La révolte étudiante, les grèves ouvrières, l'invasion de Prague, vues par Roger Garaudy dans ses "Mémoires"
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Le vieux lion de bronze de la place
Denfert-Rochereau a
aujourd'hui une toison frémissante :
des jeunes agrippés à sa
crinière.
Va-t-il rugir et se lever ?
Se retourner au moins pour voir
Paris monter vers lui sur le
boulevard Raspail auquel il tourne
superbement le dos ?
Je suis perché sur le socle, en
dépit de la discipline : ma place
officielle serait là-bas, avec la
direction du Parti, dans la manif.
Là où je suis, l'on me regarde peu,
mais ce « peu » est fait de
soupçons : ce « vieux » n'est-il pas
un flic en civil ? S'ils savaient
que je suis membre du bureau
politique, on me délogerait
comme un pou découvert dans la
fourrure du lion.
— Tu es là comme voyeur ou
participant ?
Les aboiements des haut-parleurs de
l'étage au-dessus, celui
de l'état-major de la crinière,
m'ont dispensé de répondre.
En venant, ayant contourné les
affluents de la manif, je n'ai
pas pu traverser l'esplanade des
Invalides investie par une
concentration de cars de C.R.S.
La police va-t-elle provoquer
l'affrontement ?
Peu probable en face de cette levée
d'un million de gens.
Alors, qu'attendent-ils là-bas ?
De mon piédestal, le boulevard
Raspail a l'air d'un fleuve
filmé au ralenti. Des têtes
indistinctes de la foule émergent des
banderoles, des pancartes, et un
peuple de portraits : Mao Tsêtung,
Che Guevara, Hô Chi Minh, Nasser,
Lumumba... Pas un
visage européen. Comme si la levée
de Paris se faisait à l'appel
d'un autre monde et cherchait à voir
celui-ci avec d'autres
yeux.
Cette arche de Noé oscille sur la
houle.
Les rives du fleuve sont dessinées :
le service d'ordre, et sa
guirlande de macarons rouges de la
C.G.T., encadre la
manifestation avec l chaîne des mains nouées de ses militants,
sur des kilomètres, pour empêcher
débordements et provocations.
En arrivant sur la place, le défilé
se déploie en éventail, puis
en cercle autour du Lion, comme sur
le cratère d'un volcan.
Pénètrent maintenant sur la place
les dirigeants de l a C.G.T.
et du Parti communiste.
Dans leurs porte-voix, les responsables
du service d'ordre
répètent sans cesse aux nouvelles
vagues de manifestants :
— Dislocation ! Dispersez-vous ! A
votre gauche, par Arago
ou boulevard Blanqui.
— Qu'est-ce que tu attends, Daniel ?
Le groupe de la crinière, là-haut,
semble porter son chef et la
petite flamme rousse de ses cheveux.
Lorsque Cohn-Bendit se lève, une
clameur embrase la place.
Puis un silence. Une attente. Une
attente messianique.
Il s'adresse, au-delà de ses propres
troupes, aux états-majors
traditionnels qui débouchent sur la
place.
— Le temps des processions est
fini...
Nouvelle flambée de cris.
— On veut vous renvoyer, comme à la
fin de la messe.
Huées indistinctes...
Il enchaîne :
— Vous n'êtes pas venu un million
pour un enterrement!...
La fête continue : descendez l'avenue
du Maine... puis la Seine,
et retour au quartier Latin.
Délire sur la place.
Protestation puissante sur Raspail.
J'entends vaguement : «
Provocateur... Les flics attendent piège...»
Je n'arrive pas à me dégager pour
essayer de faire annoncer
plus loin, avant les Invalides,
qu'on jette ces lycéens enthousiastes
dans la gueule des flics.
Le bureau politique délibère,
pendant la nuit, au 44, rue Le
Pelletier, siège du Parti.
— Où étais-tu ?
Je reconnais volontiers mon
indiscipline. Mais je contreattaque:
— J'ai pu avoir une vue d'ensemble.
Déshonorante pour
notre Parti. Sa direction ne
dirigeait rien... wagon de queue de
la manif...
— Tu t'es fait avoir par les
romantiques... les aventuriers...
Il n'existe aucune condition
objective d'une révolution...
— Il n'existe jamais de conditions
objectives d'une révolution.
— Tu parles comme Sartre !
— Non : en 1917, les réformistes
disaient à Lénine: les
conditions objectives n'existent
pas... C'était vrai : la classe
ouvrière russe représentait 3 p.100
de la population active.
Faire une dictature du prolétariat
sans prolétariat...
