Pour un Islam du XXème siècle
(Charte de Séville)
1)
L'Islam du XXème siècle ne peut être que l'Islam éternel.
Car l'Islam n'est pas une
religion parmi d'autres, mais la religion fondamentale et première
depuis que Dieu, comme il est dit
dans le Coran « a insufflé en l'homme de Son Esprit »
(XV,29).Depuis Adam,
jusqu'à nous.
Il n'y a pas d'Islam d'Occident,
pas plus qu'il n'y a d'Islam d'Afrique Noire, d'Islam arabe,
d'Islam de l'Inde ou de
l'Indonésie.
Il n'y a qu'un seul Islam.
Celui que le Coran appelle la «
sunna de Dieu », la continuité des révélation prophétiques et
du dernier message, celui de
Muhammad (pbsl).
Notre tâche première est de
témoigner de notre foi islamique en la vivant dans son
2)
Le Prophète Muhammad (pbsl) n'a jamais prétendu créer une religion nouvelle « Je ne suis
pas un innovateur parmi les prophètes ». (XLVI,9; XLI,43; etc...)
Il vient rappeler à tous les
hommes la religion primordiale: « Tiens-toi ferme, en vrai
« hanif », qui
professe la religion primordiale, la religion naturelle, celle que Dieu a
inscrite au coeur de tout homme. C'est un don universel et immuable que Dieu a
fait à toutes Ses créatures.
Telle est la
vraie religion, mais la plupart des gens ne savent pas. » (XXX,30)
« Dites: Nous
croyons à Dieu, à ce qui nous a été révélé, à ce qui a été révélé à Abraham, à
Ismaïl, à
Isa'ac, à Jacob, et aux Tribus. Nous croyons à ce qui a été donné à Moïse, à
Jésus, et ce qui a été donné aux prophètes de la part de leur Seigneur. Nous ne
faisons point entre eux de différence, et nous nous soumettons à Dieu ».
(II,136; III, 84)
Le Prophète Muhammad (pbsl) a été
envoyé par Dieu pour confirmer les messages
antérieurs, les épurer des
altérations historiques qu'ils ont subies, et les compléter.
Il est exigé de tout musulman
qu'il honore tous les prophètes antérieurs, ce qui implique qu'il
les connaisse. Il est dit dans le
Coran : « Si tu es dans le doute sur ce que Nous t'avons révélé,
interroge ceux
qui lisaient l'Ecriture révélée avant toi ». (X,94)
Notre foi serait appauvrie si
nous la proclamions la meilleure simplement parce que nous
ignorons toutes les autres!
La fermeture, l'enfermement sur
soi, la prétention, et la « suffisance », sont aujourd'hui des
obstacles majeurs au rayonnement
de l'Islam dans le monde non-musulman.
3)
Le Message essentiel et universel de l'Islam, dénominateur commun de toutes
les
religions et de toutes les
sagesses du monde est celui:
- de la
transcendance et de l'unité de Dieu,
- de la
communauté des hommes,
- de leur
responsabilité.
a) La transcendance, c'est:
1. la certitude que Dieu est
unique (tawhid) : « S'il existait d'autres dieux que Dieu, ce serait le Chaos
». (XXI,22) Et qu'il est sans commune mesure avec toute réalité humaine.
2. Qu'il est Créateur de toute
chose, et que, par conséquent, nous ne nous suffisons pas à nousmêmes:
« Que de
créatures qui ne se chargent nullement de leur nourriture! Dieu leur
assure cependant
leur subsistance ainsi qu'à vous la vôtre »... (XXIX,60)
3. De ce principe de l'unité et
de cette conscience de notre « dépendance » à l'égard du Dieu
Créateur (la « suffisance » étant
le contraire de la transcendance), découle le troisième
aspect de la foi en la
transcendance: la reconnaissance de valeurs absolues au-delà des
intérêts égoïstes des individus,
des groupes, et des nations.
b) La deuxième révélation du
message, c'est après la transcendance, la « communauté » ,
(Ummah). Le principe de
communauté, c'est le contraire de l'individualisme, où l'homme (comme individu)
est le centre et la mesure de toute chose. Dans la perspective islamique de la
communauté, chacun a conscience d'être personnellement responsable de tous les
autres.
