13 février 2016

Peut-on être marxiste (ou communiste) aujourd'hui ?



Peut-on être communiste aujourd'hui ?
19juin 1968

par Roger Garaudy 
Grasset (mars 1970)


EXTRAITS DU LIVRE:

 PEUT-ON ÊTRE MARXISTE AUJOURD'HUI ?
« Il y a une question, écrit Jules Romains, qu'en vingt ans j'ai posée un certain nombre de fois à des amis plus ou moins férus de marxisme, après me l'être posée à moi-même : comment expliquez-vous que pas une seule des théories contemporaines du marxisme, c'est-à-dire nées depuis plus d'un demi-siècle, — que ce soit en astrophysique, en physique, en chimie, en biologie, en médecine, — ne reste encore valable ; et que le marxisme puisse rester encore valable ? Que personne ne songe à construire un pont métallique, une locomotive, un paquebot, en appliquant une technique définie sous le Second Empire ; et que pourtant la technique marxiste de construction de la société soit encore considérée par tant de bons esprits comme applicable, intégralement, et telle quelle ?... Je n'ai jamais obtenu de réponses satisfaisantes. »
L'argument aurait quelque valeur si le marxisme était ce que, par exemple, à la fin du XIXe siècle, en avait fait Kautsky dans son livre la Doctrine économique de Marx : un catalogue de lois économiques présenté comme un système achevé, qu'il suffirait d'apprendre comme un catéchisme.
L'argument aurait quelque valeur si la philosophie marxiste était ce qu'à la veille de la deuxième guerre mondiale en avait fait Staline dans son Matérialisme dialectique et matérialisme historique, réduisant la conception du monde du marxisme à un certain nombre de dogmes immuables : trois principes du matérialisme, quatre lois de la dialectique, cinq stades du développement historique des sociétés.
L'objection, par contre, n'a plus de sens si, au-delà des formes culturelles ou institutionnelles que le marxisme a pu revêtir depuis un siècle, nous savons découvrir l'âme vivante du marxisme. L'exemple de Lénine peut être médité : il a fait la démonstration pratique, par une assimilation profonde du marxisme, considéré non comme un dogme mais comme un guide pour l'action, du rôle majeur que pouvait jouer, au XXe siècle, la pensée de Marx pour la transformation du monde.
Ce marxisme agissant exclut tout dogmatisme. « Nous ne tenons nullement la doctrine de Marx pour quelque chose d'achevé et d'intangible ; au contraire nous sommes persuadés qu'elle a seulement posé les pierres angulaires de la science que les socialistes doivent faire progresser dans toutes les directions s'ils ne veulent pas retarder sur la vie ».


ACTUALITE DU « CAPITAL »
Quelles sont donc ces « pierres angulaires » ? Qu'est-ce qui constitue le principe même du marxisme nous aidant à poser les problèmes essentiels de notre temps et à les résoudre ?
Le point central à partir duquel nous pouvons dominer toutes les avenues de la pensée de Marx, c'est la prise de conscience de la situation fondamentale de l'homme dans la société capitaliste.
Marx a découvert la contradiction primordiale qui caractérise cette situation : la naissance et le développement du capitalisme ont créé les conditions d'un épanouissement sans limite de tous les hommes, et, créé, en même temps, les conditions de l'écrasement de l'homme.
Dans le chapitre sur « La tendance historique de l'accumulation capitaliste » à la fin du 1er livre du Capital, Marx rassemble en quelques pages les deux thèmes dominants de son ouvrage :
- La production capitaliste, par le jeu de ses lois immanentes, « engendre elle-même sa propre négation ». 
C'est la définition de la dialectique matérialiste du Capital.
- La concentration de la production capitaliste rend possible ce qu'excluait la production parcellaire : « la coopération sur une grande échelle, la division du travail, le machinisme, la domination savante de l'homme sur la nature, le libre développement des puissances sociales du travail, le concert et l'unité dans les fins, les moyens et les efforts de l'activité collective ».
Le capitalisme a libéré ces possibilités. Il a fait naître de nouvelles forces et de nouvelles passions qu'étouffait le régime antérieur : « Des forces et des passions qu'il comprime, commencent à s'agiter au sein de la société. Il doit être, il est anéanti. » Avec le capitalisme un nouveau cycle commence, à un niveau plus élevé du développement historique.
« A mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale, s'accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation, l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste. »
La dialectique matérialiste, ici, ne fait qu'un avec l'humanisme de Marx selon lequel tout dépassement dialectique d'une contradiction, dans le développement historique, passe nécessairement par les hommes qui en sont le sujet.
Cet humanisme de Marx procède des analyses rendues possibles par le matérialisme historique, de la découverte du rôle historique de la classe ouvrière qui ne peut se libérer qu'en libérant la société tout entière.
A la différence de toutes les formes antérieures de l'humanisme définissant l'épanouissement de l'homme à partir d'une essence métaphysique de l'homme, l'humanisme de Marx est l'actualisation d'une possibilité historique.
La contradiction primordiale entre les possibilités d'un épanouissement sans limite de l'homme et l'écrasement de fait de la majorité des hommes se développe à trois niveaux différents. L'analyse de ces contradictions et la recherche des moyens capables de les surmonter constituent : l'économie politique marxiste, la politique marxiste et la philosophie marxiste.
