Peut-on être communiste
aujourd'hui ?
19juin 1968 |
par Roger Garaudy
EXTRAITS DU LIVRE:
PEUT-ON ÊTRE
MARXISTE AUJOURD'HUI ?
« Il y
a une question, écrit Jules Romains, qu'en vingt ans j'ai posée un
certain nombre de fois à des amis plus ou moins férus de marxisme, après me
l'être posée à moi-même : comment expliquez-vous que pas une seule des
théories contemporaines du marxisme, c'est-à-dire nées depuis plus d'un
demi-siècle, — que ce soit en astrophysique, en physique, en chimie, en
biologie, en médecine, — ne reste encore valable ; et que le marxisme
puisse rester encore valable ? Que personne ne songe à construire un pont
métallique, une locomotive, un paquebot, en appliquant une technique définie
sous le Second Empire ; et que pourtant la technique marxiste de
construction de la société soit encore considérée par tant de bons esprits comme
applicable, intégralement, et telle quelle ?... Je n'ai jamais obtenu de
réponses satisfaisantes. »
L'argument
aurait quelque valeur si le marxisme était ce que, par exemple, à la fin du XIXe
siècle, en avait fait Kautsky dans son livre la Doctrine économique de
Marx : un catalogue de lois économiques présenté comme un système achevé,
qu'il suffirait d'apprendre comme un catéchisme.
L'argument
aurait quelque valeur si la philosophie marxiste était ce qu'à la veille de la
deuxième guerre mondiale en avait fait Staline dans son Matérialisme
dialectique et matérialisme historique, réduisant la conception du monde du
marxisme à un certain nombre de dogmes immuables : trois principes du
matérialisme, quatre lois de la dialectique, cinq stades du développement historique
des sociétés.
L'objection, par contre, n'a plus de
sens si, au-delà des formes culturelles ou institutionnelles que le marxisme a
pu revêtir depuis un siècle, nous savons découvrir l'âme vivante du marxisme.
L'exemple de Lénine peut être médité : il a fait la démonstration
pratique, par une assimilation profonde du marxisme, considéré non comme un
dogme mais comme un guide pour l'action, du rôle majeur que pouvait jouer, au
XXe siècle, la pensée de Marx pour la transformation du monde.
Ce marxisme
agissant exclut tout dogmatisme. « Nous ne tenons nullement la doctrine de
Marx pour quelque chose d'achevé et d'intangible ; au contraire nous
sommes persuadés qu'elle a seulement posé les pierres angulaires de la science
que les socialistes doivent faire progresser dans toutes les directions s'ils
ne veulent pas retarder sur la vie ».
ACTUALITE DU
« CAPITAL »
Quelles sont
donc ces « pierres angulaires » ? Qu'est-ce qui constitue le
principe même du marxisme nous aidant à poser les problèmes essentiels de notre
temps et à les résoudre ?
Le point
central à partir duquel nous pouvons dominer toutes les avenues de la pensée de
Marx, c'est la prise de conscience de la situation fondamentale de l'homme dans
la société capitaliste.
Marx a
découvert la contradiction primordiale qui caractérise cette situation :
la naissance et le développement du capitalisme ont créé les conditions d'un
épanouissement sans limite de tous les hommes, et, créé, en même temps, les
conditions de l'écrasement de l'homme.
Dans le
chapitre sur « La tendance historique de l'accumulation capitaliste »
à la fin du 1er livre du Capital, Marx rassemble en quelques pages
les deux thèmes dominants de son ouvrage :
- La
production capitaliste, par le jeu de ses lois immanentes, « engendre
elle-même sa propre négation ».
C'est la définition de la
dialectique matérialiste du Capital.
- La
concentration de la production capitaliste rend possible ce qu'excluait la
production parcellaire : « la coopération sur une grande échelle, la
division du travail, le machinisme, la domination savante de l'homme sur la
nature, le libre développement des puissances sociales du travail, le concert
et l'unité dans les fins, les moyens et les efforts de l'activité
collective ».
Le
capitalisme a libéré ces possibilités. Il a fait naître de nouvelles forces et
de nouvelles passions qu'étouffait le régime antérieur : « Des forces
et des passions qu'il comprime, commencent à s'agiter au sein de la société. Il
doit être, il est anéanti. » Avec le capitalisme un nouveau
cycle commence, à un niveau plus élevé du développement historique.
