés par l'effondrement de leur pays, et le désespoir
auquel les condamnait le scandaleux Traité de Versailles.
Le
mouvement prit racine, en France, dès 1924, lorsque Nicolas Berdiaev,
s'installa à Paris.
Il
se développa plus encore à partir de 1933, lorsque Gabriel Marcel forma un
public philosophique à l'étude de Heidegger et de Jaspers, et lorsque les
oeuvres de Kierkegaard, après
les études d'un autre Russe émigré, Chestov, furent traduites et éditées en
France.
Pourquoi
l'existentialisme russe, dont Berdiaev et Chestov étaient les représentants les
plus marquants, a-t-il joué ce rôle d'introduire en France quelques-uns des
thèmes principaux de
l'existentialisme? Parce que la situation qui allait être celle de tout le
monde de la bourgeoisie avait d'abord été la leur : ils avaient assisté à
l'écroulement d'un régime et d'un monde, et à la construction d'un autre
régime, d'un autre monde. La transposition de leur expérience, quelle qu'en fût
la forme, exprimait l'angoisse qui saisissait, en France, aux environs de
1933-1934, des hommes qui entendaient craquer le vieux monde, qui assistaient à
la levée de la classe ouvrière, qui étaient saisis à la fois par l'angoisse de
la crise et la peur de la révolution.
Le
même phénomène s'était produit en Allemagne, après sa défaite : aussi les
thèmes existentialistes y ont-ils été développés, notamment par Heidegger et
Jaspers, avant de l'être en France.
Le
succès de Berdiaev en France est dû au fait qu'il apportait deux choses
jusque-là ignorées : une vulgarisation des thèmes de la vie spirituelle selon
Dostoïevski, et une sorte d'authentification de ces thèmes au nom d'une
prétendue expérience personnelle de la Révolution russe d'Octobre.
Ce
que Berdiaev donne pour un « témoignage » sur la Révolution d'Octobre 1917, se
trouve intégralement dans les théories de Chigalev, dans LES POSSÉDÉS de
Dostoïevski, et
dans la « Légende du grand Inquisiteur » des FRÈRES KARAMAZOV.
Pour
Dostoïevski, tout système social qui n'est pas fondé sur la conception
chrétienne de la transcendance de l'homme engendre nécessairement un régime de
violence et d'esclavage.
Sa
critique politique et sociale ne dépasse jamais celle de Proudhon contre le jacobinisme
et le socialisme « autoritaire ». « Il en résultera de telles ténèbres, un tel
chaos, quelque chose de si grossier, de si aveugle et inhumain, que tout
l'édifice croulera sous les malédictions de l'humanité avant même qu'il soit
achevé de construire. »
Berdiaev
n'a pas été témoin de cet effondrement. Il n'a pas cherché à en comprendre les
raisons historiques. Il en reste imperturbablement à Dostoïevski pour découvrir
des raisons métaphysiques
aux succès et aux échecs du socialisme. Il reprend la fameuse « légende du
grand Inquisiteur » à la fin des FRERES KARAMAZOV, pour poser
l'antithèse de la liberté et du bonheur, celle du Grand Inquisiteur et du
Christ: « Tu te faisais de l'homme une idée trop haute ; il est esclave, quoiqu'il
ait été créé rebelle !... Nous avons corrigé ton oeuvre...Les hommes se sont
réjouis d'être de nouveau menés comme un troupeau... ». Les hommes n'ont plus à
choisir, ni à penser, ni à vouloir. Pour leur donner le bonheur aveugle, on
leur a pris la liberté.
Dans
cette allégorie, Dostoïevski visait l'Église catholique qui avait « vendu le
Christ en échange du royaume de la terre » et dont le socialisme était, selon
lui, « la continuation la plus exacte, l'aboutissement le plus complet ».
Berdiaev
ne nous apprend pas un mot de plus sur le socialisme tel qu'il s'est réalisé à
partir de 1917 : il a inlassablement paraphrasé, en la donnant pour la
description d'une réalité historique, la parabole de Dostoïevski.
Le
thème de la liberté absolue est au centre des méditations de Berdiaev. « Le
sens profond de l'existence, écrit-il dans VERITE ET RÉVÉLATION, c'est
la liberté. » « A la base de ma conception, de ma perception du monde, i l y a
toujours eu l'idée de liberté. Or, dans cette intuition originelle de la liberté,
je retrouvais Dostoïevski » . (L'esprit de Dostoïevski).
Chez
Dostoïevski, en effet, la liberté, ce pouvoir de décider de soi-même et de son
être, qui est la marque de Dieu en l'homme, est en même temps à l'origine de
toutes les perversions du démoniaque. A travers les romans de Dostoïesvki, l'on
peut suivre le chemin infernal des échecs de la liberté qui isole et qui damne,
dans le crime et dans la folie, et qui ne s'accomplit et se sauve qu'en Dieu. A
u commencement est la liberté, puis le mal, puis la rédemption. Ainsi, une fois
de plus, avec le plus formidable romancier de tous les temps, Dostoïevski,
l'art prenait la relève d'une philosophie occidentale contemporaine incapable
de répondre aux angoisses et aux questions de l'homme de notre temps.
Le
sens de cette « relève », nul ne l'a compris, en France, mieux que Gabriel
Marcel. Il a exprimé l'expérience centrale de sa philosophie, celle du « monde
cassé » dans une pièce de théâtre qui porte ce titre. « Tu n'as pas quelquefois
l'impression que nous vivons...si cela peut s'appeler vivre... dans un monde
cassé ? Oui, cassé, longue lettre, très suggestive en ce qui concerne la
possibilité de dire le drame de notre temps plus par le théâtre que par la
philosophie.