Au niveau des rapports de l'homme avec la nature, dans sa critique de l'économie politique Marx évoque les espérances et les impasses de la révolution industrielle réalisée par le capitalisme : les possibilités réelles qu'elle a créées, et dont en même temps, elle empêche l'actualisation.
La concentration qui caractérise l'industrie moderne, capitaliste, permet de développer « les méthodes propres à donner l'essor aux puissances du travail collectif » : coopération, division du travail, machinisme. Le capitalisme joue ainsi un rôle historique progressif en créant des possibilités historiques nouvelles pour l'humanité : « Agent fanatique de l'accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former la base d'une société nouvelle et supérieure. »
Car le travail ne produit pas seulement des objets ; il produit l'homme lui-même. Même si cette production, si cette objectivation de l'homme, se présente sous la forme d'une aliénation, elle est la condition nécessaire fondamentale du développement historique de l'homme, un moment de cette création continuée de l'homme par l'homme qui constitue l'histoire.
« Mais toutes les méthodes que la production capitaliste emploie pour fertiliser le travail sont autant de méthodes pour augmenter... le capital au moyen du capital. »
Marx pose alors le problème qu'avaient posé, mais sans le résoudre, certains économistes de son temps comme Von Thunen : « si le capital lui-même n'est que le résultat du travail humain, ... il semble tout à fait incompréhensible que l'homme puisse tomber sous la domination de son propre produit, le capital, et lui être subordonné... Comment le travailleur a-t-il pu, de maître du capital qu'il était, en tant que son créateur, devenir l'esclave du capital ? »
Marx analyse les trois méthodes de « fertilisation » du travail humain mises en œuvre par le capitalisme et leurs conséquences : la coopération, la division du travail, le machinisme.
La coopération crée une force nouvelle : la puissance du travail collectif d'hommes associés dans une même tâche est autre chose et plus que la somme des travaux des individus qui composent cette collectivité. Il y a donc « une nouvelle puissance qui résulte de la fusion de nombreuses forces en une force commune ».
Marx reprend, à un niveau d'élaboration scientifique beaucoup plus élevé, l'opposition encore spéculative des Manuscrits de 1844entre les forces de l'individu et celles de l'espèce, ou de l'homme comme « être générique » : « La force productive spécifique de la journée combinée est une force sociale du travail ou une force du travail social. Elle naît de la coopération elle-même. En agissant conjointement avec d'autres dans un but commun et d'après un plan concerté, le travailleur efface les bornes de son individualité et développe sa puissance comme espèce. »
Mais dans le système capitaliste de propriété privée des moyens de production, « la puissance collective du travail, développée par la coopération, apparaît comme la force productive du capital... Le mode de production capitaliste se présente donc comme nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail social, mais, entre les mains du capital, cette socialisation du travail n'en augmente les forces productives que pour l'exploiter avec plus de profit. »
La direction capitaliste a une double signification à la fois diriger la production coopérative, et extraire de la plus-value. Dès lors, par un « effet optique » qui engendre tant d'illusions économiques, l'image de la réalité se trouve renversée dans l'apparence : « Le capitaliste n'est point capitaliste parce qu'il est directeur industriel ; il devient au contraire chef d'industrie parce qu'il est capitaliste. Le commandement dans l'industrie devient l'attribut du capital, de même qu'aux temps féodaux la direction de la guerre et l'administration de la justice étaient les attributs de la propriété foncière. »
Dans ces conditions la coopération, qui libère des forces nouvelles de l'homme, engendre le contraire d'une libération : « un despotisme dont les formes particulières se développent au fur et à mesure que se développe la coopération. »
Ce développement de la coopération s'exprime par une extension et une complexité croissante de la division du travail.
La division du travail, sous sa forme manufacturière, propre aux premières étapes du capitalisme, accroît la force productive du travail. Elle est la condition d'un progrès rapide dans la conquête, par l'homme, de la maîtrise sur la nature. Marx en donne une preuve a contrario à partir de l'exemple des sociétés indiennes : « la simplicité de l'organisme productif de ces communautés qui se suffisent à elles-mêmes, se reproduisent constamment sous la même forme... nous fournit la clé de l'immutabilité des sociétés asiatiques. » Inversement une division poussée du travail permet une « reproduction élargie », un rapide progrès technique et économique des sociétés.
