couches
sociales à souder directement, puisqu'il n'y a
plus
guère de partis stables et structurés qui en soient
l'expression
consciente. Les organisations syndicales
ou
professionnelles, les formes les plus diverses d'associations
jouent
désormais un rôle plus important que
les
partis au sens traditionnel du mot.
Le
contenu et les objectifs de l'unité ont également
changé.
Lorsqu'on continue à parler d'unité de la
gauche,
le problème reste posé dans les termes de l'antifascisme,qui
était parfaitement légitime en 1936, déjàmoins
en 1945 (comme Maurice Thorez l'avait déjà
relevé
en faisant des réserves sur l'expression même de
l'unité
de la gauche car il s'agissait, en 1936, d'un
regroupement
social, alors qu'en 1945 il s'agissait d'un
regroupement
national).
Néanmoins,
dans les deux cas, l'objectif était clair : une
fois pour des raisons sociales, une autre fois pour des
raisons nationales, il s'agissait de maintenir ou de rétablir,
contre une menace fasciste ou une victoire provisoire
de l'occupant fasciste et de ses collabos, une authentique
démocratie bourgeoise. Le Parti communiste a
parlé alors de démocratie « rénovée », et c'était
un
terme juste : contre le fascisme la restauration ou la rénovation
d'une véritable démocratie politique, même bourgeoise
et formelle, était un objectif valable, permettant
de rassembler autour de la classe ouvrière une grande
partie des classes moyennes et de la petite et moyenne
bourgeoisie. Le regroupement national pouvait même
aller au-delà contre l'occupant et ses complices.
En
1969 le problème se pose en des termes nouveaux,
et
d'abord d'une manière qui n'est pas seulement
défensive.
Les objectifs doivent être clairement définis
en
fonction de la démocratie bourgeoise ou de la démocratie
socialiste
: il existe une démocratie bourgeoise,
formelle,
c'est-à-dire limitée à la sphère politique. Sa
restauration,
sa rénovation, sa réalisation véritable,
est
un objectif parfaitement légitime dans une lutte
antifasciste.
Il
y a une démocratie socialiste,
c'est-à-dire une
démocratie
qui pénètre l'économie elle-même, qui met
fin
à la monarchie patronale à l'entreprise.
Entre
l'une et l'autre on peut concevoir des étapes
intermédiaires,
mais aucune de ces étapes ne peut se
définir
que par référence à la démocratie bourgeoise ou
à
la démocratie socialiste.
La
première condition nécessaire, pour définir cette
forme
politique transitoire, c'est de la situer par rapport
à
son passé : la démocratie bourgeoise, formelle, — et
par
rapport à son avenir : la démocratie socialiste,
concrète.
La
démocratie socialiste, concrète, n'est pas le
contraire
de la démocratie bourgeoise, formelle, mais
son
« dépassement » au sens hégélien du terme : elle
inclut toutes les conquêtes de la
démocratie bourgeoise
(conquêtes
réalisées dans une lutte de plusieurs siècles
contre
la féodalité), et elle enlève à cette démocratie
ses
limitations.
Rappelons
les principales de ces limitations :
—
La démocratie bourgeoise est une démocratie
formelle
parce qu'elle est seulement, abstraitement,
une
démocratie politique : elle s'arrête à la porte de
l'entreprise,
où commence la monarchie patronale, où
le
« citoyen », théoriquement souverain dans la sphère
politique,
redevient un « sujet » dont on exige l'obéissance
inconditionnelle
au propriétaire, individuel ou
collectif,
des moyens de production.
La
lutte pour le socialisme, c'est-à-dire la lutte pour
passer
de la liberté bourgeoise, et par elle, à la démocratie
socialiste,
concrète, c'est une lutte pour faire
sauter
ces limitations, pour conquérir, déjà au niveau
de
l'entreprise, un droit à l'information réelle, un droit
à
la culture et à l'apprentissage de la gestion, un droit
à
participer à la prise de décision.
—
Un corollaire de ce « dépassement », c'est le
dépassement
de la conception bourgeoise de la «
liberté d'entreprise ».
Les
idéologues de la bourgeoisie exaltent cette « liberté
d'entreprise
» et condamnent le socialisme parce qu'à
«
fonctionnarise » le travail du producteur et détruit
l'esprit
d'entreprise. Il importe de souligner que le
socialisme,
dans un pays hautement développé, non
seulement
ne détruit pas l'esprit d'entreprise mais, au
contraire,
le généralise : en régime capitaliste i l est le
privilège
des propriétaires des moyens de production.
