Une différence profonde entre les genèses du christianisme et de l'Islam
L’intégrisme
islamique, nous dit Maxime Rodinson, est un mouvement temporaire,
transitoire, mais il peut durer encore trente ans ou cinquante ans – je
ne sais pas. Là où il n’est pas au pouvoir, il restera comme idéal tant
qu’il y aura cette frustration de base, cette insatisfaction qui pousse
les gens à s’engager à l’extrême. Il faut une longue expérience du
cléricalisme afin de s’en dégoûter : en Europe, cela a pris pas mal de
temps ! La période restera longtemps dominée par les intégristes
musulmans.
Si
un régime intégriste islamique avait des échecs très visibles et
aboutissait à une tyrannie manifeste, une hiérarchisation abjecte, et
aussi des échecs sur le plan du nationalisme, cela pourrait faire
tourner beaucoup de gens du côté d’une alternative qui dénonce ces
tares. Mais il faudrait une alternative crédible, enthousiasmante et
mobilisatrice, et ce ne sera pas facile.
Vérifions-nous ?
Michel Peyret
-----------------------------------------------------------------------
Maxime Rodinson : sur l’intégrisme islamique
Sous
la rubrique de « l’intégrisme islamique » – l’appellation n’est pas
très bonne, celle de « fondamentalisme » encore moins ; quant au terme
« islamisme », il entraîne une confusion avec l’Islam ; « Islam
radical » n’est pas si mal, mais aucune appellation ne correspond tout à
fait à l’objet – on peut grouper tous les mouvements qui pensent que
l’application intégrale des dogmes et pratiques de l’Islam, y compris
dans les domaines politique et social, mènerait la communauté musulmane,
voire le monde entier, vers un État harmonieux, idéal, reflet de la
première communauté musulmane idéalisée, celle de Médine entre 622 et
632 de l’ère chrétienne.
En
cela, il y a une similarité avec une idéologie politique laïque comme
le communisme, pour laquelle l’application intégrale des recettes
formulées par le fondateur doit mener à une société harmonieuse, sans
exploitation ni oppression. Par contre, il n’y a pas d’idéologie
similaire dans le christianisme : les intégristes chrétiens pensent que
l’application intégrale des préceptes du Christ rendrait tout le monde
bon et gentil, mais elle ne changerait pas forcément la structure de la
société.
Cela
tient à la différence profonde entre la genèse du christianisme et
celle de l’Islam. Les chrétiens formaient au début une petite « secte »,
un groupement idéologique autour d’une personne charismatique, dans une
province reculée d’un vaste empire, l’Empire romain, doté d’une
administration impressionnante. Cette petite secte ne pouvait avoir au
départ la prétention de formuler un programme politique et social. Ce
n’était ni l’intention de Jésus, ni celle des premiers pères de l’Église
pendant deux ou trois siècles.
Avant
que l’empereur Constantin ne déclare, en 325, que cette Église (en
latin ecclesia, c’est-à-dire « assemblée ») devait être religion d’État,
elle avait eu le temps de bâtir un appareil idéologique autonome bien
rodé. De sorte que, même après Constantin, se maintiendra la tradition
de deux appareils distincts, celui de l’État et celui de l’Église, qui
peuvent être en symbiose ou alliés, et l’ont souvent été (l’alliance du
sabre et du goupillon, le césaro-papisme, etc.) ; mais qui peuvent
également être en conflit (lutte du Sacerdoce et de l’Empire, Louis XIV
et Philippe Auguste excommuniés, etc.). Il y a bien quelques exemples
protestants d’État-Église (Genève au xvie siècle, le Massachusetts
au xviie siècle), mais ce sont des exceptions dans l’histoire du
christianisme.
L’Islam
est né dans une immense péninsule en dehors du champ de la civilisation
romaine, où vivaient quelques dizaines de tribus arabes, tout à fait
autonomes avec seulement quelques institutions communes : la langue,
certains cultes, un calendrier, des foires et des tournois de poésie.
Dans sa période médinoise (de 622 à sa mort, en 632), Mohammad (Mahomet)
est considéré comme le dirigeant suprême, politique et religieux à la
fois. Il est chef religieux, en relation avec Dieu, mais aussi chef de
la communauté, non soumise à la loi romaine. Il règle les différends,
obtient le ralliement de tribus, et répond aux nécessités de se défendre
et, le cas échéant, d’attaquer – ce qui est le mode de vie dominant
dans ce monde sans État de l’Arabie de cette époque. C’est ainsi que
l’on trouve, aux origines de l’Islam, une fusion du politique et du
religieux en un seul appareil - du moins en théorie, car lorsque sera
créé un vaste empire islamique, la spécialisation des fonctions
s’imposera.La séparation de la religion et de l’État est contraire à
l’idéal de l’Islam, mais pas à sa pratique, car il y a toujours eu des
corps d’oulémas spécialisés : les juges en Islam appartiennent à
l’appareil religieux, avec d’autres compétences que les juges en droit
romain de l’Occident. On trouve là, d’ailleurs, une parenté très grande
avec le judaïsme, où, comme en Islam, les hommes de religion, les
rabbins, ne constituent pas un clergé sacré, mais sont des savants (la
synagogue, le beit midrash sont des lieux d’étude), à l’instar des
oulémas.
Aujourd’hui
subsiste néanmoins l’idéal médinois d’une même autorité politique et
religieuse. Rarement trouve-t-on, il est vrai, un cas aussi pur de
communauté politico-idéologique que celui de l’Islam – sauf le
communisme après 1917, qui a connu des schismes comme l’Islam et où les
autorités politiques fixent la doctrine tant sur les problèmes
théoriques que sur l’idéologie première et sur ce qu’il faut penser.