Cette rupture avec la stagnation implique, dans le système capitaliste, une lourde rançon : « La division manufacturière du travail suppose l'autorité absolue du capitalisme sur des hommes transformés en simples membres d'un mécanisme qui lui appartient. »
Si la division sociale du travail mettait en présence des producteurs indépendants n'ayant, d'autres rapports que ceux de la concurrence, instituant ainsi le règne animal de la guerre de tous contre tous, la division manufacturière c'est « la condamnation à perpétuité du travailleur à une opération de détail et sa subordination passive au capitaliste. » « Anarchie dans la division sociale et despotisme dans la division manufacturière du travail caractérisent la société bourgeoise. »
Cette division ne conduit pas seulement à une séparation de la ville et de la campagne, mais à une séparation du travail intellectuel et du travail manuel dépouillant le travail de son caractère spécifiquement humain. Ce qui distingue le travail humain du travail animal c'est précisément qu' « il n'opère pas seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action. »
 Or ce but et cette loi lui deviennent désormais extérieurs, étrangers, hostiles : « Les puissances intellectuelles de la production se développent d'un seul côté parce qu'elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en face d'eux dans le capital. La division manufacturière leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété d'autrui et comme pouvoir qui les domine. »
La division du travail, condition de tout progrès et de tout épanouissement de la puissance de l'homme sur la nature, engendre dans les conditions de la production capitaliste, son contraire : la mutilation de l'homme. « Un certain rabougrissement de corps et d'esprit est inséparable de la division du travail dans la société. Mais comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin cette division sociale, en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l'individu à la racine même de sa vie, c'est elle qui, la première, fournit l'idée et la matière d'une pathologie industrielle. » Marx ajoute cet aphorisme d'un économiste contemporain : « Subdiviser un homme, c'est l'exécuter, s'il a mérité une sentence de mort ; c'est l'assassiner, s'il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l'assassinat d'un peuple. »
Le morcellement de l'homme, dans la manufacture capitaliste « estropie le travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de dispositions et d'instincts producteurs. »  L'atelier peut être considéré « comme une machine dont les parties sont les hommes. »
Le développement du machinisme, condition première de la maîtrise décisive de l'homme sur la nature, aggrave en même temps l'écrasement de l'homme par cette « seconde nature », par cette « nature humanisée » que construisent la technique et l'industrie.
Le machinisme naissant a éveillé, à la Renaissance, de grands espoirs : Marx cite le Discours de la méthode de Descartes qui, « aussi bien que Bacon, croyait qu'un changement dans la méthode de penser amènerait un changement dans le mode de produire et la domination pratique de l'homme sur la nature. On lit dans son Discours de la méthode : « II est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, et, de la sorte, contribuer au perfectionnement de la vie humaine. »
« L'industrie mécanique, en s'incorporant la science et des forces naturelles puissantes, augmente d'une manière merveilleuse la productivité du travail. » Elle écarte toutes les limites du possible.  « Sa base est donc révolutionnaire, tandis que celle de tous les modes de production antérieurs était essentiellement conservatrice. »  Marx et Engels écrivaient déjà, d'une manière plus générale, dans le Manifeste communiste de 1848 : « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de travail, et, par cela même, les rapports de production et l'ensemble des rapports sociaux. »
Mais ici encore le machinisme, en lequel s'incarne tout le travail accumulé de l'humanité, toutes ses créations et tous ses efforts, apparaît, de même que la coopération, comme un attribut de la propriété capitaliste : « A mesure que le mouvement ascendant de sa puissance productive accélère l'accumulation... dans le système du salariat cette faculté naturelle du travail prend la fausse apparence d'une propriété qui est inhérente au capital et l'éternise ; de même les forces collectives du travail combiné se déguisent en autant de qualités occultes du capital, et l'appropriation continue de surtravail par le capital tourne au miracle, toujours renaissant, de ses vertus prolifiques. »
Ainsi « les moyens créés par l'homme rendent des services gratuits tout comme les forces naturelles, l'eau, la vapeur, l'électricité... ces services gratuits du travail d'autrefois... s'accumulent avec le développement des forces productives... Le travail passé des travailleurs... figure dans le système capitaliste comme l'actif du non-travailleur. »
Par cette confiscation du travail passé au profit du capital le « travail mort » règne sur « le travail vivant ». Le capital, pour Marx, n'est pas la somme des moyens de production créés au cours de l'histoire humaine : c'est ce travail mort en tant qu'il se subordonne le travail vivant ; c'est cet ensemble des moyens de production devenant, aux mains de celui ou de ceux qui les détiennent à titre privé, une source de droits, une possibilité d'exploitation, un attribut de classe.
Le machinisme, accélérant la décomposition de l'acte humain commencée par la coopération et la division du travail, « rive pour toujours l'ouvrier à une opération de détail ».
L'homme, sujet du travail et de l'histoire, se trouve transformé en objet. Il n'est plus fin mais moyen, et moyen mécanique. Les ouvriers « dans la fabrique, sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux. »
L'homme, l'être qui dans son travail pose des fins (cf. Capital I, p. 181), le voici ravalé au rang de moyen. Comme travailleur, il est sujet de l'histoire ; il en est désormais objet.
Cette métamorphose historique Marx, dans ses œuvres de jeunesse, la désigne sous le nom d'aliénation.
Dans les Manuscrits de 1844, l'aliénation n'est pas seulement un phénomène spirituel ; elle a son fondement objectif dans les conditions même de la vie du travailleur.
Dans ses Manuscrits de 1844, Marx distingue trois moments essentiels de l'aliénation du travail.
1. L'aliénation du produit du travail. Avec la division du travail lorsque, par la vente, un produit entre dans le circuit des échanges, il échappe à son propre producteur, il devient marchandise, c'est-à-dire qu'il obéit à des lois étrangères à celles de sa propre création, les lois impersonnelles du marché.
L'aliénation du travail est un cas particulier de cette aliénation générale de la vente. C'est la vente de la force de travail, devenue marchandise et, comme elle, impersonnelle et anonyme.