— Tu en conclus qu'on peut faire une
révolution n'importe
quand ?
— Non. Mais à la faveur d'une
conjoncture : en 1917, la
défaite et les mutineries dans
l'armée, les paysans rebelles, la
décomposition de l'État...
— Tu crois qu'il y a aujourd'hui une
décomposition de
l'Etat? Tu viens de nous parler des
C.R.S. aux Invalides...
— Il y avait une garde impériale au
Palais d'Hiver... Mais
l'Histoire, ça se vit.
— Et pour toi, la vie, c'est le
mythe. Les barricades de la
nuit de vendredi à samedi ?
— Le mythe est plus mobilisateur que
le théorème...
— Tu n'as pas vu la provocation ?
— Oui. Et nous avons bien fait de
l'éviter. Mais sans jouer
notre rôle : orienter cette force...
Nous l'avons démobilisée.
— Tu aurais voulu qu'on fonce avec
eux ?
— Non. Mais entre « descendre les
flics » et « rentrez chez
vous », il y a de la place pour
inventer.
Pour la première fois, j'ai quitté
le bureau politique avant la
fin de la séance.
Je vais attendre Silvia Monfort à la
sortie du Théâtre des
Boulevards, où elle joue la pièce
d'Alain Decaux sur les
Rosenberg.
En dînant, je lui raconte mes
déceptions :
— Pour te consoler, viens au théâtre
! Le plus beau théâtre,
en ce moment, en grandeur réelle,
c'est la ville.
A 3 heures du matin, nous arrivons à
la Sorbonne. Elle vient
d'être occupée.
Une ruche.
Surréaliste.
Standard téléphonique appelant les
étudiants de Turin ou de
Berlin.
Crépitement des machines à écrire.
Déferlement des rouleaux de stencils
pour les tracts. Une
orgie de modernité au service de la
« révolution ».
Le meilleur et le pire... Mais
l'extase.
Dans la galerie... des couples
enlacés. U n garçon vient de
lâcher une étudiante aux seins nus,
qui rit à pleines dents avant
de s'endormir. Les émotions de la
journée... Silvia secoue le
gars :
— Qui t'a filé la drogue ?
— Les flics.
— Quelle drogue ?
— L.S.D., kif, haschich... et après?
— Tu « révolutionnes » , ou tu fous
le camp ?
— Pourquoi tu me dis ça ? Parce que
je fais l'amour ? Le
corps se libère. L'esprit suivra.
Il s'étire comme s'il sortait d'un
rêve :
— Faut tout changer. C'est urgent
comme une envie de
pisser.
Il arrive tant bien que mal à
s'asseoir, et, le doigt levé, avec
un air de prédicateur :
— La révolution... d'abord dans les
hommes, avant de la
faire dans les choses...
Il se met enfin debout, esquisse une
sorte de garde-à-vous et
de salut militaire :
— Ce n'est pas une révolution, Sire,
c'est une mutation...
oui... je te le dis : une mutation.
Dans la rue Gay-Lussac, foule autour
des pavés arrachés
avant hier. L'incantation et le
mythe : « Sous les pavés, la
plage. »
Un ancien combattant de samedi
m'explique :
— Tu vois, vieux, une barricade,
c'est le contraire d'un
mur : c'est pour ouvrir...
Le syllogisme y perd son grec. En m'éloignant,
j'entends la
fin de son homélie : « L'avenir. »
Victor Hugo, Enjolras : « Ce que
l'on voit du haut d'une
barricade. »
Le symbole : marcher sur une autre
terre.
Pavé gris : les bourgeois. Et nous :
le sable d'or. Une terre
nouvelle.
A l'aube, le sommeil. Le rêve.
L'indécrottable prof que je suis et
l'enfant que je reste
mâchonne en sommeillant : « Le
mythe... indicateur de transcendance...»
C'est bon ce demi-sommeil où l'on
revit une autre fois sa vie,
sa triple vie : celle d'hier, celle
du rêve, et un foisonnement de
possibles futurs.
L a préhistoire, en moi, de ce grand
jour, défile comme un
film projeté au ralenti, surgissant
du petit agenda qui m'est
tombé des mains encore ouvert, sur
ma table de nuit :
— Le 3 mars : conférence à 1' «
Université nouvelle », rue de
Rennes, sur le centenaire de Paul
Claudel.