Cependant, là où le communisme est un modèle projeté dans le futur,
l’intégrisme islamique adhère à un modèle réel, mais vieux de quatorze
siècles. C’est un idéal flou. Lorsque l’on demande aux intégristes
musulmans : « Vous avez des recettes, dites-vous, qui dépassent le
socialisme et le capitalisme ? », ils répondent par des exhortations
très vagues, toujours les mêmes, qui peuvent se fonder sur deux ou trois
versets – mal interprétés, en général – du Coran ou du Hadith.
Or,
le problème ne se posait pas du temps du Prophète, parce que personne
ne pensait à changer la structure sociale : on prenait les choses comme
allant de soi. Mohammad n’a jamais rien dit contre l’esclavage (de même
que Jésus n’a jamais rien dit contre le salariat). Certes, l’idée d’une
communauté sociale organisée avec des hiérarchies figure dans le Coran,
mais elle est tout à fait normale pour l’époque. Mohammad se situe dans
la société, alors que Jésus se situe en dehors d’elle. L’Islam, comme le
Confucianisme, s’intéressent à l’État, tandis que les doctrines de
Jésus ou de Bouddha sont des morales, axées sur la recherche du salut
personnel.
L’intégrisme
islamique est une idéologie passéiste. Les mouvements intégristes
musulmans ne cherchent pas du tout à bouleverser la structure sociale,
ou ne le cherchent que tout à fait secondairement. Ils n’ont modifié les
bases de la société, ni en Arabie Saoudite, ni en Iran. La « nouvelle »
société que les « révolutions islamiques » établissent ressemble de
façon frappante à celle qu’elles viennent de renverser. Je me suis fait
réprimander en 1978 lorsque j’ai affirmé, de manière très modérée, que
le cléricalisme iranien ne laissait présager rien de bon. Je disais « au
mieux, Khomeiny sera Dupanloup, au pire Torquemada ». Hélas, c’est le
pire qui est arrivé.
Lorsque
l’on est saisi par l’histoire, on est forcé de prendre des décisions.
Il se forme alors des courants politiques : gauche, droite, centre. Sous
influence européenne, le monde musulman a emprunté beaucoup de recettes
à l’Occident, libérales parlementaires ou socialistes marxisantes. On a
fini par être un peu dégoûté de tout cela : le parlementarisme mettait
au pouvoir des propriétaires fonciers, le socialisme des couches
gestionnaires militaires et autres. On a voulu revenir alors à la
vieille idéologie « bien de chez nous » : l’Islam. Mais l’influence
européenne a laissé des traces profondes, notamment l’idée que les
gouvernants doivent prendre leur inspiration auprès des gouvernés, en
général par le vote. C’est une idée nouvelle dans le monde musulman :
ainsi, la première chose que fit Khomeiny, c’est organiser des élections
et une nouvelle constitution.
Au
sujet des femmes, on peut trouver dans l’Islam tout un arsenal
traditionnel en faveur de la supériorité masculine et de la ségrégation.
Une des raisons de la séduction de l’intégrisme islamique un peu
partout, c’est que des hommes qui se voient dépossédés de leurs
privilèges traditionnels par les idéologies modernistes, savent que,
dans une société musulmane telle qu’on la leur propose, ils peuvent
s’appuyer sur des arguments sacrés en faveur de la supériorité
masculine. C’est une des raisons – qu’on occulte très souvent, mais qui
est profondément ancrée, et quelquefois inconsciente, d’ailleurs – de la
vogue de l’intégrisme islamique : les expériences modernisantes
allaient dans le sens d’accorder plus de droits aux femmes, et cela
exaspérait un certain nombre d’hommes.
En
1965, je m’étais rendu à Alger : c’était l’époque où Ben Bella faisait
des efforts prudents pour promouvoir l’égalité des femmes. Une
association officielle de femmes, qui n’était pas l’association bidon
d’aujourd’hui, tenait un congrès dans la capitale. À la sortie du
congrès, Ben Bella était venu prendre la tête d’un défilé des femmes
dans les rues d’Alger. Des deux côtés, sur les trottoirs, des hommes
dégoûtés sifflaient, lançaient des quolibets, etc. Je suis certain que
cela a joué un rôle dans le coup d’État de Boumediene et a décidé
beaucoup de gens à le regarder avec sympathie.
L’intégrisme
islamique est un mouvement temporaire, transitoire, mais il peut durer
encore trente ans ou cinquante ans – je ne sais pas. Là où il n’est pas
au pouvoir, il restera comme idéal tant qu’il y aura cette frustration
de base, cette insatisfaction qui pousse les gens à s’engager à
l’extrême. Il faut une longue expérience du cléricalisme afin de s’en
dégoûter : en Europe, cela a pris pas mal de temps ! La période restera
longtemps dominée par les intégristes musulmans.
Si
un régime intégriste islamique avait des échecs très visibles et
aboutissait à une tyrannie manifeste, une hiérarchisation abjecte, et
aussi des échecs sur le plan du nationalisme, cela pourrait faire
tourner beaucoup de gens du côté d’une alternative qui dénonce ces
tares. Mais il faudrait une alternative crédible, enthousiasmante et
mobilisatrice, et ce ne sera pas facile.
[1 Voir sa propre description de l’évolution des études islamiques dans La fascination de l’Islam, La Découverte, 1980.
[3]On
trouvera les principales réflexions de Maxime Rodinson sur l’intégrisme
islamique contemporain dans L’Islam : politique et croyance, Fayard,
1993, à compléter par la lecture du chapitre premier de De Pythagore à
Lénine : des activismes idéologiques, Fayard, 1993.