Radio-Canada
30 octobre 1982
Invités:
Pierre-Paul Grasset, Jean Guitton, Roger
Garaudy, Ernest Kahane,
François
Russo, Pierre Emmanuel, Madeleine Barthélemy-Madaule
.
Mireille
Lanctôt. Roger Garaudy, on dit que Teilhard a
fasciné même les marxistes —dans le fond vous en êtes un — comment expliquer
cela?
Roger
Garaudy. Je ne pense pas que Teilhard soit jamais
allé dans le sens du marxisme, mais il est vrai qu'un marxiste se reconnaissait
volontiers en lui et je m'y suis aisément reconnu. J'ai d'ailleurs été son
introducteur dans la traduction russe qui en a été faite par les soviétiques.
Précisément parce que pour lui l'histoire a un sens. Et je crois que, ce qui
nous unissait, c'était une même lutte contre l'idée de l'absurde. J'ai toujours
été contre la conception de l'homme de Sartre: l'homme est une passion inutile
. Je n'ai jamais pensé avec Camus que le monde était absurde. Je crois au
contraire que ce monde a un sens et c'est en quoi nous nous reconnaissions si
aisément en Teilhard .
Est-ce que
la vision cosmique du monde du père Teilhard peut apporter quelque chose à la
réflexion marxiste? Oui... par ce respect qu'il avait de la transcendance. Et
je ne pense pas qu'il puisse y avoir une pensée révolutionnaire sans
transcendance, c'est-à-dire sans possibilité de rupture. Par transcendance, je
n'entends pas ce que les théologiens classiques ou dogmatiques entendent, mais
d'abord le contraire du fatalisme :on peut vivre autrement, un moment de
rupture est possible. Deuxièmement,le contraire de l'individualisme.
C'est-à-dire, je pense que chacun de nous est responsable de l'avenir et du
destin de tous les autres. Cette forme de transcendance, en nous rappelant
qu'elle était la condition essentielle de toute pensée révolutionnaire, car si
l'histoire était déjà déterminée, nous n'aurions pas besoin d'être
révolutionnaires,
il n'y aurait plus qu'à attendre que le socialisme naisse. Or, il ne peut
naître que de l'effort de chaque jour. Et je crois que, chez Teilhard, cette
notion du travail, de l'effort, qui rejoint une pensée qui m'a toujours frappé
chez le père Chenu, un de nos plus grands et plus aimés théologiens: "Plus
je travaille, plus Dieu est créateur", à mon avis, c'est la plus grande
leçon que nous puissions tirer et de Teilhard et de Chenu.
Et ça, ça
rapproche d'ailleurs Teilhard de Marx, c'est-à-dire que l'homme est responsable
de sa vie , est au centre de son avenir. Et surtout d'un Marx non dogmatique. Je
crois que Teilhard d'ailleurs en a souffert comme Marx lui-même, si des disciples
souvent trop hâtifs ont durci une pensée, l'ont simplifiée, l'ont réduite. Mais
il y a, chez l'un comme chez l'autre, à la fois ce sentiment que la vie a un
sens, mais aussi ce sentiment de notre responsabilité à l'égard de ce sens.
L'avenir n'est pas un scénario déjà écrit que je n'aurais plus qu'à jouer; en
réalité, c'est une réalité toujours en train de se faire. Je crois que des
disciples trop hâtifs et finalement qui ont porté tort à la mémoire et à
l'oeuvre de Teilhard ont voulu la transformer en une sorte de finalisme,
d'optimisme béat. Ce qui n'était pas du tout dans la pensée de Teilhard. Pour
moi, Teilhard c'est l'homme du " Milieu divin ", l'homme qui nous
fait sentir que nous baignons dans une réalité qui nous dépasse et que nous y
baignons
avec joie.
C'est un grand maître de la joie.
Je sais bien
que, pour saint Paul déjà, le Christ était le rédempteur de la nature entière.
Mais il faut bien dire qu'en dehors de saint François d'Assise, qui a si
profondément senti la nature — la nature généralement était tenue en suspicion
par le christianisme -- alors cette merveilleuse réhabilitation de la matière,
de la chair, de la nature chez Teilhard c'est un élément, pour moi, exaltant.
Sa "Messe sur le
monde", ça reste, je crois, le cri de joie de la nature spirituelle, et
acceptant sa propre nature, acceptant la matière, et ne se cantonnant pas dans
ce dualisme qui a toujours stérilisé le christianisme à certaines époques.
M.L. Est-ce
que sa pensée est encore actuelle ?