« A
mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et
monopolisent tous les avantages de cette période d'évolution sociale,
s'accroissent la misère, l'oppression, l'esclavage, la dégradation,
l'exploitation, mais aussi la résistance de la classe ouvrière sans cesse
grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme
même de la production capitaliste. »
La
dialectique matérialiste, ici, ne fait qu'un avec l'humanisme de Marx selon
lequel tout dépassement dialectique d'une contradiction, dans le développement
historique, passe nécessairement par les hommes qui en sont le sujet.
Cet
humanisme de Marx procède des analyses rendues possibles par le matérialisme
historique, de la découverte du rôle historique de la classe ouvrière qui ne
peut se libérer qu'en libérant la société tout entière.
A la
différence de toutes les formes antérieures de l'humanisme définissant
l'épanouissement de l'homme à partir d'une essence métaphysique de l'homme,
l'humanisme de Marx est l'actualisation d'une possibilité historique.
La
contradiction primordiale entre les possibilités d'un épanouissement sans
limite de l'homme et l'écrasement de fait de la majorité des hommes se
développe à trois niveaux différents. L'analyse de ces contradictions et la
recherche des moyens capables de les surmonter constituent : l'économie
politique marxiste, la politique marxiste et la philosophie marxiste.
Au niveau
des rapports de l'homme avec la nature, dans sa critique de l'économie
politique Marx évoque les espérances et les impasses de la révolution
industrielle réalisée par le capitalisme : les possibilités réelles
qu'elle a créées, et dont en même temps, elle empêche l'actualisation.
La
concentration qui caractérise l'industrie moderne, capitaliste, permet de
développer « les méthodes propres à donner l'essor aux puissances du
travail collectif » : coopération, division du travail, machinisme.
Le capitalisme joue ainsi un rôle historique progressif en créant des
possibilités historiques nouvelles pour l'humanité : « Agent
fanatique de l'accumulation, il force les hommes, sans merci ni trêve, à
produire pour produire, et les pousse ainsi instinctivement à développer les
puissances productrices et les conditions matérielles qui seules peuvent former
la base d'une société nouvelle et supérieure. »
Car le
travail ne produit pas seulement des objets ; il produit l'homme lui-même.
Même si cette production, si cette objectivation de l'homme, se présente sous
la forme d'une aliénation, elle est la condition nécessaire fondamentale du
développement historique de l'homme, un moment de cette création continuée de
l'homme par l'homme qui constitue l'histoire.
« Mais
toutes les méthodes que la production capitaliste emploie pour fertiliser le
travail sont autant de méthodes pour augmenter... le capital au moyen du
capital. »
Marx pose
alors le problème qu'avaient posé, mais sans le résoudre, certains économistes
de son temps comme Von Thunen : « si le capital lui-même n'est que le
résultat du travail humain, ... il semble tout à fait incompréhensible que
l'homme puisse tomber sous la domination de son propre produit, le capital, et
lui être subordonné... Comment le travailleur a-t-il pu, de maître du capital
qu'il était, en tant que son créateur, devenir l'esclave du
capital ? »
Marx analyse
les trois méthodes de « fertilisation » du travail humain mises en
œuvre par le capitalisme et leurs conséquences : la coopération, la division
du travail, le machinisme.
La
coopération crée une force nouvelle : la puissance du travail collectif
d'hommes associés dans une même tâche est autre chose et plus que la somme des
travaux des individus qui composent cette collectivité. Il y a donc « une
nouvelle puissance qui résulte de la fusion de nombreuses forces en une force
commune ».
Marx
reprend, à un niveau d'élaboration scientifique beaucoup plus élevé,
l'opposition encore spéculative des Manuscrits de 1844entre les forces de l'individu et celles
de l'espèce, ou de l'homme comme « être générique » : « La
force productive spécifique de la journée combinée est une force sociale du
travail ou une force du travail social. Elle naît de la coopération elle-même.