«
Je viens de prendre connaissance des pages que vous m'avez consacrées et je
tiens à rendre hommage à l'effort sincère de compréhension qui les anime. «
Comme suite à notre entretien, je viens vous donner ici quelques
éclaircissements sur le rapport entre la philosophie et le théâtre dans mon
oeuvre. En réalité, si on me qualifie de philosophe-dramaturge, il faut prendre
bien garde au trait d'union, car il ne s'agit en aucune façon de deux activités
juxtaposées. Le théâtre se présente d'abord chez moi comme instrument de
prospection, s'exerçant en dehors de tout présupposé
idéologique, mais il intervient aussi comme correctif à ce que toute synthèse
philosophique a d'inévitablement partiel. C'est surtout sur le premier point
qu'il faut bien
insister.
«
Vous avez reconnu l'importance de l'incarnation dans mon oeuvre : c'est par là
qu'elle s'oppose irréductiblement à toute entreprise idéaliste, bien qu'elle
n'ait pris corps qu'à la faveur d'une longue réflexion critique sur les
doctrines idéalistes. Mais ce qui m'importe, c'est l'homme concret, c'est tel
homme déterminé, engagé dans une certaine situation dont on pourrait dire
légitimement qu'elle est comme un prolongement plus ou moins momentané de son
corps. Comment, dès lors, l'instrument de prospection théâtrale peut-il
s'exercer? Il s'agit toujours, pour moi, de coïncider aussi intimement que possible
avec des personnages qui se sont imposés à moi du dedans, souvent, mais non
point du tout toujours, à la suite d'une rencontre qui a fait office de germe
vivant. Des personnages : ce pluriel est ici de toute importance. Il s'agit en
effet d'épouser simultanément des perspectives qui, logiquement, semblent
s'exclure. Ce qui m'a toujours attiré
au
théâtre, c'est la possibilité d'y atteindre à une justice supérieure, alors que
la vie vécue semble nous contraindre toujours à voir chaque situation selon un
angle particulier: le nôtre. A cet égard, les scènes finales du CHEMIN DE CRÊTE,
de L'ÉMISSAIRE, du SIGNE DE LA CROIX et bien
d'autres, comptent parmi les pages les plus significatives que j'ai écrites.
Mais je tiens à bien marquer ceci : l'œuvre dramatique ne présente, à mes yeux,
une portée véritable que si elle est susceptible d'habiter assez fortement le
spectateur, une fois le rideau baissé, pour le travailler et, d'une certaine manière,
pour l'élever au-dessus de lui-même. Seulement, ceci n'est possible que si ce
même spectateur n'a pas une seconde le sentiment qu'on a cherché à
l'endoctriner : si une leçon se
dégage de l'oeuvre dramatique, ce doit être en dehors de toute intention
délibérée de l'auteur et par la force intrinsèque du drame. Ceci vous dit assez
combien je suis opposé au théâtre dit « philosophique » où les personnages ne
sont que des marionnettes, manipulées par un doctrinaire.
«
Je voudrais dire maintenant un mot de ce que j'ai appelé la valeur rectificatrice
qui, dans certains cas, peut appartenir au théâtre dans mon oeuvre. J'estime
que toute pensée philosophique
risque de pécher par excès d'abstraction, par un parti pris de simplification :
rappelez-vous la phrase fameuse d'Hamlet : " Il y a plus de choses dans le
ciel et sur la terre", etc. C'est contre ce parti pris simplificateur que
le dramaturge doit réagir dans tous les cas. »
Après
une analyse de sa propre oeuvre théâtrale, il concluait: « Je souhaite que ces
quelques indications vous permettent de mieux saisir l'articulation entre le
théâtre et la philosophie dans
mon oeuvre. Je serais presque tenté de dire qu'une philosophie existentielle,
axée sur l'intersubjectivité, c'est-à-dire sur le "nous", doit, à un
moment donné, se commuer en drame, à peu près comme la parole, là où est
réalisé un certain tonus émotionnel, devient chant. »
Le
théâtre de Gabriel Marcel, plus encore que sa philosophie, donne une expression
pathétique du désarroi de l'homme occidental au XXe siècle.
Le
désarroi du monde occidental a atteint son paroxysme entre les deux guerres et,
tout particulièrement, en Russie et en Allemagne. En Allemagne, la défaite de
1918 avait laissé encore
plus de ruines morales que matérielles. Un nihilisme radical y préparait les
esprits à l'ivresse hitlérienne, avec son irrationalisme profond, son
exaltation de l'instinct et du mythe.
L'expression
la plus aiguë de ce désarroi se trouve chez Martin Heidegger. Entre un ciel
vide et une terre en désordre, la vie de l'homme apparaît sans perspective,
sans issue. De ce qui était la situation des hommes d'une certaine nation et d'une
certaine classe de cette nation à un moment de crise, Heidegger a fait la
condition humaine, la caractéristique tragique de toute existence.
En
face de l'homme, il n'y a plus de Dieu pour le guider, plus de valeurs stables,
plus de vérités ; le monde lui est inconnaissable et étranger. L'homme est en
face de rien. Le néant.
1.
Voir le livre d'Hermann Rauschning : LA
RÉVOLUTION DU NIHILISME, (Gallimard, 1939).
Roger Garaudy
« Biographie
du 20e siècle », Extrait du
chapitre 3
A SUIVRE ICI: http://rogergaraudy.blogspot.fr/2014/10/la-philosophie-occidentale-au-20e_17.html
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