Russie : Tolstoï, Dostoïevski et Poutine
Par Omar MAZRI
« Il faut être un grand homme pour savoir résister même au bon sens. » écrivait Dostoïevski dans « Les démons ».
Nous allons suivre ce conseil et résister au tapage médiatique et à sa
« vérité » criarde et obscène sur la Russie et l’Ukraine comme nous
avions déjà résisté sur les évidences en Libye et en Syrie. C’est une
obligation de santé mentale, de dignité humaine que de refuser
l’aliénation ou l’alignement sur un agenda qui n’est pas le nôtre.
A quelqu’un désireux de savoir comment
il pouvait démontrer que la Russie détenait l’héritage du Christ,
Dostoïevski répondit sans hésiter : « Si l’Occident nous demande quelle
grande œuvre nous sommes capables de tirer du trésor de notre esprit,
nous nous réclamerons de Tolstoï et de son Anna Karénine ; cela
suffira. »
Celui qui a lu les grands romans russes
et l’art des auteurs russes de conjuguer les singuliers de la
psychologie, du social, du religieux, du paradoxe, du politique, de
l’économique et du psychologique à l’universel de la tragédie humaine ne
peut parler de la Russie passée ou actuelle avec mépris et arrogance.
Oublier la grandeur de la Russie, de son territoire, de ses ressources,
de ses peuples, de sa littérature, de sa spiritualité, de ses
révolutions, de ses tragédies, de sa peinture, de sa musique, de son
histoire, c’est faire preuve d’inculture.
Même l’analphabète qui ne sait lire ni
roman, ni poésie, ni Coran, ni Bible, ni livre de recettes de cuisine
sait par éducation, par instinct, ou par l’humanité qui l’habite, qu’il
ne faut pas mépriser autrui et qu’il ne faut pas s’avancer à juger le
passé ou l’avenir d’un homme ou d’un pays sur un fait. Le bon sens dit
toujours que les choses sont plus simples et qu’il faut chercher ce qui
se cache derrière les embrouilles. Il nous dit aussi que le simplisme
réducteur est infantilisant, car il cache un paternalisme qui impose une
tutelle. La littérature russe met en scène la confrontation entre le
cynisme et l’arrivisme au bon sens populaire. L’Occident n’entent et
n’écoute que ses axillaires qu’il a formatés et qui parviennent à le
manipuler dans une relation perverse où il est difficile de voir le
dominant du dominé, le manipulateur du manipulé. La relation est
diabolique.
Les dirigeants occidentaux et leurs
cabinets se montrent de plus en plus comme des bureaucrates narcissiques
et diaboliques que comme des gouvernants avisés et cultivés. Ils ne
connaissent rien, ni de la Russie ni de leurs propres peuples.
Si en Géorgie, en 2008, l’Occident
pouvait se montrer « scandalisé » de la réaction de Poutine qui a
admirablement manœuvré en faisant mordre au serpent sa propre queue.
Aujourd’hui, le tapage médiatique russophobe et le cirque du filousophe
de tous les temps ne peuvent cacher l’incurie et l’inculture de
l’Occident qui sont en train d’accélérer son déclin devant la
résurrection de la Russie et de l’Église orthodoxe.
J’ai écrit, par le passé, sur
l’Afghanistan en montrant comment le commandant Messaoud a été monté en
héros par BHL pour effacer Qalbu Eddine Hikmatuyar. Les gens avisés,
instruits et cultivés savent que les malheurs actuels de l’Afghanistan
sont en partie dus à l’administration américaine et à ses alliés arabes
et musulmans : l’Arabie saoudite, l’Egypte et le Pakistan. Notre
filousophe botuste était le mouharraj médiatique. Les musulmans,
habitués aux gesticulations du manipulé impuissant, sont incapables de
faire une lecture géopolitique convenable en temps réel, en temps
différé ou à postériori. Et pourtant le projet Eurasie est un projet de
convergence historique, idéologique, politique, culturel et économique
crédible et intéressant pour les peuples musulmans et une partie de
l’Afrique, de l’Europe et de l’Asie. Ils préfèrent une guerre civile en
Syrie, une destruction de la Libye et une guerre contre l’Iran pour
épuiser leurs ressources. Très peu parviennent à faire le lien entre un
Empire agonisant et un nouveau monde en émergence dans lequel ils
doivent trouver leurs repères et leurs places comme acteurs ou comme
partenaires.