En agissant conjointement avec d'autres dans un but commun et d'après un plan
concerté, le travailleur efface les bornes de son individualité et développe sa
puissance comme espèce. »
Mais dans le
système capitaliste de propriété privée des moyens de production, « la
puissance collective du travail, développée par la coopération, apparaît comme
la force productive du capital... Le mode de production capitaliste se présente
donc comme nécessité historique pour transformer le travail isolé en travail
social, mais, entre les mains du capital, cette socialisation du travail n'en
augmente les forces productives que pour l'exploiter avec plus de
profit. »
La direction
capitaliste a une double signification à la fois diriger la production
coopérative, et extraire de la plus-value. Dès lors, par un « effet
optique » qui engendre tant d'illusions économiques, l'image de la réalité
se trouve renversée dans l'apparence : « Le capitaliste n'est point
capitaliste parce qu'il est directeur industriel ; il devient au contraire
chef d'industrie parce qu'il est capitaliste. Le commandement dans l'industrie
devient l'attribut du capital, de même qu'aux temps féodaux la direction de la
guerre et l'administration de la justice étaient les attributs de la propriété
foncière. »
Dans ces
conditions la coopération, qui libère des forces nouvelles de l'homme, engendre
le contraire d'une libération : « un despotisme dont les formes
particulières se développent au fur et à mesure que se développe la
coopération. »
Ce développement de la coopération
s'exprime par une extension et une complexité croissante de la division du
travail.
La division
du travail, sous sa forme manufacturière, propre aux premières étapes du
capitalisme, accroît la force productive du travail. Elle est la condition d'un
progrès rapide dans la conquête, par l'homme, de la maîtrise sur la nature.
Marx en donne une preuve a contrario à partir de l'exemple des sociétés
indiennes : « la simplicité de l'organisme productif de ces
communautés qui se suffisent à elles-mêmes, se reproduisent constamment sous la
même forme... nous fournit la clé de l'immutabilité des sociétés
asiatiques. » Inversement une division poussée du travail
permet une « reproduction élargie », un rapide progrès technique et
économique des sociétés.
Cette
rupture avec la stagnation implique, dans le système capitaliste, une lourde
rançon : « La division manufacturière du travail suppose l'autorité
absolue du capitalisme sur des hommes transformés en simples membres d'un
mécanisme qui lui appartient. »
Si la
division sociale du travail mettait en présence des producteurs indépendants
n'ayant, d'autres rapports que ceux de la concurrence, instituant ainsi le
règne animal de la guerre de tous contre tous, la division manufacturière c'est
« la condamnation à perpétuité du travailleur à une opération de détail et
sa subordination passive au capitaliste. » « Anarchie dans la
division sociale et despotisme dans la division manufacturière du travail
caractérisent la société bourgeoise. »
Cette
division ne conduit pas seulement à une séparation de la ville et de la
campagne, mais à une séparation du travail intellectuel et du travail manuel
dépouillant le travail de son caractère spécifiquement humain. Ce qui distingue
le travail humain du travail animal c'est précisément qu' « il n'opère pas
seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y
réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme
loi son mode d'action. »
Or ce but et cette loi lui
deviennent désormais extérieurs, étrangers, hostiles : « Les
puissances intellectuelles de la production se développent d'un seul côté parce
qu'elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires
perdent se concentre en face d'eux dans le capital. La division manufacturière
leur oppose les puissances intellectuelles de la production comme la propriété
d'autrui et comme pouvoir qui les domine. »
La division
du travail, condition de tout progrès et de tout épanouissement de la puissance
de l'homme sur la nature, engendre dans les conditions de la production
capitaliste, son contraire : la mutilation de l'homme. « Un certain
rabougrissement de corps et d'esprit est inséparable de la division du travail
dans la société. Mais comme la période manufacturière pousse beaucoup plus loin
cette division sociale, en même temps que par la division qui lui est propre
elle attaque l'individu à la racine même de sa vie, c'est elle qui, la
première, fournit l'idée et la matière d'une pathologie industrielle. »
Marx ajoute cet aphorisme d'un économiste contemporain : « Subdiviser
un homme, c'est l'exécuter, s'il a mérité une sentence de mort ; c'est
l'assassiner, s'il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l'assassinat
d'un peuple. »
Le
morcellement de l'homme, dans la manufacture capitaliste « estropie le
travailleur, elle fait de lui quelque chose de monstrueux en activant le
développement factice de sa dextérité de détail, en sacrifiant tout un monde de
dispositions et d'instincts producteurs. » L'atelier peut
être considéré « comme une machine dont les parties sont les
hommes. »
Le
développement du machinisme, condition première de la maîtrise décisive de
l'homme sur la nature, aggrave en même temps l'écrasement de l'homme par cette
« seconde nature », par cette « nature humanisée » que construisent
la technique et l'industrie.