— 6 avril. A Rome, j'ai longuement
rencontré Marcello
Mastroianni, sur le Longo Tevere,
pour lui proposer un rôle de
prêtre ouvrier dans un film dont je
porte en moi, depuis dix ans,
le projet. Mastroianni est entré
dans ce rêve qui rompt avec
tous ses emplois antérieurs de jeune
premier. Mais son agent
nous attend sans doute, avec son
escopette, sur l'autre versant :
celui de la commercialisation.
— Du 8 au 11 avril : colloque chrétiens-marxistes
sur les
problèmes de l a croissance et du
développement au Conseil
oecuménique des Églises, à Genève.
— 17 avril. Ajaccio. Au cinéma
Laetitia, pour le proche
centenaire de Napoléon, ma
conférence-défi : « Napoléon fut-il
le Lénine de la révolution
bourgeoise ? » Bien entendu, je
réponds : oui.
Le maire bonapartiste d'Ajaccio
m'attend à la sortie avec un
bouquet de « violettes impériales »,
et l'on m'envoie un
diplôme de Corse d'honneur.
— 23 avril. Débat à la faculté de
théologie d'Angers sur
le thème : « Signification
spirituelle de l a Révolution d'Octobre.» Amphi bourré de prêtres, de profs et
d'étudiants de la
Catho.
— 6 mai. A Poitiers. Avec huit cents
étudiants de la faculté,
je marche sur la préfecture, créant
dans la ville une atmosphère
de kermesse et de fête. Sur la
place, le préfet me fait dire qu'il
accepte de me recevoir :
— Je ne suis pas le représentant des
étudiants. Il vaut
d'ailleurs mieux que je reste avec
eux dans la rue pour qu'il n'y
ait pas d'incident.
U n divisionnaire m'apporte la
réponse : d'accord pour une
délégation d'étudiants.
Le commissaire ajoute :
— Pourquoi ne nous avoir pas
prévenus à l'avance : nous
aurions envoyé un service d'ordre.
— Il y a eu de l'ordre précisément
parce qu'il n'y a pas eu
votre service d'ordre.
— 7 et 8 mai. Colloque à l'Unesco
pour le cent cinquantième
anniversaire de Marx. Affrontement
avec Marcuse.
Selon lui, la classe ouvrière a de
moins en moins d'importance
sociologique. Une révolution ne peut
venir que du Tiers-
Monde ou de marginaux.
Ma réponse : si l'on ne définit pas
de façon étroite la classe
ouvrière comme l'ensemble des
travailleurs manuels (ce que
Marx n'a jamais fait), l'évolution
technologique intègre au
contraire à la classe ouvrière de
nouvelles catégories de
travailleurs ; qu'il s'agisse de la
mécanisation de l'agriculture
transformant des paysans en
salariés, ou de l'informatisation de
l'industrie, développant d'immenses
secteurs du « bloc historique
nouveau ».
Un « blanc » dans mon film intérieur
comme si la pellicule
s'était cassée le 13 mai.
Je m'assieds en sursaut sur mon lit
: le petit carnet d'où se sont
échappées ces dernières péripéties
est là : il est juste temps pour
m'habiller et filer à la gare : ce
soir, 14 mai, l'opéra de Reims :
on m'attend pour une conférence sur
la guerre d u Viêtnam.
Demain 15 mai, à Paris, à la Maison
verte, dans le XVIIIe
, le
pasteur Voge a organisé une
rencontre avec le pasteur Gaillard:
« Chrétiens et marxistes dans le mouvement de mai ».
« Chrétiens et marxistes dans le mouvement de mai ».
J'essaie, au bureau politique, de justifier
tant d'absences : ce
dialogue avec les chrétiens et leurs
problèmes n'est pas
seulement un effort pour ne pas
isoler le Parti, mais surtout
pour ne pas l'appauvrir d'une
dimension essentielle : la transcendance, possibilité permanente de rupture avec
les déterminismes et les aliénations.
— Tu aurais dû te faire moine
prêcheur...
— Non, il chasse le chapeau de
cardinal..., dit plus aigrement
un autre membre du bureau politique.
Le mot est venu du dehors : L e
Nouvel Observateur épie, à
l'intérieur du Parti, les rivalités
entre les « mousquetaires du
Cardinal », les miens, et les «
mousquetaires du roi », ceux de
Georges Marchais.
Hélas ! mes « mousquetaires » sont
rares. Waldeck-Rochet
m'a dit : «J'ai sondé les
fédérations. A u maximum, 15 p. 100
des membres du Parti partagent plus
ou moins tes positions. »
Il a probablement raison et, au
niveau de la direction, il n'y a
guère qu'un membre du comité
central, Dupuy, le maire de
Choisy, qui se batte ouvertement en
« mousquetaire du cardinal».
