Une
conception nouvelle de la politique
Aujourd'hui nous pouvons
voir que le citoyen est considéré formellement comme un «individu statistique»,
n'ayant pas plus de lien, sur le plan électoral, avec son voisin territorial,
que l'acheteur sur le marché. Les vendeurs de politique (les partis) lui
présentent des produits tout faits (les programmes) et utilisent dans leur
concurrence toutes les formes du marketing et de la publicité. Ce système des partis
politiques est un corollaire de l'économie de marché. La conséquence
fondamentale la plus néfaste de ce système de «délégation globale», c'est
l'aliénation politique du citoyen à son élu ou à son parti. Rousseau notait
déjà dans son contrat social: «le peuple anglais croit qu'il est libre, mais il
se trompe cruellement, il n'est libre que pendant les élections des membres du
Parlement, dès qu'ils sont élus, il est esclave, il n'est plus rien».
L'électorat est mis en
présence de programmes tout faits et n'a plus à répondre que par un choix
idéologique entre tel ou tel parti et non pas à contribuer à la solution de
problèmes, moins encore à la détermination des buts de la société globale.
Une «démocratie» de ce
type, dans laquelle chaque parti a pour préoccupation dominante l'échéance
électorale la plus proche est incapable de faire émerger un projet à long terme.
Les
partis, qui ont adopté une stratégie électoraliste, n'apportent pas de réponse
aux problèmes fondamentaux de notre temps ?
Je prendrai pour exemple
la formidable révolte généralisée dans tous les domaines de la vie, de Mai 68.
L'événement était
d'autant plus significatif que cette colère ne naissait pas de la misère. En
1968, le monde occidental n'était pas en crise, mais en pleine croissance.
Cette crise n'est pas
une crise économique. Elle n'est pas née d'une dépression.
L'aspiration à «une
autre vie» se fait, sous des formes parfois apocalyptiques ou confuses, en
pleine période ascendante du système, faisant éclater le contraste entre ce
nouveau triomphalisme des dirigeants de la société et la prise de conscience de
l'absurdité de la vie à l'intérieur de leur système.
Pour la première fois
dans l'Histoire de l'Occident, le mouvement de Mai 68 mettait en cause à la
fois le modèle de croissance et le modèle de la révolution.
La faillite des deux
grands mythes de l'Occident, le mythe libéral et le mythe soviétique, qui
débouchait sur cette mise en cause du modèle de croissance et du modèle de
révolution, était rendue plus apparente par les luttes des peuples du
Tiers-Monde: l'Algérie, le Viet-Nam, la révolution maoïste, etc.
Dans cette crise, au
vrai sens du mot, (c'est à dire le moment où l'on juge, le moment de la mise en
question et du choix) la notion même de «politique» trouvait, au-delà du jeu
des partis, son sens plénier, embrassant tous les aspects de la vie, du travail
à la fête, du sexe à la culture.
Le mouvement dépassa si
largement les partis que la France connut alors la grève la plus «générale» de
son histoire, par le nombre: dix millions de grévistes, et par la diversité des
couches sociales qui y participaient, avant que le mot d'ordre en soit donné,
et moins encore que soient fixés des objectifs et des perspectives à la
dimension des nouvelles espérances.
Après un flotement, à droite,
Pompidou et d'autres cherchèrent à temporiser, faire des concessions en
attendant qu'il devienne possible de tout noyer dans la mélasse électorale.
Cette dernière solution se révéla efficace et permit, une fois de plus, de sauvegarder
l'ordre.
Cette triste victoire
fut d'autant plus aisée que l'opposition de gauche avait été incapable de
prendre en compte les vrais problèmes.
L'aile réformiste,
croyant avoir trouvé dans le mouvement des masses l'erzatz d'une
majorité électorale,
s'efforça de canaliser la protestation à son profit, et prétendit gérer le
mouvement comme on gère une «victoire électorale»: par la politique des dépouilles,
c'est à dire en se repartissant déjà les postes.
L'autre aile de
l'opposition, le Parti communiste, dès le 3 mai 1968, dans un article de
Georges Marchais, au lieu de jouer son rôle d'avant-garde, c'est à dire
d'apprendre aux masses à penser clairement ce qu'elles avaient inventé
confusément, rejeta en bloc tout ce qui était en train d'émerger du mouvement.
Ce que Marx, nous dit Lénine, appréciait par dessus tout: « l'initiative
historique des masses», c'est ce que la direction du Parti communiste redoutait
par dessus tout. Aucun des mots d'ordre de la rue n'était valable puisqu'il
n'émanait pas de la direction. C'est en quoi consiste l'essence du stalinisme:
tout pouvoir et tout savoir viennent d'en haut.
La tâche primordiale des
partis qui se disaient révolutionnaires eût été en mai de saisir le
dénominateur commun des revendications ouvrières et des aspirations des étudiants,
des techniciens et des cadres, de la majeure partie des intellectuels afin de
constituer un bloc historique nouveau, c'est à dire une union fondée sur une base
de principe : la communauté d'une même visée historique.
Mais leur logique
interne de reproduction de leur propre pouvoir sur les couches défavorisées de
la société française les incita à ne pas tenir compte des mots d'ordre de la
rue. De fait, les succès du plan de récupération du mouvement, opéré par la
droite, fut tel, la jeunesse ouvrière et étudiante du mois de mai fut si bien reprise
en main, que l'heureux héritier de l'habile Pompidou put s'accorder les gants
d'accorder le droit de vote à 18 ans sans courir le risque de déséquilibrer le rapport
des forces.
La défaite de Mai 6 8
créa un tel mouvement de désillusion que les partis d'opposition crurent la
canaliser en ne donnant à leurs troupes une fois de plus, qu'une prochaine
perspective d'élections.
Pour que ça change,
votez pour nous, disait l'un ; et l'autre de riposter : voter
pour nous, c'est changer
la vie.
Tout
parti est dogmatique
Le dogmatisme inclut
l'inquisition, la torture, etc . . Ce que disait le légat d u Pape à Béziers : «tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens». Pour
moi, dogmatisme et violence ne peuvent être dissociés. Par exemple, si je dis «tout ce que je dis de Dieu, c'est
un homme qui le dit» cela n'a rien à voir avec «tout ce que je dis de Dieu, c'est Dieu qui parle par ma voix». La
deuxième proposition mène directement à l'inquisition.
Le
parti politique n’a plus un rôle politique fondamental
Marx non plus ne croyait
pas au Parti. Quand il a fait les statuts de la première Internationale, il a
dit: «il ne faut surtout pas qu'il y ait un parti dirigeant».
Les partis constituent,
dès l'origine, une délégation et une aliénation de pouvoir, tout comme le
Parlement. Ils n'ont de sens que dans la perspective parlementaire et ils sont
calqués d'ailleurs sur la Parlement, avec la même caricature de démocratie formelle,
déléguée, aliénée: chaque grand parti est le «Parlement» d'une classe ou d'une
couche sociale importante [ce denier point n'est manifestement plus exact en 2014 ! - NDLR].
Roger Garaudy
Extrait remanié d’une brochure
de l’Association Appel aux Vivants,
1980.