Le machinisme naissant a éveillé, à
la Renaissance, de grands espoirs : Marx cite le Discours de la méthode de
Descartes qui, « aussi bien que Bacon, croyait qu'un changement dans la
méthode de penser amènerait un changement dans le mode de produire et la
domination pratique de l'homme sur la nature. On lit dans son Discours de la
méthode : « II est possible de parvenir à des connaissances qui
soient fort utiles à la vie ; et qu'au lieu de cette philosophie
spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique,
par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air,
des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi
distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les
pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres,
et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, et, de la
sorte, contribuer au perfectionnement de la vie humaine. »
« L'industrie
mécanique, en s'incorporant la science et des forces naturelles puissantes,
augmente d'une manière merveilleuse la productivité du travail. »
Elle écarte toutes les limites du possible. « Sa base est
donc révolutionnaire, tandis que celle de tous les modes de production
antérieurs était essentiellement conservatrice. » Marx et
Engels écrivaient déjà, d'une manière plus générale, dans le Manifeste
communiste de 1848 : « La bourgeoisie ne peut exister sans
révolutionner constamment les instruments de travail, et, par cela même, les
rapports de production et l'ensemble des rapports sociaux. »
Mais ici
encore le machinisme, en lequel s'incarne tout le travail accumulé de
l'humanité, toutes ses créations et tous ses efforts, apparaît, de même que la
coopération, comme un attribut de la propriété capitaliste : « A
mesure que le mouvement ascendant de sa puissance productive accélère
l'accumulation... dans le système du salariat cette faculté naturelle du
travail prend la fausse apparence d'une propriété qui est inhérente au capital
et l'éternise ; de même les forces collectives du travail combiné se
déguisent en autant de qualités occultes du capital, et l'appropriation
continue de surtravail par le capital tourne au miracle, toujours renaissant,
de ses vertus prolifiques. »
Ainsi
« les moyens créés par l'homme rendent des services gratuits tout comme
les forces naturelles, l'eau, la vapeur, l'électricité... ces services gratuits
du travail d'autrefois... s'accumulent avec le développement des forces
productives... Le travail passé des travailleurs... figure dans le système
capitaliste comme l'actif du non-travailleur. »
Par cette
confiscation du travail passé au profit du capital le « travail mort »
règne sur « le travail vivant ». Le capital, pour Marx,
n'est pas la somme des moyens de production créés au cours de l'histoire
humaine : c'est ce travail mort en tant qu'il se subordonne le travail
vivant ; c'est cet ensemble des moyens de production devenant, aux mains
de celui ou de ceux qui les détiennent à titre privé, une source de droits, une
possibilité d'exploitation, un attribut de classe.
Le
machinisme, accélérant la décomposition de l'acte humain commencée par la
coopération et la division du travail, « rive pour toujours l'ouvrier à
une opération de détail ».
L'homme, sujet du travail et de
l'histoire, se trouve transformé en objet. Il n'est plus fin mais moyen, et
moyen mécanique. Les ouvriers « dans la fabrique, sont incorporés à un
mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux. »
L'homme,
l'être qui dans son travail pose des fins (cf. Capital I, p. 181), le
voici ravalé au rang de moyen. Comme travailleur, il est sujet de
l'histoire ; il en est désormais objet.
Cette
métamorphose historique Marx, dans ses œuvres de jeunesse, la désigne sous le
nom d'aliénation.
Dans les
Manuscrits de 1844, l'aliénation n'est pas seulement un phénomène
spirituel ; elle a son fondement objectif dans les conditions même de la
vie du travailleur.
Dans ses Manuscrits de 1844, Marx
distingue trois moments essentiels de l'aliénation du travail.
1.
L'aliénation du produit du travail. Avec la division du travail lorsque, par la
vente, un produit entre dans le circuit des échanges, il échappe à son propre producteur,
il devient marchandise, c'est-à-dire qu'il obéit à des lois étrangères à celles
de sa propre création, les lois impersonnelles du marché.
L'aliénation
du travail est un cas particulier de cette aliénation générale de la vente.
C'est la vente de la force de travail, devenue marchandise et, comme elle,
impersonnelle et anonyme.
