25 février 2016

A propos d' unité et de démocratie. Un texte de Roger Garaudy (1969)



L'unité peut aujourd'hui être pensée en termes de
couches sociales à souder directement, puisqu'il n'y a
plus guère de partis stables et structurés qui en soient
l'expression consciente. Les organisations syndicales
ou professionnelles, les formes les plus diverses d'associations
jouent désormais un rôle plus important que
les partis au sens traditionnel du mot.

Le contenu et les objectifs de l'unité ont également
changé. Lorsqu'on continue à parler d'unité de la
gauche, le problème reste posé dans les termes de l'antifascisme,qui était parfaitement légitime en 1936, déjàmoins en 1945 (comme Maurice Thorez l'avait déjà
relevé en faisant des réserves sur l'expression même de
l'unité de la gauche car il s'agissait, en 1936, d'un
regroupement social, alors qu'en 1945 il s'agissait d'un
regroupement national).

Néanmoins, dans les deux cas, l'objectif était clair : une fois pour des raisons sociales, une autre fois pour des raisons nationales, il s'agissait de maintenir ou de rétablir, contre une menace fasciste ou une victoire provisoire de l'occupant fasciste et de ses collabos, une authentique démocratie bourgeoise. Le Parti communiste a parlé alors de démocratie « rénovée », et c'était
un terme juste : contre le fascisme la restauration ou la rénovation d'une véritable démocratie politique, même bourgeoise et formelle, était un objectif valable, permettant de rassembler autour de la classe ouvrière une grande partie des classes moyennes et de la petite et moyenne bourgeoisie. Le regroupement national pouvait même aller au-delà contre l'occupant et ses complices.

En 1969 le problème se pose en des termes nouveaux,
et d'abord d'une manière qui n'est pas seulement
défensive. Les objectifs doivent être clairement définis
en fonction de la démocratie bourgeoise ou de la démocratie
socialiste : il existe une démocratie bourgeoise,
formelle, c'est-à-dire limitée à la sphère politique. Sa
restauration, sa rénovation, sa réalisation véritable,
est un objectif parfaitement légitime dans une lutte
antifasciste.
Il y a une démocratie socialiste, c'est-à-dire une
démocratie qui pénètre l'économie elle-même, qui met
fin à la monarchie patronale à l'entreprise.
Entre l'une et l'autre on peut concevoir des étapes
intermédiaires, mais aucune de ces étapes ne peut se
définir que par référence à la démocratie bourgeoise ou
à la démocratie socialiste.

La première condition nécessaire, pour définir cette
forme politique transitoire, c'est de la situer par rapport
à son passé : la démocratie bourgeoise, formelle, — et
par rapport à son avenir : la démocratie socialiste,
concrète.
La démocratie socialiste, concrète, n'est pas le
contraire de la démocratie bourgeoise, formelle, mais
son « dépassement » au sens hégélien du terme : elle
inclut toutes les conquêtes de la démocratie bourgeoise
(conquêtes réalisées dans une lutte de plusieurs siècles
contre la féodalité), et elle enlève à cette démocratie
ses limitations.
Rappelons les principales de ces limitations :
— La démocratie bourgeoise est une démocratie
formelle parce qu'elle est seulement, abstraitement,
une démocratie politique : elle s'arrête à la porte de
l'entreprise, où commence la monarchie patronale, où
le « citoyen », théoriquement souverain dans la sphère
politique, redevient un « sujet » dont on exige l'obéissance
inconditionnelle au propriétaire, individuel ou
collectif, des moyens de production.

La lutte pour le socialisme, c'est-à-dire la lutte pour
passer de la liberté bourgeoise, et par elle, à la démocratie
socialiste, concrète, c'est une lutte pour faire
sauter ces limitations, pour conquérir, déjà au niveau
de l'entreprise, un droit à l'information réelle, un droit
à la culture et à l'apprentissage de la gestion, un droit
à participer à la prise de décision.