Lorsque, avec la naissance de la propriété privée des moyens de production, l'homme, c'est-à-dire le créateur, le travailleur, devenu esclave, serf ou prolétaire, ne possède plus ces moyens de production, le lien organique est rompu entre la fin consciente que s'assigne l'homme dans son travail et les moyens qu'il met en œuvre pour atteindre cette fin. Le créateur se trouve ainsi séparé du produit de son travail qui ne lui appartient plus, mais qui appartient au propriétaire des moyens de production : maître d'esclaves, seigneur féodal, ou patron capitaliste. Son travail n'est donc plus la réalisation de ses fins propres, de ses projets personnels ; il réalise les fins d'un autre. Ainsi l'homme, dans son travail, cesse d'être un homme, c'est-à-dire celui qui pose des fins, pour devenir un moyen, un moment du processus objectif de la production, un moyen de produire des marchandises et de la plus-value.
« L'aliénation de l'ouvrier dans son objet s'exprime, selon les lois de l'économie, de la façon suivante : plus l'ouvrier produit, moins il a à consommer ; plus il crée de valeurs, plus il se déprécie... le travail produit des merveilles pour les riches, mais il produit le dénuement pour l'ouvrier... Il remplace le travail par des machines, mais il rejette une partie des ouvriers dans un travail barbare et fait de l'autre partie des machines... »L'aliénation est ici dépossession.
2. L'aliénation de l'acte du travail. Dans tout régime de propriété privée des moyens de production, le travailleur n'est pas seulement séparé du produit de son travail, mais de l'acte même de son travail. Le maître ne lui impose pas seulement les fins, mais les moyens, les méthodes de son travail. Les gestes et les rythmes sont commandés du dehors par la place qui est assignée au travailleur dans l'engrenage de la production. Ils sont préfigurés, dessinés en creux, sous une forme entièrement déshumanisée et à des cadences devenues souvent hallucinantes par l'outil ou la machine, jusqu'à faire de l'ouvrier, selon l'expression de Marx « un appendice de chair dans une machine d'acier ». L'aliénation est ici dépersonnalisation.
3. L'aliénation de la vie générique. L'ensemble des moyens de production existant à une époque historique donnée, l'ensemble des moyens scientifiques et techniques de la culture et du pouvoir qu'ils représentent, sont le fruit du travail et de la pensée de toutes les générations antérieures. Lorsqu'un homme travaille, son activité est habitée par toute l'humanité antérieure ; son travail est l'expression de la « vie générique » de l'homme, de toutes les créations accumulées du genre humain. Or, lorsque les moyens de production sont propriété privée, tout ce patrimoine, en lequel est présente l'oeuvre créatrice de toute l'humanité passée, de « l'humanité en tant qu'être générique », comme dit Marx, est aux mains de quelques individus qui disposent ainsi de toutes les inventions accumulées par des millénaires de travail et de génie humains.
La propriété privée est donc la forme suprême de l'aliénation. « La puissance sociale est devenue puissance privée de quelques-uns », dira Marx dans le Capital. Le capital c'est le pouvoir aliéné de l'humanité s'élevant au-dessus des hommes comme une puissance étrangère et inhumaine. L'aliénation est ici déshumanisation.
L'être véritable de l'homme, son acte créateur (ses actes créateurs historiquement accumulés) s'est cristallisé en avoir. « Moins tu es, plus tu as, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. »  Telle est la « morale » de la société bourgeoise.
Le travail vivant de l'ouvrier, cristallisé en marchandise, devient, aux mains du propriétaire des moyens de production, un travail mort, accumulé sous forme de capital, d'avoir désormais étranger à l'être qui l'a produit, supérieur à lui et le dominant, l'asservissant à sa loi sans visage et sans âme.
Ce rapport entre travail mort et travail vivant, entre être et avoir, est la loi profonde de la société capitaliste et de son devenir. Plus cet avoir grandit au mains du capitaliste, plus l'être de l'ouvrier qui en est l'auteur s'appauvrit. C'est ce que Marx établit dans le Capital sous le nom de « Loi générale de l'accumulation capitaliste ».
Dès lors les rapports entre les hommes se métamorphosent en rapports entre des choses. En vertu des lois de la concurrence et du marché où ne se comparent que des choses et leur valeur marchande et où le sort des hommes est subordonné à cet affrontement des choses, les hommes, leurs travaux, leurs entreprises, leurs rapports mutuels deviennent des moments d'un développement objectif des choses.
L'homme, aliéné dans les lois non humaines de l'avoir, y a perdu son être, son essence, qui est de poursuivre consciemment des fins qu'il réalise dans son travail. Il est devenu un objet.
Cette aliénation se développe à tous les niveaux de la vie, et, à tous les niveaux, elle déshumanise l'homme et divise la société.

Contrairement à une légende aussi répandue qu'erronée, Marx, dans le Capital, ne renonce nullement à cette analyse de l'aliénation : il l'approfondit en opérant une reconversion des concepts spéculatifs qu'il dépasse en les intégrant.