Lorsque, avec la naissance de la
propriété privée des moyens de production, l'homme, c'est-à-dire le créateur,
le travailleur, devenu esclave, serf ou prolétaire, ne possède plus ces moyens
de production, le lien organique est rompu entre la fin consciente que
s'assigne l'homme dans son travail et les moyens qu'il met en œuvre pour
atteindre cette fin. Le créateur se trouve ainsi séparé du produit de son
travail qui ne lui appartient plus, mais qui appartient au propriétaire des
moyens de production : maître d'esclaves, seigneur féodal, ou patron
capitaliste. Son travail n'est donc plus la réalisation de ses fins propres, de
ses projets personnels ; il réalise les fins d'un autre. Ainsi l'homme,
dans son travail, cesse d'être un homme, c'est-à-dire celui qui pose des fins,
pour devenir un moyen, un moment du processus objectif de la production, un
moyen de produire des marchandises et de la plus-value.
« L'aliénation
de l'ouvrier dans son objet s'exprime, selon les lois de l'économie, de la
façon suivante : plus l'ouvrier produit, moins il a à consommer ;
plus il crée de valeurs, plus il se déprécie... le travail produit des
merveilles pour les riches, mais il produit le dénuement pour l'ouvrier... Il
remplace le travail par des machines, mais il rejette une partie des ouvriers
dans un travail barbare et fait de l'autre partie des machines... »L'aliénation
est ici dépossession.
2. L'aliénation de l'acte du
travail. Dans tout régime de propriété privée des moyens de production, le
travailleur n'est pas seulement séparé du produit de son travail, mais de
l'acte même de son travail. Le maître ne lui impose pas seulement les
fins, mais les moyens, les méthodes de son travail. Les gestes et les rythmes
sont commandés du dehors par la place qui est assignée au travailleur dans
l'engrenage de la production. Ils sont préfigurés, dessinés en creux, sous une
forme entièrement déshumanisée et à des cadences devenues souvent hallucinantes
par l'outil ou la machine, jusqu'à faire de l'ouvrier, selon l'expression de
Marx « un appendice de chair dans une machine d'acier ». L'aliénation
est ici dépersonnalisation.
3. L'aliénation de la vie générique. L'ensemble des moyens de production existant à une époque historique donnée, l'ensemble des moyens scientifiques et techniques de la culture et du pouvoir qu'ils représentent, sont le fruit du travail et de la pensée de toutes les générations antérieures. Lorsqu'un homme travaille, son activité est habitée par toute l'humanité antérieure ; son travail est l'expression de la « vie générique » de l'homme, de toutes les créations accumulées du genre humain. Or, lorsque les moyens de production sont propriété privée, tout ce patrimoine, en lequel est présente l'oeuvre créatrice de toute l'humanité passée, de « l'humanité en tant qu'être générique », comme dit Marx, est aux mains de quelques individus qui disposent ainsi de toutes les inventions accumulées par des millénaires de travail et de génie humains.
3. L'aliénation de la vie générique. L'ensemble des moyens de production existant à une époque historique donnée, l'ensemble des moyens scientifiques et techniques de la culture et du pouvoir qu'ils représentent, sont le fruit du travail et de la pensée de toutes les générations antérieures. Lorsqu'un homme travaille, son activité est habitée par toute l'humanité antérieure ; son travail est l'expression de la « vie générique » de l'homme, de toutes les créations accumulées du genre humain. Or, lorsque les moyens de production sont propriété privée, tout ce patrimoine, en lequel est présente l'oeuvre créatrice de toute l'humanité passée, de « l'humanité en tant qu'être générique », comme dit Marx, est aux mains de quelques individus qui disposent ainsi de toutes les inventions accumulées par des millénaires de travail et de génie humains.
La propriété privée est donc la
forme suprême de l'aliénation. « La puissance sociale est devenue
puissance privée de quelques-uns », dira Marx dans le Capital. Le capital
c'est le pouvoir aliéné de l'humanité s'élevant au-dessus des hommes comme une
puissance étrangère et inhumaine. L'aliénation est ici déshumanisation.
L'être
véritable de l'homme, son acte créateur (ses actes créateurs historiquement
accumulés) s'est cristallisé en avoir. « Moins tu es, plus tu as, plus ta
vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. » Telle est
la « morale » de la société bourgeoise.