L'humanité est une, parce
que Dieu, son Créateur, est Un. Tous les hommes ont la même
origine et sont créés pour la
même fin.
« C'est Lui qui
vous a créés d'un seul être »... (VII,189; IV,1; XXXIX,6)
c)La troisième révélation du message,
après la transcendance et la communauté, c'est la
responsabilité.
L'Islam est le contraire du
fatalisme et de la résignation.
Il est un appel constant à la
résistance à toute oppression parce qu'il exclut toute autre
soumission que la soumission à la
volonté de Dieu et rend l'homme responsable de
l'accomplissement de l'ordre
divin sur la terre.
Toute chose, dans la nature, est
soumise à la loi de Dieu, est « muslim » (c'est à dire
« soumise à Dieu »): une pierre
dans sa chute, un arbre dans sa croissance, un animal dans ses
instincts, sont « soumis » à la
loi de Dieu. « Notre Seigneur est Celui qui a donné à chaque chose sa forme
et sa loi, et qui l'a guidée jusqu'à son plein accomplissement ».
(LXXXXVII,1-3)
L'homme seul a le privilège
redoutable de désobéir: « Nous avons proposé ce mandat
(alama'nah, de
la foi, de la liberté, donc de la responsabilité;R.G) aux cieux, à la terre, et
aux
montagnes. Tous
ont refusé de l'assumer; tous ont tremblé de le recevoir. Seul l'homme a
accepté de s'en charger, mais il est injuste et ignorant. » (XXXIII,72)
S'il devient « musulman », c'est
à dire s'il répond inconditionnellement à l'appel de Dieu,
selon l'exemple d'Abraham le «
Père de la foi » (XXII,78) par son acceptation de la guidance de Dieu et
par son suprême sacrifice, il le devient par un acte volontaire, libre,
responsable. C'est pourquoi Dieu fait devant lui s'incliner les Anges (II,34),
qui eux, n'ont pas le pouvoir de désobéir.
« Lorsque nous
ordonnâmes aux anges de se prosterner devant Adam, tous obéirent... » (II,34;XV,30)
Lorsqu'il est dit, dans le Coran:
« Pas de contrainte en matière de religion » (II,256), il ne
s'agit pas seulement d'exclure la
contrainte physique, militaire, ou policière, mais même toute
contrainte intérieure,
spirituelle: le Coran souligne: « La Vérité émane de votre Seigneur, que
celui qui le veut croie donc, et que celui qui le veut soit incrédule ».
(XVIII,29), ou encore Dieu dit:
« Nous lui avons
montré la voie juste, qu'il l'accepte avec reconnaissance, ou qu'il la refuse
».
(LXXVI,3)
Dieu, nous dit le Coran, a fait
de l'homme Son « Calife » sur la terre. Un « Calife » n'est pas
un exécutant subalterne et
passif, c'est un dirigeant responsable, chargé de prendre des décisions.
Cette fonction n'est pas réservée
à quelques-uns: elle est l'affaire de chaque musulman:
« Combats pour
la cause de Dieu. Tu n'es responsable que de toi-même ». (IV,84) « Tout
individu est l'otage de ce qu'il s'est acquis ». (LXXIV,38)
Proclamer « Allahou Akbar! »,
c'est relativiser tout pouvoir, tout avoir, et tout savoir.
Devant ce cri de la foi, nous
avons vu s'abaisser les armes des plus insolentes armées.
4)
Le besoin de ce message est rendu aujourd'hui plus évident par la faillite spirituelle
de l'Occident.
Des milliers d'hommes et femmes,
dans le monde, quelle que soit leur foi, s'ils aiment
l'avenir, prennent conscience que
la civilisation occidentale a fait faillite, et que, si nous nous
abandonnons à ses dérives, elle
conduit à un suicide planétaire.
Quel est le bilan de son oeuvre
en 1985?
Il a été dépensé, l'an dernier,
plus de 700 milliards de dollars dans l'armement. Les grandes
puissances des deux blocs ont
ainsi stocké l'équivalent de plus d'un million de bombes du type de celle
d'Hiroshima. Celle d'Hiroshima a tué plus de 70.000 personnes en un instant.
C'est dire qu'il est dès aujourd'hui techniquement possible d'anéantir 70
milliards d'êtres humains, plus de 10 fois la totalité de l'espèce humaine!