La bataille est perdue d'avance,
mais il faut la livrer jusqu'au
bout : l'avenir en dépend.
Première défaite : dans un mensuel
du Parti, Démocratie
nouvelle, dirigé par Jacques Duclos, j'ai
publié un article :
« Révolte et révolution », dégageant
« le lien interne et profond
entre les aspirations des étudiants
et les objectifs de l a classe
ouvrière ».
En opposition radicale avec la
position de Marchais, je
rappelle qu'on ne peut définir les
étudiants par leur origine
sociale (et n'y voir que des
petits-bourgeois), mais par leur
fonction future de cadres.
Un passage vient de s'opérer, chez
les étudiants, en quelques
semaines, de la critique de
l'Université à la critique de la
société et de sa conception «
cancéreuse » de la croissance.
Une exigence se fait jour : participer
activement à la détermination
des fins et du sens du travail et de
toutes les structures
sociales.
N'est-ce pas la voie centrale du
mouvement révolutionnaire
de lutte contre toutes les
aliénations ?
La revue est sortie le 12 mai. Le
15, le secrétariat du Parti
prend la décision de la supprimer à
cause de mon article « en
rupture avec la ligne du Parti ». Le
rédacteur en chef, Paul
Noirot, prévoyant et hardi «
mousquetaire du Cardinal », a fait
faire un tirage à part distribué
massivement au quartier Latin,
ce qui a pour effet de me faire
inviter à la Sorbonne, à
l'initiative des étudiants
d'anglais.
Le meeting a lieu dans une grande
salle de la rue de l'Ecolede-
Médecine, où s'entassent des
centaines d'étudiants bien
avant l'ouverture. Avec Jean Bruhat,
professeur d'histoire à la
Sorbonne, Hélène Langevin, la fille
de notre vieux maître,
André Parreaux, prof d'anglais à la
Sorbonne, nous sommes au
coin de la rue et du boulevard
Saint-Michel, nous demandant
comment entrer : une majorité me
reste hostile, i l y aura de
l'obstruction. Une voiture stoppe
brusquement devant nous.
En sort Guy Besse, membre du bureau
politique.
— Je viens te dire, de la part de
Waldeck, que le secrétariat
du Parti a décidé que tu ne dois pas
parler à cette réunion. C'est
un piège. Tu seras chahuté et
probablement viré, comme
avant-hier, Juquin s'est fait
défenestrer à Nanterre et Roland
Leroy chasser de la Halle aux vins.
— Au lieu de ramer, même à
contre-courant, nous plions
bagage...
— Tu devrais comprendre, Roger, que
le prestige du Parti
serait atteint si un troisième
dirigeant du Parti...
— Le déshonneur, ce n'est pas d'être
battu, c'est de refuser
le combat...
— Tu sais comment Aragon a été reçu,
à la Sorbonne, par
Cohn-Bendit. « Ici, même les
traîtres ont droit à la parole :
alors, Aragon, tu peux parler... »
— Il est temps que j'entre...
— Le B.P. te l'interdit. Si tu te
fais écharper...
— C'est mon affaire.
— Non. C'est l'affaire du Parti.
Bruhat, qui doit présider,
m'approuve et se met en marche
avec moi. Guy se balance d'un pied
sur l'autre, puis nous
rejoint :
— Si, au moins, on groupait quelques
membres des Jeunesses
pour vous protéger...
— C'est la dernière chose à faire :
ce serait la bagarre
immédiate. L a seule chance de nous
exprimer, c'est d'entrei
seuls...
— Tu sais que la direction est
contre...
— Tant pis pour elle. Si ça n'a pas
marché, l'Huma de
demain n'a qu'à dire que je suis un
provocateur. La responsabilité
du Parti sera dégagée.
Ce ne fut pas de tout repos :
premier bouchon à la porte,
huées, bousculades. Mais,
semble-t-il, la grande majorité des
étudiants, même hostiles aux
positions du Parti que je représente,
désire au moins entendre ma défense.
Ceux qui m'ont
invité jettent quelques brassées de
mon article. Ils se sont
décoincés de la tribune. Ils
parviennent à nous tirer à
l'intérieur, Bruhat et moi.
Vociférations. Pendant vingt
minutes, bloqué sur l'estrade,
bousculé par ceux qui veulent
m'injurier de plus près, j'entends
tout le chapelet traditionnel de
l'insulte. A u vol, j'en accroche
une ou deux plus originales : «
Troubadour faisandé... mandarin
de Staline ! »
Par précaution, je retire mes
lunettes.