Le travail
vivant de l'ouvrier, cristallisé en marchandise, devient, aux mains du
propriétaire des moyens de production, un travail mort, accumulé sous forme de
capital, d'avoir désormais étranger à l'être qui l'a produit, supérieur à lui
et le dominant, l'asservissant à sa loi sans visage et sans âme.
Ce rapport entre travail mort et
travail vivant, entre être et avoir, est la loi profonde de la société
capitaliste et de son devenir. Plus cet avoir grandit au mains du capitaliste,
plus l'être de l'ouvrier qui en est l'auteur s'appauvrit. C'est ce que Marx
établit dans le Capital sous le nom de « Loi générale de l'accumulation
capitaliste ».
Dès lors les
rapports entre les hommes se métamorphosent en rapports entre des choses. En
vertu des lois de la concurrence et du marché où ne se comparent que des choses
et leur valeur marchande et où le sort des hommes est subordonné à cet
affrontement des choses, les hommes, leurs travaux, leurs entreprises, leurs
rapports mutuels deviennent des moments d'un développement objectif des choses.
L'homme, aliéné dans les lois non
humaines de l'avoir, y a perdu son être, son essence, qui est de poursuivre
consciemment des fins qu'il réalise dans son travail. Il est devenu un objet.
Cette
aliénation se développe à tous les niveaux de la vie, et, à tous les niveaux,
elle déshumanise l'homme et divise la société.
Contrairement
à une légende aussi répandue qu'erronée, Marx, dans le Capital, ne renonce
nullement à cette analyse de l'aliénation : il l'approfondit en opérant
une reconversion des concepts spéculatifs qu'il dépasse en les intégrant.
1.
L'aliénation du produit du travail se fonde désormais sur une théorie rigoureuse
de la valeur et de la plus-value, sur une théorie du marché et une théorie de
l'exploitation du travail : sur le marché, la réduction au même
dénominateur des divers travaux comme des différentes marchandises, se produit
indépendamment de la conscience, des désirs, des prévisions des producteurs et
des marchands. Leur choix subjectif, leur décision de se consacrer à la
fabrication et à la vente de tel ou tel produit, sont déterminés en dehors
d'eux, indépendamment d'eux, par les lois nécessaires. Tout se passe
« indépendamment de la volonté et des prévisions des producteurs, aux yeux
desquels leur propre mouvement social prend la forme d'un mouvement des choses,
mouvement qui les mène, bien loin qu'ils puissent le diriger. »
Ce
« fétichisme de la marchandise » régit également le travail lorsque
celui-ci devient marchandise en s'aliénant : en ce qui concerne l'ouvrier
« son propre produit s'éloigne toujours de lui sous forme de
capital. »
2.
L'aliénation de l'acte du travail dans le Capital se fonde sur une théorie
rigoureuse de la division du travail et du machinisme : « Là, les
conditions du travail apparaissent indépendantes du travailleur... comme
quelque chose qui lui est étranger. » Pourquoi ? —
Parce que « dans le système de machines, la grande industrie crée un
organisme de production complètement objectif ou impersonnel, que l'ouvrier
trouve là, dans l'atelier, comme la condition matérielle toute prête de son
travail. »
Marx analyse
« le mouvement historique qui fait divorcer le travail d'avec ses
conditions extérieures... Au fond du système capitaliste il y a la séparation
radicale du producteur d'avec les moyens de production. »
3.
L'aliénation de la vie générique. Le produit du travail et l'acte du travail
étant séparés de l'ouvrier, arrachés à sa vie propre pour être happés dans les
engrenages du circuit des marchandises et du capital, le travail, qui exprime
pourtant la « vie générique » de l'homme, est séparé de la vie
personnelle de l'homme. Telle est la grande inversion et la grande perversion :
le travail, de ce qu'il a en l'homme de spécifiquement humain, est ravalé au
rang de moyen pour entretenir la vie animale de l'homme. La fin devient moyen
et le moyen fin.
L'étude du
dédoublement de l'homme repose, dans le Capital, sur une théorie rigoureuse de
l'ensemble du processus de l'accumulation capitaliste qui conduit au
« morcellement de l'homme », à sa
« dégénérescence ».
Le capitaliste lui-même
« fonctionne comme capital personnifié ». Le capital
« rapport social entre personnes... s'établit par l'intermédiaire des
choses. »
Dans les
Manuscrits de 1844, il était reconnu déjà que, contrairement à ce que pensaient
Hegel et Feuer bach, la conscience de l'aliénation ne suffit pas à surmonter
l'aliénation ; pour la surmonter il faut détruire les rapports sociaux qui
l'engendrent.