1. L'aliénation du produit du travail se fonde désormais sur une théorie rigoureuse de la valeur et de la plus-value, sur une théorie du marché et une théorie de l'exploitation du travail : sur le marché, la réduction au même dénominateur des divers travaux comme des différentes marchandises, se produit indépendamment de la conscience, des désirs, des prévisions des producteurs et des marchands. Leur choix subjectif, leur décision de se consacrer à la fabrication et à la vente de tel ou tel produit, sont déterminés en dehors d'eux, indépendamment d'eux, par les lois nécessaires. Tout se passe « indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs, aux yeux desquels leur propre mouvement social prend la forme d'un mouvement des choses, mouvement qui les mène, bien loin qu'ils puissent le diriger. »
Ce « fétichisme de la marchandise » régit également le travail lorsque celui-ci devient marchandise en s'aliénant : en ce qui concerne l'ouvrier « son propre produit s'éloigne toujours de lui sous forme de capital. »
2. L'aliénation de l'acte du travail dans le Capital se fonde sur une théorie rigoureuse de la division du travail et du machinisme : « Là, les conditions du travail apparaissent indépendantes du travailleur... comme quelque chose qui lui est étranger. »  Pourquoi ? — Parce que « dans le système de machines, la grande industrie crée un organisme de production complètement objectif ou impersonnel, que l'ouvrier trouve là, dans l'atelier, comme la condition matérielle toute prête de son travail. »
Marx analyse « le mouvement historique qui fait divorcer le travail d'avec ses conditions extérieures... Au fond du système capitaliste il y a la séparation radicale du producteur d'avec les moyens de production. »
3. L'aliénation de la vie générique. Le produit du travail et l'acte du travail étant séparés de l'ouvrier, arrachés à sa vie propre pour être happés dans les engrenages du circuit des marchandises et du capital, le travail, qui exprime pourtant la « vie générique » de l'homme, est séparé de la vie personnelle de l'homme. Telle est la grande inversion et la grande perversion : le travail, de ce qu'il a en l'homme de spécifiquement humain, est ravalé au rang de moyen pour entretenir la vie animale de l'homme. La fin devient moyen et le moyen fin.
L'étude du dédoublement de l'homme repose, dans le Capital, sur une théorie rigoureuse de l'ensemble du processus de l'accumulation capitaliste qui conduit au « morcellement de l'homme », à sa « dégénérescence ».
 Le capitaliste lui-même « fonctionne comme capital personnifié ». Le capital « rapport social entre personnes... s'établit par l'intermédiaire des choses. »
Dans les Manuscrits de 1844, il était reconnu déjà que, contrairement à ce que pensaient Hegel et Feuer bach, la conscience de l'aliénation ne suffit pas à surmonter l'aliénation ; pour la surmonter il faut détruire les rapports sociaux qui l'engendrent.
Karl Marx, dans une page du Capital qui est un modèle de « prospective » anticipant sur le développement du machinisme, prévoit qu'à une étape ultérieure (celle que nous appelons aujourd'hui l'automation), « la grande industrie impose la nécessité de reconnaître le travail varié et, par conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du travailleur, comme une loi de la production moderne... » Comme « la seule voie réelle par laquelle un mode de production et l'organisation sociale qui lui correspond marchent à leur dissolution et à leur métamorphose, est le développement historique de leurs antagonismes immanents », « la grande industrie oblige la société, sous peine de mort, à remplacer l'individu morcelé, porte-douleur d'une fonction productive de détail, par l'individu intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et ne donne, dans des fonctions alternées, qu'un libre essor à la diversité de ses capacités naturelles ou acquises. »
Cette exigence, nous le verrons (au chapitre III du présent ouvrage), engendre à notre époque, celle de l'automation, une contradiction nouvelle du capitalisme. Elle ne peut être pleinement satisfaite que par un changement fondamental des rapports de production, dans le sens même que concevait Marx lorsqu'il définissait ainsi le communisme : « Une réunion d'hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant, d'après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social... l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. »
Nous avons, à dessein, multiplié les citations du Capital de Marx, pour souligner la continuité de la préoccupation humaniste de Marx, des œuvres de jeunesse à celles de la maturité. La différence tient à ce que la dialectique parfois encore spéculative des
Manuscrits de 1844 devient la dialectique matérialiste du Capital, assurée de sa démarche grâce à une analyse économique de plus en plus rigoureuse de la structure du système capitaliste, et, aussi par une étude de plus en plus profonde des luttes de la classe ouvrière qui marque le passage entre les Grundrisse (Fondements de la critique de l'économie politique), et le Capital lui-même.

De l'interprétation de cette notion d'aliénation, dépend en effet l'interprétation générale du marxisme à notre époque.
Trois positions, fondamentalement différentes, s'affrontent aujourd'hui sur le problème de la signification du marxisme :
1. L'aliénation est le concept central du marxisme. Le marxisme est une philosophie de l'aliénation. Il est un développement sans rupture de la philosophie classique allemande, et notamment de Hegel et de Feuerbach. C'est la thèse soutenue en France, bien que dans des perspectives fort différentes, par Jean Hyppolite et par le Père Calvez.
2. L'aliénation est un concept idéologique, non scientifique, sans aucune valeur théorique. Central dans les œuvres de jeunesse, notamment dans les Manuscrits de 1844 qui sont dans le sillage de Hegel et de Feuerbach, il ne joue plus aucun rôle dans les œuvres de maturité, et, pour marquer la « rupture épistémologique » de 1845, il faut exclure ce concept idéologique de toute lecture scientifique du Capital. C'est la thèse défendue par Louis Althusser et son école.