On se lasse enfin de crier. Je peux,
tant bien que mal,
m'exprimer. Dès le premier mot, je
fais une gaffe en lançant un
nom que l'on conspue aussitôt : «
Galbraith... » Un déferlement
de rires, de hurlements... Dans une
éclaircie, je case ma
citation : « Dans nos sociétés de
croissance, tout se passe
comme si saint Pierre, avant de les
expédier vers le Paradis ou
l'Enfer, posait à chaque arrivant
cette unique question : qu'as tu
fait sur la terre pour augmenter le
produit national brut ? »
D'un souffle, j'arrive au bout de ma
phrase. Le rire se
déchaîne, mais sans hostilité, cette
fois. J 'en profite : « C'est
vrai, oui ou non ? Sans savoir qui
l'a dit : saint Pierre, Galbraith
ou moi. » Jubilations : « Oui ! »
Venant de tous les côtés. Nous
sommes au centre du débat. L'anneau
se desserre un peu. Je
continue par questions, attendant
les réponses hurlées.
Etrange dialogue. Mais dialogue
quand même. Il durera
trois heures. Avec des coupures de
lumière, des sifflets, des cris.
Mais, finalement, je peux dire à peu
près tout ce que je voulais
dire. Les plus acharnés, se sentant
isolés, abandonnent le
terrain. La discussion, avec de
franches morsures et des
soubresauts d'agressivité, devient
presque fraternelle. Quelques
étudiants catholiques ont fini par
me soutenir : les
communistes se sont dégelés. Les
organisateurs exultent et l'on
se retrouve pour un pot au Helder.
J'en profite pour téléphoner à
Waldeck que tout s'est
finalement passé sans drame.
— Tu comprends, Roger, nous avons
craint, après ce qui est
arrivé à Roland et à Juquin...
— Je ne suis ni Roland ni Juquin...
Je raccroche.
Nos intellectuels relèvent la tête.
U n « Manifeste des 36 » est
adressé au comité central,
protestant contre l'incompréhension
du Parti sur le sens et l'importance
du mouvement étudiant. Ils
demandent à être entendus. La
direction doit céder : le 1er
juin,
au 4 rue Gît-le-Coeur, a lieu la
confrontation : la délégation du
comité central est composée de
Roland Leroy, de moi-même, de
Besse et de Juquin.
En face de nous, de l'autre côté de
la table, les « 36 », parmi
lesquels ceux de nos intellectuels
que j'aime le plus : l'helléniste
Jean-Pierre Vernant, le docteur
Klotz, l'avocat Matarasso, le
peintre Pignon, Bruhat et tant
d'autres.
Ils ont la dent dure : Jean-Pierre
Vernant (qui fut l'un des
plus hardis dans la Résistance aux
nazis) parle avec véhémence
d'une « stratégie parlementaire
imbécile » de la direction du
Parti :
— Avec un aussi extraordinaire
mouvement, vous allez
brader les grèves contre une
promesse d'élections.
Pignon, évoquant le malaise chez les
artistes, devant les
freinages du Parti, énumère toutes
les « sottises » dites, écrites
et faites depuis l'article de
Marchais du 3 mai. Plusieurs
demandent le « retrait de la scène »
de Marchais et de Juquin.
L'estrade est sur la défensive : les
juges sont devenus les
accusés. Malgré les débordements de
quelques-uns, je suis si
ravi de leur réquisitoire que je
n'interviens pas pour défendre
l'indéfendable. Je me contente de
quitter ma chaise et d'aller
m'asseoir de l'autre côté de la
table.
Roland Leroy, à la sortie, me dit
qu'il fera rapport de mon
attitude « irresponsable et
intolérable ». Le deuxième adjectif
est sûrement juste pour
l'orthodoxie. Pour l'autre... Devant qui
sommes-nous responsables ? Devant un
« groupe » qui tient le
pouvoir au Parti, ou devant le
mouvement ?
Après une version très « caviardée »
de mon article de
Démocratie nouvelle, que j'ai réussi à publier dans L'Huma
du
15 mai, je ne pourrai plus rien
passer dans notre presse. Ni
intervenir à Paris.
Des collègues de la Sorbonne, de
Nanterre et de Censier, me
communiquent les documents élaborés
par les étudiants et les
assistants, surtout sur les sciences
humaines.
Leur esprit se résume dans
l'inscription ornant alors le
fronton de la Sorbonne : « Faculté
des lettres et des sciences
inhumaines ».