Karl Marx,
dans une page du Capital qui est un modèle de « prospective »
anticipant sur le développement du machinisme, prévoit qu'à une étape
ultérieure (celle que nous appelons aujourd'hui l'automation), « la grande
industrie impose la nécessité de reconnaître le travail varié et, par
conséquent, le plus grand développement possible des diverses aptitudes du
travailleur, comme une loi de la production moderne... » Comme « la
seule voie réelle par laquelle un mode de production et l'organisation sociale
qui lui correspond marchent à leur dissolution et à leur métamorphose, est le
développement historique de leurs antagonismes immanents », « la
grande industrie oblige la société, sous peine de mort, à remplacer l'individu
morcelé, porte-douleur d'une fonction productive de détail, par l'individu
intégral qui sache tenir tête aux exigences les plus diversifiées du travail et
ne donne, dans des fonctions alternées, qu'un libre essor à la diversité de ses
capacités naturelles ou acquises. »
Cette
exigence, nous le verrons (au chapitre III du présent ouvrage), engendre à
notre époque, celle de l'automation, une contradiction nouvelle du capitalisme.
Elle ne peut être pleinement satisfaite que par un changement fondamental des
rapports de production, dans le sens même que concevait Marx lorsqu'il
définissait ainsi le communisme : « Une réunion d'hommes libres
travaillant avec des moyens de production communs et dépensant, d'après un plan
concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force
de travail social... l'œuvre d'hommes librement associés, agissant consciemment
et maîtres de leur propre mouvement social. »
Nous avons,
à dessein, multiplié les citations du Capital de Marx, pour souligner la
continuité de la préoccupation humaniste de Marx, des œuvres de jeunesse à
celles de la maturité. La différence tient à ce que la dialectique parfois
encore spéculative des
Manuscrits de 1844 devient la
dialectique matérialiste du Capital, assurée de sa démarche grâce à une analyse
économique de plus en plus rigoureuse de la structure du système capitaliste,
et, aussi par une étude de plus en plus profonde des luttes de la classe
ouvrière qui marque le passage entre les Grundrisse (Fondements de la critique
de l'économie politique), et le Capital lui-même.
De
l'interprétation de cette notion d'aliénation, dépend en effet l'interprétation
générale du marxisme à notre époque.
Trois
positions, fondamentalement différentes, s'affrontent aujourd'hui sur le
problème de la signification du marxisme :
1.
L'aliénation est le concept central du marxisme. Le marxisme est une
philosophie de l'aliénation. Il est un développement sans rupture de la
philosophie classique allemande, et notamment de Hegel et de Feuerbach. C'est
la thèse soutenue en France, bien que dans des perspectives fort différentes,
par Jean Hyppolite et par le Père Calvez.
2.
L'aliénation est un concept idéologique, non scientifique, sans aucune valeur
théorique. Central dans les œuvres de jeunesse, notamment dans les Manuscrits
de 1844 qui sont dans le sillage de Hegel et de Feuerbach, il ne joue plus
aucun rôle dans les œuvres de maturité, et, pour marquer la « rupture
épistémologique » de 1845, il faut exclure ce concept idéologique de toute
lecture scientifique du Capital. C'est la thèse défendue par Louis Althusser et
son école.
3.
L'aliénation ne peut être comprise que située dans le développement entier de
la pensée de Marx, dans lequel il y a à la fois continuité et
discontinuité : discontinuité en ce sens que Marx éliminera de plus en plus tout ce qu'il y a
d'incontestablement spéculatif dans l'usage primitif qu'il fit du concept
d'aliénation ; continuité en ce sens que Marx n'a cessé — au fur et à
mesure que se précisait sa conception du matérialisme historique (dès
l'Idéologie allemande), et sa conception de la Critique de l'économie politique
(des Grundrisse au Capital) — de découvrir par une analyse de plus en plus
rigoureuse le fondement d'un phénomène fondamental mais qu'il décrivait d'une
manière encore vague, et sans le fonder, dans ses œuvres de jeunesse. C'est la
thèse de la « reconversion des concepts spéculatifs » que j'ai
constamment défendue notamment dans Humanisme marxiste (1957), dans mon Karl
Marx (1964) et Marxisme du XXesiècle (1966).