Les principaux commandements qui
gouvernent la politique américaine sont en train de se vider de leur
substance et de leur efficacité. La violence, le dollar, la profondeur
stratégique de la mentalité insulaire héritée de l’Empire britannique,
la vassalisation, l’idée de grandeur civilisationnelle ne sont pas un
dilemme pour la Russie qui sait les contrer avec intelligence et
efficacité. Elle montre son savoir-faire comme une voie à suivre.
L’Occident est sans voix et sans voie, car face à lui il y a un projet
de civilisation rival, même s’il a les mêmes apparats matérialistes et
capitalistes. Les fondements historiques, culturels et spirituels ne
sont pas les mêmes. Il ne s’agit pas d’idéaliser la Russie ou de
fétichiser son chef, mais de rappeler qu’elle est dans son aire
naturelle et que l’Occident joue le rôle d’intrus. Face à l’intrusion,
les Russes jouent leurs atouts et le cas échéant ils joueront leur
survie.
Il faut avoir le talent intellectuel et
la grandeur d’âme de Malek Bennabi ou de Roger Garaudy pour voir les
changements du monde et les voir sous cette perspective et dans cette
région du monde. Au lieu d’épuiser l’énergie dans un dialogue avec le
Vatican qui continue de ne pas reconnaitre Mohamed (saws), le Coran et
l’Islam, il aurait été plus intéressant de dialoguer avec les peuples et
les Églises orthodoxes d’Orient et de Russie loin des nationalismes
exacerbés instrumentalisés par la géopolitique anglo-saxonne.
Les élites occidentales sont en train de
se conduire comme les « élites » arabes et musulmanes : des fragments
dispersés et mortifères sans projet ni culture que met en mouvement la
rente économique et la mégalomanie de celui qui n’a plus les moyens
d’entretenir ni sa grandeur ni ses fantasmes sur la grandeur.
La Syrie et l’Iran qui étaient un enjeu
stratégique pour la Russie ont, après la Géorgie, permis à Poutine de
réveiller l’âme russe et de remettre à l’ordre du jour le projet des
poètes et des gouvernants russes : l’Empire russe. Staline et plus tard
Gorbatchev et Eltsine sont des accidents de parcours. La Russie a sans
doute tiré les leçons de son histoire tragique ainsi que celle de la
bataille stratégique sur la Syrie qu’elle a remportée. La prochaine
bataille est d’ordre vital : l’espace russe avec sa profondeur
culturelle, économique, militaire et historique…
Les incultes de l’Occident vont
fatalement se trouver devant la réalité de la géographie, de l’économie,
de l’histoire, de l’armée et de la mentalité collective russes. Les
incultes de l’Orient doivent se réveiller de leur léthargie et voir
qu’au moment où l’Ukraine focalise l’attention, le Liban la Palestine et
l’Iran sont la cible réelle de visées de plus en plus inquiétantes. Par
ailleurs il n’est ni logique ni juste que les communautés musulmanes et
chrétiennes de Syrie soient punies pour leur neutralité.
A quelques années après la guerre de
libération nationale alors que ma famille éprouvait de la fierté pour le
premier diplômé de la famille dans la filière des mathématiques,
j’avais découvert la littérature russe. J’étais tellement fasciné que je
ne dormais plus, je séchais mes cours, je ne faisais que lire roman sur
roman, auteur sur auteur. J’ai connu des Russes, plus tard, et je les
ai cru lorsqu’ils me disaient que lire Tolstoï, Gorki, Tchekhov,
Dostoïevski en russe est fascinant.