3. L'aliénation ne peut être comprise que située dans le développement entier de la pensée de Marx, dans lequel il y a à la fois continuité et discontinuité : discontinuité en ce sens que Marx éliminera de plus en plus tout ce qu'il y a d'incontestablement spéculatif dans l'usage primitif qu'il fit du concept d'aliénation ; continuité en ce sens que Marx n'a cessé — au fur et à mesure que se précisait sa conception du matérialisme historique (dès l'Idéologie allemande), et sa conception de la Critique de l'économie politique (des Grundrisse au Capital) — de découvrir par une analyse de plus en plus rigoureuse le fondement d'un phénomène fondamental mais qu'il décrivait d'une manière encore vague, et sans le fonder, dans ses œuvres de jeunesse. C'est la thèse de la « reconversion des concepts spéculatifs » que j'ai constamment défendue notamment dans Humanisme marxiste (1957), dans mon Karl Marx (1964) et Marxisme du XXesiècle (1966).
L'interprétation fondamentale du marxisme et de son actualité étant en cause dans ce débat, il importe de rappeler l'essentiel de l'argumentation sur laquelle nous fondons notre thèse.
A mon sens, si l'on veut avoir clairement conscience du rapport dialectique entre la discontinuité et la continuité dans le développement de la pensée de Marx, notamment en ce qui concerne l'aliénation, il faut d'abord analyser avec précision ce qui, dans les Manuscrits de 1844, est déjà irréductible aux conceptions de l'aliénation de Hegel et de Feuerbach ; il faut ensuite examiner, dans l'Idéologie allemande, comment s'opère avec l'élaboration de la méthode du matérialisme historique, l'élimination des aspects spéculatifs du concept d'aliénation ; il faut faire une étude comparative détaillée des Grundrisse de 1857-1858, et du Capital de 1867 ; enfin il faut lire le Capital dans son intégralité, c'est-à-dire sans lui imposer arbitrairement la « grille » d'une conception abstraite du structuralisme (ce qui conduit à n'étudier le Capital que synchroniquement et non pas dans son originalité propre, comme « structure de la diachronie », que Marx avec plus de clarté a appelé : la loi de développement de la société capitaliste). Le Capital apparaît alors, comme l'a très explicitement souligné son auteur, comme une « Critique de l'économie politique », critique dont les deux moments : humaniste et dialectique sont intimement unis.
— Qu'est-ce qui distingue radicalement la conception de l'aliénation exposée par Marx dans les Manuscrits de 1844 de celle de Hegel et de Feuerbach ?
D'abord qu'est-ce qui est « aliéné ? » Chez Hegel c'est l'esprit. Chez Feuerbach : l'homme abstrait. Chez Marx (dès les Manuscrits de 1844 ) c'est le travailleur salarié.
Il y a certes, des traits communs à la conception de Feuerbach et à celle de Marx : l'idée que le sujet s'objective dans le produit de son activité ; que cette objectivation devient aliénation quand ce produit devient extérieur et étranger à celui qui l'a créé ; que dans le rapport qui s'institue ainsi entre le sujet producteur et l'objet produit s'opère une inversion : le sujet se subordonne à l'objet et se trouve ainsi dépossédé et appauvri.
Mais, à partir de là, les différences apparaissent. Chez Marx l'aliénation ne se produit pas seulement dans la pensée mais dans la pratique, pas seulement dans la conscience mais dans le travail humain.
Son objet n'est pas un objet idéal : Dieu, qui domine l'homme, mais un objet réel : le produit du travail, qui se retourne contre son producteur.
L'on n'aboutit pas à une déshumanisation de l'homme abstrait mais du travailleur salarié, de l'ouvrier. A l'homme défini comme individu, et comme essence éternelle et abstraite, succède un homme social, dans des conditions historiques déterminées.
Si bien, que dès cette étape, l'aliénation et le dépassement de l'aliénation n'est plus le schéma spéculatif de l'histoire humaine : l'aliénation est née dans l'histoire, et elle ne peut être dépassée en changeant simplement quelque chose dans la conscience de l'homme, mais en changeant tout l'ensemble des conditions matérielles, qui l'ont engendrée, notamment le système de la propriété privée. C'est pourquoi, dès 1843, Marx considérait déjà le prolétariat en lutte comme l'héritier de la philosophie
Dès cet étape la pensée de Marx même si, incontestablement, elle s'exprime dans le langage de Hegel et de Feuerbach, ne peut plus se réduire à une « philosophie de l'aliénation » : elle renvoie déjà à l'action militante, à la lutte de classes. C'est à Paris, et lors de ses premiers contacts avec le prolétariat parisien, avec les ouvriers communistes qu'il évoque avec passion, que Marx écrit ses Manuscrits. Ce changement de perspective de classe marque un « commencement », une coupure plus radicale avec Feuerbach que toutes les coupures épistémologiques et leur est d'ailleurs étroitement lié.