Pour la première fois, depuis les
trois millions d'années de l'épopée humaine, il est devenu
techniquement possible de
détruire toute trace de vie sur la terre. Cette possibilité technique est curieusement
appelée « progrès »! Et l'on appelle, plus étrangement encore « paix », cet «
équilibre de la terreur » entre les deux « blocs » de l'Est et de l'Ouest.
Les rapports Nord-Sud sont
également établis sur des bases démentielles. Les séquelles du
colonialisme et le maintien des
échanges inégaux aboutissent à ce scandale; les Etats-Unis limitent leur
production de blé, et les frigorifiques de l'Europe ne peuvent plus contenir
leurs excédents de viande et de beurre, alors que, dans le reste du monde, l'an
dernier, 80 millions d'êtres humains sont morts de faim ou de malnutrition.
L'endettement des pays dits du «
Tiers Monde » s'aggrave d'année en année, et l'écart ne
cesse de croître: le Nord
devenant de plus en plus riche, et le Sud de plus en plus pauvre.
Après cinq siècles d'hégémonie
sans partage de l'Occident sur le monde entier, l'on ne
saurait imaginer une gestion plus
désastreuse de la planète.
La cause profonde de cette
politique de l'Occident depuis ce qu'il appelle sa « Renaissance »,
c'est à dire depuis la naissance
simultanée, en Europe, au XVIème siècle, du capitalisme et du
colonialisme, c'est l'abandon de
la foi en des valeurs absolues.
Dès qu'une communauté ne
reconnaît plus, de valeurs absolues, il ne reste plus que les
affrontements des volontés de
croissance. C'est la guerre de tous contre tous. L'Occident en est là.
Sa religion véritable est la foi
en un dieu caché: la croissance, c'est-à-dire le désir de produire de plus en
plus vite, n'importe quoi: utile, inutile, nuisible, ou même mortel, comme les
armements, qui sont la plus « rentable » des industries. Ce dieu caché est un
dieu cruel: il exige des sacrifices humains.
Ce qui caractérise le culte de ce
faux dieu, c'est qu'il exalte la suffisance de l'homme contre
la transcendance de Dieu, et
l'individualisme contre la communauté.
La « suffisance » de l'homme est
proclamée, dès la Renaissance, dans le « Faust » de
Marlowe: « Homme, par ton cerveau
puissant, deviens un dieu, le maître et le seigneur de
tous les éléments ».
L'individualisme, c'est le retour
de la prétendue « Renaissance », à la maxime des sophistes
de la Grèce antique: « L'homme
est le centre et la mesure de toute chose ».
Cette faillite d'une civilisation
a engendré une culture du désespoir.
Les faux prophètes du néant et de
l'absurde, reflétant ce chaos comme s'il était inéluctable et
éternel, au lieu de tenter de le
surmonter, enseignent à notre jeunesse que la vie n'a pas de sens.
Si la vie n'a pas de sens, tout
est permis, même le crime. Et nous sommes livrés à toutes les
violences animales entre les
individus, les groupes, et les nations: « l'équilibre de la terreur »
devient la loi de ces rapports
bestiaux entre les hommes, à tous les niveaux de la vie sociale.
La négation du sens de la vie et
de l'existence de valeurs absolues a conduit à faire de la
science et de la technique, qui
sont d'admirables moyens au service de l'homme, des fins en soi,
en tentant de nous faire croire que la science et la technique peuvent résoudre
tous nos problèmes, et que les problèmes qui ne relèvent pas d'elles: ceux de
l'amour, de la beauté, du sens de la vie, n'existent pas.
Cette « religion des moyens »,
érigeant des moyens en fins en soi, c'est-à-dire créant de faux
dieux: science, technique,
nation, argent, sexualité, croissance, a créé un nouveau polythéisme et de nouvelles
superstitions, transformant la science en scientisme, la technique en
technocratie, la politique en machiavélisme.
Le problème fondamental est donc
de redonner à l'homme ses dimensions proprement
humaines: la foi dans la
transcendance de Dieu, dans la communauté humaine, et la conscience de notre
responsabilité personnelle.