Cela
fait le jeu de la démocratie formelle, car le pouvoir
économique
des possédants leur confère le privilège et
le
monopole de la propriété des moyens d'expression :
presse,
édition, cinéma, etc.
Dans
une démocratie bourgeoise, du fait du pouvoir—
seul
souverain —de l'argent, qui permet de tromper
les
masses par le monopole des moyens d'expression,
de
corrompre leurs représentants ou leurs dirigeants,
de
torpiller tel ou tel gouvernement en lui refusant les
moyens
économiques de sa politique, il y a rupture
entre
la volonté de la nation et les décisions politiques
qui
sont censées émaner d'elle.
C'est
pourquoi le projet commun de tous les démocrates
souhaitant
que la démocratie s'épanouisse en
socialisme
doit comporter l'exigence première de liens
entre
les électeurs et les élus et le gouvernement, et plus
généralement
entre les gouvernants et les gouvernés.
Le
lien entre les électeurs et les élus peut être réalisé
par un mandat impératif :
au lieu de signer un chèque en
blanc
à un député, à partir d'un programme abstrait,
il
importe que l'élection se fasse sur un catalogue précis
de
mesures, assorti d'un calendrier de réalisation. Le
pacte
entre l'électeur et l'élu implique dès lors que l'élu
est
révocable si le calendrier n'est pas respecté et que
son
mandat prend fin lorsque le catalogue des mesures
à
prendre est épuisé.
Le
lien entre les élus et le gouvernement peut être
réalisé
par un contrat de législation
entre le gouvernement
et
la majorité dont il émane. C'est un corollaire du
mandat
impératif : un programme liant le gouvernement
et
sa majorité pour la durée de la législature, afin que
la
politique suivie- ne soit pas un compromis entre les
états-majors
des partis, mais une émanation directe du
corps
électoral. La rupture du contrat impliquerait
nécessairement
la dissolution de l'assemblée représentative
et
le retour devant les électeurs. Cela pour éviter
le mouvement de métronome de la
politique française
traditionnelle : les électeurs désignent
une majorité de
gauche, et, à la fin de la
législature, un gouvernement
de droite est au pouvoir.
Le
lien permanent entre gouvernés et gouvernants
peut
se réaliser par un dialogue régulier garantissant
lès
droits de la minorité et permettant au gouvernement
de
maintenir sa liaison avec les masses. La télévision
et
la radio permettent d'institutionnaliser le dialogue
permanent sur l'exécution du programme et le
respect
du
calendrier.
Ainsi
seulement peuvent être assainis les moeurs de
la
politique française.
Il
est vrai que les moyens de communication de
masse
(les mass média) peuvent favoriser la centralisation
maximale
de l'information et de la propagande au
service
du pouvoir politique. Mais les mêmes moyens
techniques,
ceux de l'ordinateur et de la télévision par
exemple,
peuvent aussi permettre une diffusion maximale
de
l'information et, par conséquent, une décentralisation
maximale
des initiatives et des décisions.
Cette
ambivalence de la technique est telle qu'il
n'est
pas interdit de concevoir la possibilité, grâce à elle,
d'une « démocratie directe » de type
inédit. Rousseau
estimait
qu' « à l'instant qu'un peuple se donne des
représentants
il n'est plus libre » et, en même temps,
qu'il
n'est pas « désormais possible au souverain de
conserver
parmi nous l'exercice de ses droits si la cité
n'est
très petite 1
» Or, aujourd'hui, grâce aux
ordinateurs
et
aux progrès de l'informatique, l'on peut rêver
d'une
circulation constante d'informations entre le
sommet
et la base, d'une sorte d'assemblée plénière
permanente
de tout un peuple, où chaque opinion
individuelle
soit à chaque instant enregistrée et consignée,
totalisée,
et où chaque information soit programmée
et diffusée...
et diffusée...
Cette
dernière hypothèse n'est peut-être qu'un rêve
lointain,
mais elle constitue seulement une extrapolation
et
un passage à la limite : la nouvelle révolution scientifique
et
technique, ayant pour conséquence une extension
sans
précédent du facteur subjectif, crée les conditions
et
les possibilités d'une intervention consciente,
personnelle
et permanente, de chacun dans le cours de
l'histoire.
C'est ce a possible » qu'il s'agit d'actualiser.
Ainsi
seulement peuvent être combattues les « aliénations
»
d'un État constituant, par rapport à l'individu,
une
réalité étrangère, transcendante et hostile.
Roger Garaudy
Le grand tournant du socialisme
Idées Gallimard, 1969, pages 269 à274
Le grand tournant du socialisme
Idées Gallimard, 1969, pages 269 à274