L'élaboration des méthodes découlant du matérialisme historique, dans l'Idéologie allemande,
permet la reconversion des concepts spéculatifs, et, notamment, de la conception première de l'aliénation. Jusque-là, comme le souligne Vasquez, l'aliénation « expliquait » beaucoup de choses (la propriété privée, la division des classes et leur lutte, la paupérisation des travailleurs), mais elle était elle-même décrite et non expliquée, non fondée.
La première analyse marxiste de la production, dans l'Idéologie allemande, permet d'abord de mettre l'accent beaucoup plus fortement sur le moment objectif de l'aliénation. Le fait que l'homme ne peut plus se reconnaître ni dans le produit de son travail, qui lui devient étranger, ni dans sa propre activité productive (qui n'est plus qu'un chaînon d'un mécanisme extérieur de gestes anonymes), ni dans les autres hommes (dont les rapports avec lui perdent leur caractère humain pour revêtir, à travers le marché des produits et du travail, l'impersonnalité de rapports entre des choses), cet ensemble de phénomènes subjectifs doit être fondé sur une analyse rigoureuse des rapports objectifs, indépendamment de la manière dont ils sont vécus dans l'expérience individuelle.
Dans l'Idéologie allemande l'aliénation n'est plus ce concept-clé universel qui rendrait compte de tout sans avoir à être fondé. Tout au contraire Marx dégage ce qui en est le fondement historique premier : la division du travail, par laquelle les produits du travail échappent au contrôle des hommes et les dominent : « la puissance sociale, c'est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnés par la division du travail, n'apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance dans l'union... elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d'eux... l'acte de l'homme se transforme pour lui en une puissance étrangère qui s'oppose à lui et l'asservit bien loin qu'il ne la domine. »
L'Idéologie allemande continue donc (comme le Capital d'ailleurs) l'analyse de cette inversion des rapports du sujet et de l'objet qui est le principe même de l'aliénation. Mais l'étape franchie dans cette analyse est décisive : le sujet ici n'est plus l'activité de l'individu mais l'activité sociale d'ouvriers soumis à la division du travail et conditionnés par elle.
Les conséquences pratiques de cette transformation théorique de la conception du sujet sont considérables. Marx les dégage clairement : « Cette « aliénation » — pour rester intelligible aux philosophes —, ne peut être abolie qu'à deux conditions pratiques » : l'aiguisement des contradictions entre les travailleurs et l'ensemble du monde de la richesse et de la culture dont ils sont dépossédés ; cette contradiction ayant pour condition « un grand accroissement de la force productive ».
Dans le Capital la question essentielle n'est plus celle des rapports entre l'acte créateur de l'homme en général et ses produits, comme dans les Manuscrits de 1844, ni même celle des rapports entre la production en général et la division du travail au cours de l'histoire, mais celle des rapports entre le travail concret de l'homme et les conditions historiques déterminées dans lesquelles il s'exerce dans le mode de production capitaliste.
En régime capitaliste le travail ne produit pas essentiellement des objets destinés à un usage humain, mais des marchandises destinées à la vente. La marchandise, comme telle, n'est donc pas le produit d'un travail concret, celui de tel homme ayant telle habileté particulière, tels caractères humains particuliers, mais le produit d'un travail abstrait, impersonnel, réduit au commun dénominateur de ce qu'il est possible, en moyenne, de réaliser avec les moyens techniques et l'organisation du travail d'une époque déterminée.
La marchandise, ainsi conçue, a une double objectivité :
1. Celle qui fait d'elle, dans les rapports entre l'homme et la nature, un objet répondant à un besoin, à un usage, un travail « objectivé », avec ses propriétés sensibles.
2. Celle qui fait d'elle, dans les rapports entre les hommes, un objet d'échange, une marchandise.
La valeur de cette marchandise n'est pas liée à ses qualités propres comme objet, mais à son pouvoir d'être échangé contre telle ou telle autre marchandise. Ce n'est plus une qualité sensible, mais une qualité « suprasensible », un « pouvoir », qui confère à l'objet un caractère mystérieux. Car cette valeur, ce pouvoir, n'est pas réductible à une qualité sensible. L'on peut comparer ce phénomène à certaines expressions primitives de la religion : celles du fétichisme. Marx, dans le Capital, s'y réfère expressément en parlant du « fétichisme » de la marchandise.
Au chapitre XXIV, du livre III du Capital, intitulé : « Le capital porteur d'intérêt, forme aliénée du rapport capitaliste », Marx souligne qu' « avec le capital porteur d'intérêt, le rapport capitaliste atteint sa forme la plus extérieure, la plus fétichisée. »
Là, écrit Marx, le profit apparaît « comme le simple résultat d'une aliénation... Le capital semble être la source mystérieuse et créant d'elle-même l'intérêt, son propre accroissement... Ici la forme fétichisée du capital et la représentation du fétiche capitaliste atteignent leur achèvement... Le capital revêt sa forme fétiche la plus pure. »
L'analyse de ces fétiches économiques dans le Capital prolonge et développe la description du « travail aliéné » des Manuscrits de 1844 : désormais, la détermination scientifique de concepts tels que force de travail, travail concret et travail abstrait, capital variable et capital constant, contradiction entre forces productives et rapports de production, donne une signification rigoureuse à l'inversion du sujet et de l'objet.