5) Dire que l'Islam peut
aujourd'hui apporter réponse aux problèmes posés par la faillite de
l'hégémonie occidentale ne
signifie pas:
-qu'il peut le
faire tout seul
-qu'il détient
des solutions toutes faites pour les problèmes de notre temps
Au contraire, les deux obstacles
internes principaux au rayonnement actuel de l'Islam
sont:
a) La suffisance, et l'ignorance
des autres. L'Islam matinal, celui du premier siècle de
l'Hégire, s'est répandu, en moins
d'un siècle, de l'Indus aux Pyrénées, non par la conquête militaire, mais
surtout parce qu'il a su intégrer toutes les grandes cultures antérieures et en
dégager une synthèse créatrice inédite, et parce que des millions de croyants
de toutes les religions se sont reconnus en lui. L'Islam ne peut aujourd'hui
reprendre sa marche que par son ouverture à toutes les sagesses et à toutes les
fois, qu'il peut rassembler.
b) Le triomphalisme: la
prétention mortelle d'avoir des réponses toutes faites, formulées
depuis mille ans par ses juristes
et leurs traditions.
Dire que le Coran n'a « rien omis
», c'est dire qu'il nous a donné « une guidance » éternelle,
qu'il a désigné les fins
dernières et absolues de notre action. Ce qui n'exclut nullement la
responsabilité, pour l'homme, de
découvrir, à chaque époque, dans des conditions toujours
nouvelles, les moyens de réaliser
ces fins.
Ce serait réduire dérisoirement
le message éternel à des institutions ou des théories qui
passent, que de prétendre tirer
du Coran ou de la Sunna une économie politique toute faite, une constitution
politique, ou une encyclopédie.
Le message révélé nous apporte
infiniment plus: les fins, les principes directeurs éternels,
immuables, guidant notre vie
intérieure et toutes nos actions, publiques ou privées pour élaborer, à chaque
époque, par leur interpellation toujours nouvelle, les réponses aux problèmes
de l'économie,
de la politique et de la culture
de notre temps.
Ces principes sont simples:
-sur le plan économique: Dieu
seul possède;
-sur le plan politique: Dieu seul
commande;
-sur le plan de la culture: Dieu
seul sait.
1) D ieu seul possède: « Tout
ce qui est dans les cieux et sur la terre appartiennent à Dieu » dit le
Coran (II,116;284; III,109,etc...).
L'homme, son « Calife » sur la
terre, est chargé de gérer, dans la voie de Dieu, cette
propriété.
Cette conception est à l'opposé
de celle du droit romain qui définit la propriété comme « le
droit d'user et d'abuser ».
Pour le musulman, au contraire,
les devoirs viennent avant les droits.
L'homme, gérant responsable de la
propriété de Dieu, ne peut pas en disposer à son gré: il ne
peut la détruire selon son
caprice, il ne peut la gaspiller, il ne peut la laisser en friche, sans la
faire fructifier par son travail, il ne peut l'accumuler:
« Annonce un
châtiment douloureux à ceux qui thésaurisent l'or et l'argent sans rien
dépenser dans le chemin de Dieu ». (IX,34). Et la pire malédiction, dans le
Coran, est celle qui est formulée contre le riche Abou Lahab, que sa fortune
même condamne: « Que ses deux mains périssent, et que lui-même périsse »,
et il est promis aux flammes infernales. (Sourate CXI).
Toutes les prescriptions du
Coran, notamment le « zakat », transfert social de la richesse
comme exigence religieuse, et
l'interdiction du « riba », c'est-à-dire de tout accroissement de
richesse sans travail au service
de Dieu, tendent à empêcher l'accumulation de la richesse à un pôle de la
société, et de la misère à l'autre.
Dieu, dans le Coran, exclut
radicalement tout régime social dans lequel l'argent fonderait
une hiérarchie politique. Il dit,
au contraire, sans équivoque: « Quand nous voulons anéantir une cité...nous
faisons de ses riches les détenteurs du pouvoir ». (XVII,16)
2) Dieu seul commande. Le
Prophète a créé à Médine une communauté de type radicalement
nouveau, non plus fondée sur le
sang et la race, ni sur la possession d'un territoire, ni sur des
rapports de marché, ni même sur
une culture commune ou une histoire; en un mot, sur rien
qui découle du passé, et qui soit
un héritage donné, mais une communauté fondée
exclusivement sur la foi, sur
cette réponse inconditionnelle à l'appel de Dieu, dont Abraham
a donné l'exemple éternel.