A la section de psychologie, l'on
s'interroge sur la fonction du
psychologue à l'école, à l'hôpital,
à l'entreprise : assurer une
meilleure adaptation à l'ordre
établi.
D'autres mettent en cause la
transformation du sociologue et
de l'économiste en valets du
système.
Les philosophes se demandent si les
questions de la philosophie
ne sont pas venues d ' « ailleurs »
, et s'interrogent sur la
fonction sociale des « humanités ».
Sur le rideau de fer de la scène de
l'Odéon, cette interpellation:
« Qui crée ? pour qui ? »
« Qui crée ? pour qui ? »
C'est le moment où, dans l'une des
plus grandes concentrations
de matière grise des États-Unis, à
l'Institut de technologie
du Massachusetts, le fameux M.I.T.,
l'on fait grève pour
réfléchir sur le sens et le but de
la recherche scientifique.
« Soyons raisonnables : demandons
l'impossible ! » crie-t-on
à Censier. « Changer la vie ! »
Toute une génération, en ce
printemps, a l'âge et le visage de
Rimbaud.
Le bureau politique siège en
permanence pendant la discussion
des accords de Grenelle entre les
syndicats ouvriers, le
patronat et l'État.
Nous sommes informés d'heure en
heure par un membre de
la délégation de la C.G.T., Georges
Frischman, qui fait la
navette entre Grenelle et le 44, rue
Le Peletier, siège du comité
central.
Pompidou ronronne avec des
câlineries de chat. Lors d'une
interruption de séance, il dit à
Séguy : « Vous voyez que, même
en votre régime socialiste, je
pourrai encore rendre service ».
Dans la nuit du 19 au 20 mai, les
accords sont signés. Au
matin du 20, le bureau politique au
complet est silencieux : l'on
attend le retour de Frachon et de
Séguy qui sont allés, de la
passerelle de l'île Seguin, donner
aux ouvriers de Renault
connaissance des accords signés à
Grenelle.
Malgré leur prestige, ils ne sont
pas parvenus à obtenir
l'accord des grévistes.
Consternation. Long silence.
Georges Marchais le rompt le
premier. Il s'adresse à Séguy :
— Il faut en finir avec les
occupations d'usine. L'opinion,
notamment en province, ne nous suit
pas. Surtout après le
matraquage de l a presse et les
provocations des groupuscules
étudiants.
Séguy lui répond :
— L'on peut stopper, mais nous y
perdrons des plumes.
Encore un silence. Je ne peux plus
me contenir :
— Georges a raison de dire que
l'opinion ne nous suit pas.
Mais pour des raisons contraires à
ce qu'il croit. Ce n'est pas
une grève générale classique entraînant
seulement les ouvriers.
Les usines sont occupées, les
universités aussi, la télé aussi,
l'administration est grippée, il y a
des hésitations dans la
magistrature : des juges ont refusé
d'ordonner des évacuations
d'usines... C'est une grève
nationale, et tu veux déjà tourner la
page?... C'est ça que l'opinion ne
comprend pas.
— Et les C.R.S., tu les as vu fondre
dans ta grève nationale ?
— Tu crois qu'avec les C.R.S. on
peut faire le boulot des dix
millions de grévistes ? Remettre en
marche les universités ?...
— Des grèves et des répressions, on
en a vu d'autres...
— Voilà l'erreur : appliquer à un
événement nouveau un
schéma du passé...
— Qu'est-ce qu'il a de nouveau, ton
événement ?
— Il n'est pas né en période de
crise : peu de chômage, peu
d'inflation, un taux de croissance
relativement élevé. Et voilà
que nos jeunes prennent conscience
que le système est plus
dangereux par ses succès que par ses
échecs...
— Qu'est-ce que ça change ?
— Tout. Le but même du mouvement. Ce
qui est mis en
cause, c'est un modèle de
développement où la croissance
économique est identifiée au
bonheur. E t toute une civilisation...
Alors, à tâtons, sans stratégie,
c'est vrai, ils cherchent
ailleurs...
— A Katmandou..., lance quelqu'un.
Hilarité générale.
Gaston Plissonnier, premier «
mousquetaire du Roi » attaque:
— Si on suivait Roger, on irait...
je ne sais pas si c'est à
Katmandou ou ailleurs, mais sûrement
à l'aventure.
— Écoute, me dit François Billoux :
je te connais depuis plus
de trente ans. J'ai bien aimé ton
romantisme et même ton
mysticisme... Mais aujourd'hui il
s'agit de choses sérieuses. Je
propose qu'on passe de tes rêves à
la réalité.
Tout le monde est d'accord avec
François pour « passer aux
choses sérieuses ».