— Un corollaire de ce « dépassement », c'est le dépassement
de la conception bourgeoise de la « liberté d'entreprise ».
Les idéologues de la bourgeoisie exaltent cette « liberté
d'entreprise » et condamnent le socialisme parce qu'à
« fonctionnarise » le travail du producteur et détruit
l'esprit d'entreprise. Il importe de souligner que le
socialisme, dans un pays hautement développé, non
seulement ne détruit pas l'esprit d'entreprise mais, au
contraire, le généralise : en régime capitaliste i l est le
privilège des propriétaires des moyens de production.
Cela fait le jeu de la démocratie formelle, car le pouvoir
économique des possédants leur confère le privilège et
le monopole de la propriété des moyens d'expression :
presse, édition, cinéma, etc.
Dans une démocratie bourgeoise, du fait du pouvoir—
seul souverain —de l'argent, qui permet de tromper
les masses par le monopole des moyens d'expression,
de corrompre leurs représentants ou leurs dirigeants,
de torpiller tel ou tel gouvernement en lui refusant les
moyens économiques de sa politique, il y a rupture
entre la volonté de la nation et les décisions politiques
qui sont censées émaner d'elle.

C'est pourquoi le projet commun de tous les démocrates
souhaitant que la démocratie s'épanouisse en
socialisme doit comporter l'exigence première de liens
entre les électeurs et les élus et le gouvernement, et plus
généralement entre les gouvernants et les gouvernés.
Le lien entre les électeurs et les élus peut être réalisé
par un mandat impératif : au lieu de signer un chèque en
blanc à un député, à partir d'un programme abstrait,
il importe que l'élection se fasse sur un catalogue précis
de mesures, assorti d'un calendrier de réalisation. Le
pacte entre l'électeur et l'élu implique dès lors que l'élu
est révocable si le calendrier n'est pas respecté et que
son mandat prend fin lorsque le catalogue des mesures
à prendre est épuisé.
Le lien entre les élus et le gouvernement peut être
réalisé par un contrat de législation entre le gouvernement
et la majorité dont il émane. C'est un corollaire du
mandat impératif : un programme liant le gouvernement
et sa majorité pour la durée de la législature, afin que
la politique suivie- ne soit pas un compromis entre les
états-majors des partis, mais une émanation directe du
corps électoral. La rupture du contrat impliquerait
nécessairement la dissolution de l'assemblée représentative
et le retour devant les électeurs. Cela pour éviter
le mouvement de métronome de la politique française
traditionnelle : les électeurs désignent une majorité de
gauche, et, à la fin de la législature, un gouvernement
de droite est au pouvoir.
Le lien permanent entre gouvernés et gouvernants
peut se réaliser par un dialogue régulier garantissant
lès droits de la minorité et permettant au gouvernement
de maintenir sa liaison avec les masses. La télévision
et la radio permettent d'institutionnaliser le dialogue
permanent sur l'exécution du programme et le respect
du calendrier.
Ainsi seulement peuvent être assainis les moeurs de
la politique française.
Il est vrai que les moyens de communication de
masse (les mass média) peuvent favoriser la centralisation
maximale de l'information et de la propagande au
service du pouvoir politique. Mais les mêmes moyens
techniques, ceux de l'ordinateur et de la télévision par
exemple, peuvent aussi permettre une diffusion maximale
de l'information et, par conséquent, une décentralisation
maximale des initiatives et des décisions.
Cette ambivalence de la technique est telle qu'il
n'est pas interdit de concevoir la possibilité, grâce à elle,
d'une « démocratie directe » de type inédit. Rousseau
estimait qu' « à l'instant qu'un peuple se donne des
représentants il n'est plus libre » et, en même temps,
qu'il n'est pas « désormais possible au souverain de
conserver parmi nous l'exercice de ses droits si la cité
n'est très petite 1 » Or, aujourd'hui, grâce aux ordinateurs
et aux progrès de l'informatique, l'on peut rêver
d'une circulation constante d'informations entre le
sommet et la base, d'une sorte d'assemblée plénière
permanente de tout un peuple, où chaque opinion
individuelle soit à chaque instant enregistrée et consignée,
totalisée, et où chaque information soit programmée
et diffusée...
Cette dernière hypothèse n'est peut-être qu'un rêve
lointain, mais elle constitue seulement une extrapolation
et un passage à la limite : la nouvelle révolution scientifique
et technique, ayant pour conséquence une extension
sans précédent du facteur subjectif, crée les conditions
et les possibilités d'une intervention consciente,
personnelle et permanente, de chacun dans le cours de
l'histoire. C'est ce a possible » qu'il s'agit d'actualiser.
Ainsi seulement peuvent être combattues les « aliénations
» d'un État constituant, par rapport à l'individu,
une réalité étrangère, transcendante et hostile.



Roger Garaudy
Le grand tournant du socialisme
Idées Gallimard, 1969, pages 269 à274