Une telle communauté est ouverte
à tous, sans considération d'origine.
Rien, par exemple, n'est plus
contraire à l'esprit de cette « ummah »musulmane, que l'idée
occidentale du « nationalisme »
c'est-à-dire d'un marché protégé par un Etat, et justifié par une
mythologie raciale, historique,
ou culturelle, tendant à faire de la « nation » une fin en soi, en
contradiction avec l'unité
humaine (qui est un cas particulier du « tawhid », clé de voûte de toute la vision
islamique du monde).
De même, le principe coranique de
la « shura », de la concertation, exige qu'en tous
domaines et à tous les niveaux,
les membres de la communauté soient consultés pour participer, sous le regard
de Dieu, à l'élaboration et à l'application des décisions dont dépend leur
destin. Ce principe exclut à la fois tout despotisme d'un homme, d'une classe
ou d'un parti, comme toute forme de démocratie purement statistique, déléguée
ou aliénée.
Comme pour l'économie, il nous
appartient de découvrir les moyens pour atteindre ces fins,
pour appliquer ces principes
immuables dans les conditions historiques inédites de nos sociétés , en y
combattant le positivisme technocratique, le machiavélisme politique, les
affrontements de nationalismes archaïques et pervers, les échanges inégaux, la
polarisation des blocs, et les équilibres de la terreur.
3) Dieu seul sait : De même que
nous devons nous garder du triomphalisme stérilisant et de
l'illusion que l'on peut trouver
dans le passé, et sans effort de réflexion et de recherche, des
solutions économiques toujours
faites à nos problèmes actuels, ou une constitution politique
toute faite, il serait puéril de
réduire le Coran à n'être qu'une encyclopédie nous dispensant
de l'effort acharné de recherche
scientifique et technique qui fit du monde islamique le
centre rayonnant de la culture
mondiale au temps de Cordoue; après un immense effort de
traduction et d'assimilation de
toutes les grandes cultures du passé, de la Grèce et de Rome,
de la Perse et de l'Inde, selon
l'obligation islamique d'aller chercher la science jusqu'en
Chine, naquit une synthèse
originale et une culture orientée sur la foi.
Le principe de base c'est que, de
même que Dieu seul possède et Dieu seul commande, Dieu
seul sait.
Ce qui exclut la prétention
pharaonique d'usurper la toute-puissance de Dieu ou l'illusion de
détenir un savoir achevé, absolu,
atteignant la connaissance des causes premières et des fins
dernières.
L'exemple de l'université
musulmane de Cordoue, du Xème au XIIIème siècle, constitue, de
ce point de vue, un modèle dont
il convient de faire revivre l'esprit pour développer, à notre époque, les
sciences, de telle sorte qu'elles ne servent pas à la destruction de l'homme
mais à son épanouissement dans la voie de Dieu.
De cette université musulmane de
Cordoue, du Xème au XIIIème siècle, a rayonné sur trois
continents la culture sous la
forme la plus totale:
-La science: en y créant la
méthode expérimentale pour découvrir les rapports des choses entre elles et
l'enchaînement des causes;
-La sagesse: comme réflexion
sur le sens de chaque chose, de son rapport avec Dieu, dans un
monde harmonieux et un, où la vie
a une signification et un but;
-La foi: comme aveu que
la science n'atteint jamais la cause première, ni la sagesse la fin dernière.
La foi comme conscience de nos
limites et de nos postulats. La foi comme raison sans frontières.
Une telle conception de la
science et des techniques, permettrait aujourd'hui, et c'est ce qui
fait son actualité, d'empêcher
les sciences et les techniques de nous conduire à un suicide planétaire.
6)
Comment travailler à cette renaissance de l'Islam?
D'abord en apprenant à lire le
Coran, la « Sunna de Dieu », et celle du Prophète, comme le
Coran lui-même nous ordonne de
les lire.
Ne pas lire le Coran ni la «
sunna » avec les yeux des morts.
Dieu a dicté le Coran. Il a
inspiré le Prophète.