Marchais les expose : des élections
sont proches. Il ne s'agit
pas d'effrayer les gens, perturbés
par les gesticulations des
gauchistes. Notre Parti doit
apparaître comme la sagesse et la
responsabilité si nous voulons
rassembler les masses et gagner
des sièges...
Je ne parviens pas à suivre le
cortège de ces funérailles de
l'espérance.
Marchais a, en effet, flairé depuis
longtemps la perspective
des élections que de Gaulle propose
en échange d'une reprise
du travail.
Au bureau politique, Marchais
triomphe :
— Tu vois, si on avait écouté tes
rêveries...
Et à Séguy :
— Maintenant, ce que je t'ai dit la
semaine dernière est
encore plus urgent : il faut trouver
la piste pour l'atterrissage
des grèves. Vite. Il est temps que
les imprimeries fonctionnent
pour faire les bulletins de vote et
le matériel de propagande
électorale.
Ainsi fut fait... et, un mois après,
Pompidou obtient un
triomphe dans les urnes. L'ordre
régnera.
A la session du comité central de
Nanterre, le 8 juillet, je
dénonce notre faillite. Depuis le
début des événements :
— Dès le 3 mai, l'article de
Marchais reprochait aux
« groupuscules » d'empêcher le
fonctionnement « normal » des
facultés. A la Chambre, Baillot, par
question écrite, demandait
au ministre... quelles mesures il
comptait prendre pour assurer
ce fonctionnement « normal » ? A u moment
où les « normes »
étaient mises en question, nous
offrions la trique pour la
répression. Tout cela pour n'avoir
rien compris à ce qui se
passe dans la tête et le coeur des
gens, et avoir rabâché nos
schémas. Un parti conservateur peut
se passer de théorie, se
contenter d'un « empirisme
organisateur », comme disait
autrefois Maurras. Mais un parti qui
se prétend révolutionnaire
ne peut pas se passer de théorie
comme boussole et
comme carte de l'avenir, ni
d'analyse de ce qui est en train de
naître. Georges, dès le 3 mai où tu
ne voyais, dans le
mouvement, que gesticulations
anarchistes et non son sens
profond, ton article contenait le
germe de toutes nos erreurs.
Par ton aveuglement, tu mets le
Parti sur une voie de garage,
dans les bas-côtés de l'Histoire. Tu
seras le fossoyeur du Parti.
Tollé général.
Je ne suis plus qu'un exclu en
sursis.
On m'utilise pourtant encore,
pendant plus d'un an, comme
article d'exportation.
A Heidelberg, conférence sur le
dialogue chrétiens-marxistes,
dans le grand amphi de l'université,
sous la présidence du
doyen de la faculté de théologie,
avec plus de sept cents
étudiants. Mes conclusions : le
dialogue avec l'Allemagne de
l'Est et la légalité pour le Parti
communiste allemand. Le texte
est ronéoté à l'Institut français et
distribué.
A Montréal, sur mon livre Marxisme
du XXe
siècle,
mille
étudiants dans la salle d'honneur de
l'université. Le lendemain
est créée à l'université une cellule
du Parti sur la base de la
discussion.
En Californie, à l'université de
Santa Clara, près de San
Francisco, six cents étudiants. Le
père Buckley, un jésuite, m'invite
à prendre la parole avec lui, à la
messe, sur le Viêtnam.
Devant l'autel. Trois cents
étudiants ont applaudi dans la
chapelle.
Sur la Révolution d'Octobre,
quarante-cinq minutes d'émission
à la télévision autrichienne, où,
pourtant, les choses sont
difficiles en raison des souvenirs
laissés par les troupes soviétiques
d'occupation.
17 novembre. A Londres, les Amis de
Teilhard de Chardin
m'invitent à un débat, avec le père
Abel Jeannières (un jésuite,
directeur, à Paris, de la revue Projet)
sur « Liberté et créativité».
6 décembre. A Bruxelles, sur « le
problème chinois », je suis
invité par l'Union des étudiants
communistes à l'université.
Des prochinois, et d'autres qui ont
planté le drapeau noir à la
tribune, ont décidé de m'empêcher de
parler. Les jeunes de
notre service d'ordre engagent une
bataille physique, et nous
nous emparons de l'estrade. Une
paire de lunettes cassée, et la
veste déchirée. L e Monde, sous
la plume de son correspondant
particulier — très particulier en
effet — Pierre de Vos, publie
un montage de textes sans aucun
rapport avec ce que j'ai dit. Il
me prête de violentes attaques
contre le Parti communiste
français, dont je n'ai pas parlé.