Est-ce à dire que Marx a perdu de vue, à cette étape, l'homme comme un individu, le travailleur comme personne humaine, avec sa dignité propre ? En aucune façon. « Dans le système capitaliste, écrit Marx, toutes les méthodes pour multiplier la puissance du travail collectif s'exécutent aux dépens du travailleur individuel ; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d'exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l'appendice d'une machine ; ils lui opposent, comme autant de puissances hostiles, les puissances scientifiques de la production. »
Ce serait donc une étrange manière de " lire le Capital" que d'en éliminer systématiquement comme « retombée idéologique du discours de Marx », tous les passages où Marx, loin de considérer que l'homme n'est qu'une « marionnette mise en scène par les structures », écrit au contraire son grand ouvrage précisément pour lutter contre un système qui tend à réduire l'homme concret, individuel, le travailleur, à la condition de simple « support des rapports de production ».
L'orientation fondamentalement humaniste de là pensée de Marx n'est pas moins puissante dans le Capital que dans les Manuscrits de 1844. Elle est même beaucoup plus puissante, car elle ne s'exprime plus dans la dialectique spéculative des rapports entre le travail aliéné et une essence humaine abstraite et éternelle, mais dans la dialectique rigoureuse entre une relation sociale nécessaire et les formes historiques dans lesquelles elle se manifeste.
Marx, en passant des Manuscrits de 1844 au Capital (à travers l'Idéologie allemande et les Grundrisse), n'abandonne à aucun moment l'analyse fondamentale de l'aliénation de l'homme, mais il passe d'une description de l'aliénation, en des termes souvent encore spéculatifs, à une étude scientifique de ses fondements objectifs dans le système de production capitaliste qui fétichise les réalités économiques.
Il en est de même, d'ailleurs, de l'aliénation politique qui se développe, chez Marx, en analyse sociologique de la dialectique de l'Etat de classe, et de l'aliénation religieuse dont l'étude historique concrète sera poursuivie surtout par Engels dans sa Contribution à l'histoire du christianisme primitif et dans la Guerre des paysans.
Dans chaque cas le développement de la pensée marxiste est un passage de la conception spéculative de l'aliénation de l'essence humaine, à la conception scientifique de l'aliénation définie comme transformation d'un rapport entre des hommes en rapport entre des choses. L'étude de l'inversion des rapports entre le sujet et l'objet marque la continuité des recherches de Marx sur le problème de l'aliénation. Mais Marx passe d'une théorie spéculative de l'aliénation qui fait de ce concept la clé de l'explication de toute l'histoire des sociétés humaines à une analyse économique faisant de l'aliénation un phénomène historique et social qui, dans ses formes actuelles, est lié au mode de production capitaliste, et dont il importe de dégager les fondements objectifs afin d'organiser les luttes sociales qui permettent d'y mettre fin.
C'est seulement dans cette perspective, en prenant conscience du mouvement de pensée par lequel Marx a dépassé toutes les formes antérieures de l'humanisme, entachées d'arbitraire et de spéculation, pour aboutir à une conception radicalement nouvelle d'un humanisme qui est lutte sociale concrète pour abolir le décalage historique entre les possibilités de développement humain créées par le système capitaliste et les entraves à l'actualisation de ces possibilités créées par le même système capitaliste, que l'on peut comprendre la vérité profonde et l'actualité du Capital.
Cet humanisme (au sens spécifiquement marxiste du terme : actualisation des possibles historiques) distingue le marxisme de l'économie politique bourgeoise. Cet humanisme fonde la « critique de l'économie politique » (qui est le sous-titre du Capital). Le Capital (comme les Grundrisse d'ailleurs) est une critique de l'économie politique positiviste. Celle qui, dans le meilleur des cas, avec Adam Smith et Ricardo, est capable de traiter du travail, mais non du travailleur. Celle qui s'en tient au niveau des apparences, c'est-à-dire au niveau où les rapports entre les hommes apparaissent comme des rapports entre des choses.
« L'économie politique n'a exprimé que les lois du travail aliéné », écrivait déjà Marx en 1844 . Il développera la même idée étayée par une argumentation plus rigoureuse, mais dans les mêmes termes — y compris le mot et le concept d'aliénation — dans le dernier livre du Capital : les meilleurs porte-parole de l'économie politique bourgeoise, écrit-il, « restent plus ou moins captifs des apparences de cet univers... il est tout aussi naturel que les agents de la production se sentent parfaitement chez eux dans ces formes aliénées et irrationnelles : capital-intérêt, terre-rente, travail-salaire, car ce sont là les formes illusoires au milieu desquelles ils se meuvent tous les jours. »
C'est un thème constant du Capital et pas seulement dans les chapitres sur « le fétichisme de la marchandise » et « la formule trinitaire » : « L'économie politique voit ce qui apparaît. »  Dans les travaux préparatoires pour le dernier livre du  Capital, Marx résume le principe même de sa critique « humaniste » de l'économie politique positiviste : « L'économie politique conçoit l'ordre social des hommes, ou leur essence humaine en activité, leur apport réciproque à la vie de l'espèce, à la vie véritablement humaine, sous la forme de l'échange et du trafic... L'économie politique considère donc la forme aliénée des relations sociales comme la forme essentielle, originelle, et correspondant à la destination de l'homme. »