Mais ce sont des hommes qui les
ont écoutés et qui les ont interprétés. Des hommes de foi,
et des juristes appartenant à une
époque déterminée de l'histoire. Il nous appartient de les étudier avec
respect, et avec toute notre foi, avec le souci de résoudre, selon leur
exemple, nos problèmes, non pas en répétant leurs formules mais en nous
inspirant des méthodes qu'ils mirent en oeuvre pour vivre l'Islam dans le
nouvel empire arabe, c'est-à-dire dans des conditions historiques profondément différentes
de celles de la communauté de Médine.
Nous n'avons pas à nous diviser
entre musulmans en prenant parti dans des querelles d'autres
âges. Ceux qui, aujourd'hui,
opposent les sunnites aux shiîtes, sont des ennemis des sunnites et des shiîtes,
des ennemis de tous les musulmans. Car il n'existe qu'un Islam.
Nous n'avons pas à prendre parti
entre des écoles juridiques dont chacune a fait effort pour
résoudre les problèmes d'autres
temps et d'autres peuples. Ils n'avaient pas pour tâche de résoudre les nôtres,
et de nous dispenser de cette responsabilité.
Le Prophète Muhammad (pbsl) a
apporté un message éternel et universel, s'adressant à
toutes les familles de la terre.
Il est dit dans le Coran: « En vérité, c'est ton Seigneur, le créateur par excellence,
l'Omniscient » (XV,86). « Celui qui a commencé la création et la recommence.
»...(XXVII,64).Il est « le Vivant » (II,255).Il ne s'adresse pas à
des morts: il nous appartient de répondre à cette interpellation éternellement
vivante.
Sans imitation de l'Occident.
Sans imitation du passé.
C'est d'imiter l'Occident que de
détacher, de plus de 6300 versets du Coran, 220 versets
législatifs, et de les traiter
selon les méthodes des juristes romains, c'est-à-dire de les prendre
littéralement comme des articles
de loi, et d'en déduire mécaniquement l'application, quelles que soit l'époque
et les circonstances.
La révélation coranique est le
contraire du droit romain.
Le droit romain énonce des lois
abstraites d'où il ne reste qu'à déduire, par voie de
syllogisme, à la manière
d'Aristote, les conséquences applicables à tel ou tel cas concret.
La révélation coranique nous
donne des exemples concrets de solutions apportées à un
problème historique déterminé à
partir des valeurs absolues, des principes immuables et éternels du message.
Dieu nous dit: « Nous avons
proposé aux hommes, dans ce Coran, toutes sortes d'exemples,
peut-être
réfléchiront-ils ». (XXXIX,27)
Cette « réflexion » sur les «
exemples », ne peut être une déduction mécanique, une descente
du principe aux conséquences,
mais au contraire, une remontée, à partir de l'exemple historique concret, au
principe éternel, absolu, qui a inspiré cette solution, et, après avoir «
réfléchi », c'est-à-dire après avoir dégagé ce principe, redescendre vers le
concret pour trouver, par analogie, une réponse à un problème historique
nouveau, inédit.
C'est ainsi, par exemple, que
procédait Abou Hanifa pour résoudre les problèmes qui se
posaient dans une société
radicalement différente de la société de Médine, c'est-à-dire dans une société
qui avait connu une monarchie centralisée, et une culture qu'ignorait le
Hedjaz.
Ce juriste de génie ne s'était
pas laissé contaminer par les méthodes déductives du droit
romain.
Cette attitude exige que l'on
retrouve, derrière chaque prescription du Coran ou de la
« Sunna », sa raison d'être, le
principe qui l'a inspirée, et les conditions historiques dans lesquelles il a
été appliqué. Et surtout, et plus encore, que l'on situe chacune de ces
démarches dans l'ensemble de la révélation coranique.
C'est ainsi que procédaient le
Prophète, les califes « bien guidés », les premiers grands
jurisconsultes: au-delà de
l'application littérale de versets, séparés à la fois du contexte historique dans
lequel ils étaient descendus, et de l'ensemble de la révélation coranique, ils
savaient, et nous devons nous en souvenir, que chaque verset du Coran est une
descente de l'Eternel dans l'histoire.
« Coupez la main
du voleur » dit
le Coran (V,38)
Le Calife Omar ibn al Khattab
n'hésitait pas, pourtant, à suspendre l'application de cette
peine en période de famine.