Devant les protestations et le
compte rendu donné en
Belgique dans Le Soir de
Bruxelles et dans le journal de la
démocratie chrétienne : La Cité,
Le Monde du 7 novembre publie
mon démenti, avec cette note : «
Nous n'avons rien à ajouter. »
Le directeur de la revue théorique
du Parti communiste
anglais, Klugman, m'invite à
rencontrer, à Cambridge, sur le
problème chinois, le biologiste
Joseph Needham, auteur d'une
gigantesque Histoire de la
science chinoise en huit volumes. Il est
troublé par la campagne antichinoise
du Parti français, où, me
dit-il, « on ne reconnaît plus un
communiste d'un anticommuniste».
Après les rêves du printemps 68, le
cauchemar revient avec
l'invasion de Prague.
Malgré le chaos du mai parisien, est
maintenue l'invitation
qui m'a été faite, en janvier, de
passer mes vacances en Crimée.
Le 20 août, un membre du comité
central soviétique vient
m'informer, à 6 heures du matin,
que, « à l'appel du bureau
politique tchèque », l'armée
soviétique est « entrée ».
— Donnez-moi la liste des membres du
bureau politique
tchèque, et les noms de ceux qui
vous ont « appelés ». Dubcek
est-il parmi eux ?
Il bafouille.
— Donc vous mentez. Je veux
connaître l'opinion de mon
parti. Je vous prie de me donner les
moyens de rentrer
immédiatement.
Il invoque des problèmes techniques
: période de vacances,
pas de places dans les avions...
— Si je ne suis pas à Paris demain à
midi, je tiendrai cela
pour une séquestration. Et je le
dirai publiquement.
Le soir, à minuit, j'arrive à
Moscou, à l'hôtel réservé aux
dirigeants étrangers :
— La camarade Jeannette Vermeersch
est ici. Elle a
demandé que, quelle que soit l'heure
de votre arrivée, vous
alliez la voir.
Elle arpente sa chambre, s'arrête
net à mon entrée :
— Tu connais la décision du B.P. ?
— Non.
— Moi j'ai téléphoné au secrétariat
à Paris. Voici le texte.
Elle me le lit nerveusement.
Lorsqu'elle arrive au passage
« le Parti communiste français
réprouve l'intervention... », je
crie : « Bravo ! »
Elle arrache ses lunettes :
— Tu me permettras d'être moins
satisfaite que toi. C'est
une honte.
Le lendemain, dans l'avion qui nous
ramène à Paris, face à
face dans le petit salon qui nous
est réservé, nous rédigeons
chacun notre intervention pour le
comité central. De temps en
temps, l'un de nous lève la tête et
rencontre le regard de l'autre.
Sans un mot. Une amitié de trente
ans semble morte.
Au comité central, seule Jeannette
s'élève violemment contre
le désaveu de l'Union soviétique. Je
demande la parole aussitôt
après elle :
— Je ne comptais plus intervenir...
De sa place, Jeannette me crie :
— Menteur ! Ce matin tu préparais
ton texte dans l'avion.
— Laisse-moi finir ma phrase : je ne
serais pas intervenu,
puisque tout le monde me semble
d'accord, si Jeannette ne
venait pas de défendre une telle
position.
L'unanimité n'est qu'apparente.
Le lendemain, au cours d'une visite
à l'ambassadeur de
Tchécoslovaquie à Paris, Pithart,
pour m'informer plus complètement
sur la situation à Prague, nous
décidons, l’ambassadeur et moi, de faire un communiqué : il ne suffit pas de
condamner la forme militaire de
l'intervention. Il ne s'agit pas
d'une erreur, mais de la logique
interne d'un système qui
conduit à de telles aberrations.
Notre conclusion : « Un pays
qui en opprime un autre est-il
socialiste ? Allez-vous-en. »
Ce manifeste, capté à Prague par la
radio clandestine, est
diffusé en face des chars
soviétiques. L'ambassadeur Pithart est
immédiatement rappelé à Prague et
destitué. L'Humanité du
lendemain publie contre moi un blâme
public désavouant mon
texte et dénonçant mon «
indiscipline ». Il m'est difficile de la
contester.
Roger Garaudy
Mon tour du siècle en solitaire
Mémoires
Mon tour du siècle en solitaire
Mémoires
Editeur Robert Laffont, 1989
IIe partie, chapitre 11 « 68 le tournant des rêves »
IIe partie, chapitre 11 « 68 le tournant des rêves »
Pages 231 à 249