Lorsqu’on constate l’effarement des
médias et des officiels du déploiement silencieux et efficace des Russes
en Crimée on ne peut manquer de se rappeler Léon Tolstoï qui disait
dans « Guerre et paix » :
« La vérité doit s’imposer sans violence. »
« Ce n’est pas la violence, mais le bien qui supprime le mal. »
Notre imaginaire, ce stock d’images
mentales de ce qui a été lu, entendu, vu et pensé, nous permet
d’imaginer tant pour l’Ukraine que pour la Région, la violence et le
bien versus russe et versus occident. Pour l’instant le système est sans
imagination. Il est une nouvelle fois mis dans la posture du serpent
qui se mord la queue.
Lorsque Poutine réagit aux imbécilités
de l’OTAN et de la Maison-Blanche en disant que si la Russie est menacée
il transformerait l’Occident en « boule de feux », la presse système
tente de le tourner en ridicule. En réalité, elle exprime la peur au
ventre du serpent qui se mord la queue chaque fois que sa morsure lui
fait mal au point de ne plus sentir le venin qu’il s’est injecté :
« Face à une valse-hésitation entre
guerre et paix, les éditorialistes occidentaux estiment que Vladimir
Poutine assoit son pouvoir à court terme, mais n’emploie pas une bonne
stratégie pour l’avenir. » [...]
Le Russe, qui se croit non seulement le
plus proche du message de Jésus, mais le sauveur de l’humanité mise en
périls par les démons occidentaux, dit sous la plume de Dostoïevski :
« La peur de l’ennemi détruit jusqu’à la rancune à son égard. »
Les médias qui paniquent sont contents
d’annoncer la baisse de la Rouble russe, mais ils sont tellement
ignorants et méchants qu’ils ne savent pas que les exportations russes
vers l’Allemagne vont augmenter et que l’idiotie américaine d’exclure la
Russie du G20 ne fait pas les affaires de l’Allemagne.
Comme toujours la Poire et la Fève sont
dans un surréalisme comique qui n’impressionne que les officiels et
intellectuels africains et maghrébins. Ils sont dans l’adaptation de la
réalité du monde à leur microcosme parisien. Ils se comportent comme
Hollywood ou le cinéma français lorsqu’il a adapté le chef d’œuvre de
Tolstoï que Dostoïevski cite comme preuve de la grandeur et de la
spiritualité de la Russie : Anna Karénine.
Tolstoï a fait d’un drame humain
universel peint comme une fresque psychologique et sociale une affaire
de bals, de costumes, de regards langoureux, de fornication, d’adultère.
La passion humaine, la quête de l’absolu, le doute, le paradoxe, le
changement psychologique, la mise en abime qui se réalise comme une
fatalité, les frivolités et l’hypocrisie de l’aristocratie face aux
malheurs des humbles que Tolstoï a peints ne peuvent être du gout de la
gent lettrée mais inculte qui hante les salons et les antichambres du
pouvoir et de l’opinion publique.
En restant sur une note littéraire sans
pessimisme ni optimisme, posons-nous la question sur qui devrions-nous
imputer cette image de Tolstoï sur Anna Karénine :
« Elle n’éprouvait plus envers son
mari que la répulsion du bon nageur à l’égard du noyé qui s’accroche à
lui et dont il se débarrasse pour ne pas couler. »
À quel personnage pourrions-nous imputer, en ces temps de crise, cette sentence qui ouvre le roman de Tolstoï « Anna Karénine » et annonce la tragédie qui s’y joue :
« Je me suis réservé à la vengeance », dit le Seigneur.
Le roman russe est une lecture addictive
! Pour avoir le talent russe il faut baigner dans cet univers où la
peinture, la musique, la spiritualité, la logique et le fantastique
côtoient la dure réalité de l’existence terrestre, de ses conflits, de
ses contradictions… pour raconter l’universel habillé en russe ou habité
par un Russe. Il faut comme le disait Tolstoï tremper sa plume dans sa
propre chair et son propre sang pour parler de l’humain.
www.liberation-opprimes.net