Selon un « hadith » du Prophète
(pbsl): « Dieu retire sa protection à toute communauté dans
laquelle se trouve un homme qui a
faim ». Abou Dawud et En Nasaï nous rapportent qu'à un
propriétaire exigeant que l'on
coupe la main à un malheureux qui avait volé des épis de blé dans un champ, le
Prophète répondit: « Cet homme avait faim et tu ne l'as pas nourri ». Et le
messager de Dieu a donné à l'affamé une mesure de blé.
Il est clair que, pour le
Prophète (pbsl) comme pour ibn al Khattab, la justice sociale est une
valeur islamique plus haute que
la défense de la propriété.
Il est significatif qu'au cours
de l'histoire, et jusqu'à nos jours, les privilégiés de la richesse et
du pouvoir aient plus souvent
invoqué le verset disant qu'il faut couper la main du voleur, que celui de la
sourate 111, disant, de manière aussi littérale, qu'il faut couper les deux
mains de celui qui accumule les richesses.
La revendication, parfaitement
légitime, d'en finir avec le droit européen imposé par les
anciens occupants colonialistes,
et d'appliquer la « shari'a » pour retrouver une véritable identité islamique,
est trop souvent travestie par ces privilégiés de la richesse et du pouvoir.
Commencer l'application de la «
shari'a » par les sanctions, avant d'avoir réalisé une justice
sociale où personne ne serait
conduit au vol par la misère et le spectacle de luxe ostentatoire de parasites,
c'est commencer par la fin et, sous prétexte d'appliquer la lettre, trahir
l'esprit du Coran dont nous avons montré comment le Prophète (pbsl) et Omar ibn
al Khattab le mettaient en œuvre en punissant non le voleur poussé par le
besoin, mais le riche qui ne l'avait ni nourri, ni vêtu, ni instruit.
Les caricatures d'application de
la « shari'a » sont d'autant plus graves à notre époque, que le
vol, le « riba » et la
thésaurisation ont pris des formes beaucoup plus complexes et diversifiées
qu'au temps de la communauté de
Médine.
La fortune acquise par le jeu et
par ses variantes modernes: la spéculation commerciale ou
boursière, par le fonctionnement
normal du système capitaliste, qui rend légal ce prélèvement
parasitaire sur le travail de la
communauté, c'est-à-dire ce vol à grande échelle.
Appliquer à la lettre une
prescription morale, formulée dans une société où il était aisé
d'identifier le voleur, à une
époque comme la nôtre, où seul le petit voleur peut être défini par ces critères,
c'est se rendre complice du vol légalisé par une société fondée sur le « riba »
comme l'est la société occidentale, et frapper seulement les plus démunis.
Appliquer la « shari'a », c'est
appliquer la totalité du Coran dans chaque instant de la vie
publique ou privée, c'est-à-dire
accomplir chaque acte avec la conscience de l'accomplir sous le regard du Dieu
Vivant, que l'on ne peut pas tromper, qu'il s'agisse de transactions
commerciales, de rapports privés, ou d'action politique.
Appliquer la « shari'a », ce
n'est pas couper des mains, c'est, pour les individus comme pour
les Etats, vivre vingt-quatre
heures par jour dans la transparence de Dieu.
Dieu nous a donné, dans le Coran,
cette directive sublime: « Pour chacun de vous nous
avons ordonné
une loi divine (shir'a) et une voie ouverte (minha'j) » (V,48)
Engageons-nous hardiment dans
cette voie ouverte (minha'j), pour que la loi divine (shari'a),
ordonne l'avenir comme elle
ordonne la vie du Prophète et des califes bien guidés.
Le mot qui, dans le Coran,
désigne la loi divine (la shari'a) est significatif: c'est « shir'a » qui
est « le chemin vers la source ».
Dans ce chemin, il est de la
responsabilité de tous les musulmans, de créer, à la manière des
pionniers de l'Islam, un « fiqh »
du XXème siècle, répondant aux problèmes d'aujourd'hui à partir de nos
principes éternels, afin de les résoudre mieux que ceux qui refusent la «
guidance » de Dieu.
Car la loi est une création
incessante, lorsque l'Islam est vivant.
