L'apport de la Perse après le renversement de la
dynastie sassanide et la renaissance islamique du pays
est capital pour la culture islamique.
Sur le plan religieux, l'islam iranien, dominé par
le schisme « chiite », né d'un problème de succession
du Prophète, mais qui, au-delà, est une véritable
synthèse de l'islam et de la très ancienne religion
mazdéenne de Zarathoustra, a inspiré des oeuvres,
qui comptent parmi les sommets de la poésie, de la
philosophie et de la mystique.
Firdousi (940-1020), un siècle environ avant les
premières chansons de geste de l'Occident, écrit dans
son Livre des Rois l’ épopée
des héros de son peuple. Il y
établit la continuité culturelle avec l'Iran préislamique,
et surtout l'Iran de la religion mazdéenne de
Zarathoustra, dont les rois sassanides avaient fait la
religion officielle. Les luttes millénaires du peuple iranien
sont une lutte contre le mal selon le dualisme
mazdéen. Il ne s'agit pas pour Firdousi de raconter
seulement une histoire, mais de donner des modèles de
grandeur humaine. Il le fait dans une langue si belle
que les conteurs d'aujourd'hui chantent encore ses
récits à leur peuple.
Sohravardi (1155-1191) accomplit, en philosophie,
une tâche semblable à celle de Firdousi dans son
poème. Il se voue à la « résurrection des sages de
l'ancienne Perse » (celle de Zarathoustra), et crée une
philosophie « orientale », au sens premier du mot :
une philosophie de la lumière. Le symbolisme zoroastrien
de la lumière, appliqué à la méditation de l'acte
« prophétique », central dans l'islam, le conduit à
transposer l'épopée héroïque de l'ancien Iran en
épopée mystique.
Mystique et poésie iraniennes. Le cheminement de
l'âme vers le Dieu caché, le poète persan Attar (v. 1150-
v. 1220) l'exprime dans le symbole de son Colloque des
oiseaux : trente oiseaux partent à la recherche de leur
roi, le légendaire Symorgh, et, après une course
épuisante à travers déserts et vallées, brûlés de corps et
d'âme, ayant tout donné, tout leur est rendu ; ils
parviennent à un lac et, y découvrant leur propre
visage, découvrent en même temps que leur roi c'est
eux-mêmes, ayant renoncé à leur « moi » pour devenir
un « nous ».
« Le soleil de ma majesté est un miroir, leur
dit le Symorgh , celui qui
vient s'y voit tout entier,
son âme et son corps . . . Lorsque vous avez franchi
les vallées du chemin redoutable, lorsque vous avez
souffert et combattu pour vous dépouiller de vous -
mêmes et atteindre la plénitude, vous n'avez agi
que par mon action. . . Anéantissez-vous donc en
moi afin que vous vous retrouviez vous-mêmes en
moi.»
Pour Ruzbehan de Chiraz (fin du XIIe siècle), dans
son Jasmin des fidèles d'amour
, qui inspirera Dante,
« c'est dans le livre de l'amour humain qu'il faut
déchiffrer la règle de l'amour divin ».
« L'amour de l'amant et de l'aimée est habité
par la même force qui attire l'homme vers la réalité
divine et qui est le réel par excellence. . . Aimer la
beauté, c'est voir l'existence éternelle avec l'oeil
même de Dieu.»
Pour Roumi (XIIIe siècle),l'un des plus grands
mystiques et des plus grands poètes de tous les temps, i l
n'est pire douleur que d'être arraché au tout, et le
mystique vit de cette nostalgie.
« Ecoutez le roseau qui conte son histoire. Il
gémit d'être seul, coupé de sa racine. Depuis qu'on
m'arracha, les amants déchirés ont emprunté mes
cris pour épancher leurs plaintes. Car j'ai besoin
d'un coeur déchiré par l'absence, pour dire la
douleur de cette nostalgie.»
C'est le thème repris par Hafiz au XIVe siècle et
que Goethe lui emprunta. Hafiz chante :
« Comme le cierge brûle l'âme, lumineuse
dans la flamme d'amour, d'un coeur pur j'ai
sacrifié mon corps. Tant que tu ne seras pas comme
les papillons, consumé par la nostalgie du Tout, tu
ne pourras jamais t'affranchir de la souffrance
d'amour.»
Et Goethe, qui écrivait : « Hafiz, se comparer à toi,
quelle folie ! », reprendra :
« Toi, l'amant de la lumière, tu t'y brûles
comme un papillon . Tu n'es qu'une ombre dans la
nuit de la terre, aussi longtemps que tu n'as pas
compris cette loi : meurs et deviens.»
Saadi, au XIII1 siècle, l'exprime dans son Jardin des
roses :
« C'est l'implacable loi d'amour, ô mon
enfant! En voilà le secret si tu veux le connaître :
de sa flamme nul n'est sauvé que par la mort.»
Résumant toute la vision islamique du flux de
Dieu vers l'homme et du reflux vers Dieu dans la
sainteté, Saadi écrit encore :
« Tout souffle qu'on aspire prolonge la vie, et
tout souffle qu'on expire la fait rayonner. Chaque
souffle est un double bienfait de Dieu et nous
devons pour chacun l'en remercier.»
Roger Garaudy
Comment l’homme devint humain
Pages 190 à 195