Retourner à la source ce n'est
pas entrer dans l'avenir à reculons, le regard fixé sur le passé.
C'est, au contraire, retrouver le
frémissement vivant de la source au-delà de siècles de commentaires qui ont
dressé une muraille entre le message et nous.
La loi divine, la « shari'a »,
n'est pas l'eau de la source captée et figée dans une mare
stagnante.
La « shari'a » est un beau fleuve
étincelant, déferlant d'âge en âge, et fécondant ses rives
toujours nouvelles.
C'est en allant vers la mer qu'un
fleuve est fidèle à sa source. Souvenons-nous, comme
l'écrivait un homme qui avait lui
aussi à lutter contre la sclérose de sa propre tradition, qu'être fidèle au
foyer des ancêtres, ce n'est pas en conserver les cendres mais en transmettre
la flamme.
7)
La pratique de l'Islam ne se limite pas à quelques moments de la vie: elle en
englobe tous les actes.
La profession de foi, la prière,
le zakat, le jeûne, et le pèlerinage, ne sont pas des rites, mais
le rappel de sa source à la vie
musulmane, le tronc de cet arbre dont tous les actes de notre
vie personnelle et publique sont
les branches et les fruits.
Le problème de l'avenir des
Musulmans se pose donc en termes très simples et très clairs: ou
bien ils entreront dans l'avenir
à reculons, les yeux fixés sur le passé, rabâchant des commentaires, et des
commentaires de commentaires, sur des problèmes au temps des ommeyades et des abbassides,
ou bien ils se montreront capables de résoudre les problèmes nouveaux dans un
sens qui ne conduise pas le monde à la mort, et l'Islam reprendra son vol
victorieux comme au temps où il résolvait, au premier siècle de l'Hégire, les
problèmes posés par la décadence des deux empires de Byzance et de Perse.
Nos tâches les plus urgentes
pourraient être celles-ci:
-publier une collection de petits
ouvrages, unissant la double et indivisible exigence de
rigueur scientifique et
d'inflexibilité de la foi, pour faire la critique constructive des prétendues sciences
humaines (en particulier l'économie politique, l'histoire et la sociologie) en
mettant à nu leurs postulats de base, et en intégrant leurs acquis dans la
perspective de notre conception islamique, ne faisant jamais abstraction de la
dimension transcendante de l'homme;
-élaborer des plans d'orientation
de la recherche scientifique en définissant, comme priorité,
non la puissance, la jouissance
ou la croissance, mais l'épanouissement de l'homme;
-créer une école de journalistes
d'un type nouveau, où le « fait » journalistique, dans la
presse ou la télévision, ne soit
pas choisi selon les critères commerciaux du sensationnel, de
l'érotisme ou de la violence,
mais selon le critère islamique de la lecture des « signes » de Dieu dans l'histoire,
et, avec ces journalistes d'un type nouveau, arrachés aux déformations
professionnelles occidentales, créer une Agence Panislamique de presse;
--restaurer, à Cordoue même, les
principes directeurs de l'Université musulmane de
Cordoue, ne séparant jamais la
science de la sagesse et de la foi, et la faire revivre d'une vie
nouvelle pour répondre aux
besoins de la culture dont dépend aujourd'hui l'avenir, et même la
survie, de la planète Terre;
-enfin, nous montrant ainsi
capables d'apporter une contribution majeure à la solution des
problèmes de notre temps, appeler
les hommes de toutes sagesses et de toutes les fois, juifs,
chrétiens, hindouistes, ou
humanistes conscients que l'homme ne peut se suffire à lui-même, à
collaborer pour sauver le monde
de la faillite morale et de la mort, en restaurant en l'homme la
conscience de sa dimension
divine.
Aucun particularisme, aucun
traditionalisme, ne doit masquer cet universalisme de l'Islam et
sa mission de rassembler les
hommes de toutes les sagesses et de toutes les fois pour sauver le
monde des dérives qui le
mèneraient à la mort.
Comme l'écrivait le grand poète
turc Nazim Hikmet:
« Si je ne brûle pas,
Si tu ne brûles pas,
Si nous ne brûlons pas,
Comment les ténèbres
Deviendront-elles clarté? »
Roger
Garaudy
Séville, 1er Congrès des musulmans européens,
19,20,21 juillet 1985