L'interprétation
fondamentale du marxisme et de son actualité étant en cause dans ce débat, il
importe de rappeler l'essentiel de l'argumentation sur laquelle nous fondons
notre thèse.
A mon sens, si l'on veut avoir
clairement conscience du rapport dialectique entre la discontinuité et la
continuité dans le développement de la pensée de Marx, notamment en ce qui
concerne l'aliénation, il faut d'abord analyser avec précision ce qui, dans les
Manuscrits de 1844, est déjà irréductible aux conceptions de l'aliénation de Hegel
et de Feuerbach ; il faut ensuite examiner, dans l'Idéologie allemande,
comment s'opère avec l'élaboration de la méthode du matérialisme historique,
l'élimination des aspects spéculatifs du concept d'aliénation ; il faut
faire une étude comparative détaillée des Grundrisse de 1857-1858, et du
Capital de 1867 ; enfin il faut lire le Capital dans son intégralité,
c'est-à-dire sans lui imposer arbitrairement la « grille » d'une
conception abstraite du structuralisme (ce qui conduit à n'étudier le Capital
que synchroniquement et non pas dans son originalité propre, comme
« structure de la diachronie », que Marx avec plus de clarté a
appelé : la loi de développement de la société capitaliste). Le Capital
apparaît alors, comme l'a très explicitement souligné son auteur, comme une
« Critique de l'économie politique », critique dont les deux
moments : humaniste et dialectique sont intimement unis.
— Qu'est-ce
qui distingue radicalement la conception de l'aliénation exposée par Marx dans
les Manuscrits de 1844 de celle de Hegel et de Feuerbach ?
D'abord qu'est-ce qui est
« aliéné ? » Chez Hegel c'est l'esprit. Chez Feuerbach :
l'homme abstrait. Chez Marx (dès les Manuscrits de 1844 ) c'est le travailleur
salarié.
Il y a
certes, des traits communs à la conception de Feuerbach et à celle de
Marx : l'idée que le sujet s'objective dans le produit de son
activité ; que cette objectivation devient aliénation quand ce produit
devient extérieur et étranger à celui qui l'a créé ; que dans le rapport
qui s'institue ainsi entre le sujet producteur et l'objet produit s'opère une
inversion : le sujet se subordonne à l'objet et se trouve ainsi dépossédé
et appauvri.
Mais, à
partir de là, les différences apparaissent. Chez Marx l'aliénation ne se
produit pas seulement dans la pensée mais dans la pratique, pas seulement dans
la conscience mais dans le travail humain.
Son objet
n'est pas un objet idéal : Dieu, qui domine l'homme, mais un objet
réel : le produit du travail, qui se retourne contre son producteur.
L'on
n'aboutit pas à une déshumanisation de l'homme abstrait mais du travailleur
salarié, de l'ouvrier. A l'homme défini comme individu, et comme essence
éternelle et abstraite, succède un homme social, dans des conditions
historiques déterminées.
Si bien, que
dès cette étape, l'aliénation et le dépassement de l'aliénation n'est plus le
schéma spéculatif de l'histoire humaine : l'aliénation est née dans
l'histoire, et elle ne peut être dépassée en changeant simplement quelque chose
dans la conscience de l'homme, mais en changeant tout l'ensemble des conditions
matérielles, qui l'ont engendrée, notamment le système de la propriété privée.
C'est pourquoi, dès 1843, Marx considérait déjà le prolétariat en lutte comme
l'héritier de la philosophie
Dès cet
étape la pensée de Marx même si, incontestablement, elle s'exprime dans le
langage de Hegel et de Feuerbach, ne peut plus se réduire à une
« philosophie de l'aliénation » : elle renvoie déjà à l'action
militante, à la lutte de classes. C'est à Paris, et lors de ses premiers
contacts avec le prolétariat parisien, avec les ouvriers communistes qu'il
évoque avec passion, que Marx écrit ses Manuscrits. Ce changement de
perspective de classe marque un « commencement », une coupure plus
radicale avec Feuerbach que toutes les coupures épistémologiques et leur est
d'ailleurs étroitement lié.
L'élaboration
des méthodes découlant du matérialisme historique, dans l'Idéologie allemande,
permet la reconversion des concepts
spéculatifs, et, notamment, de la conception première de l'aliénation. Jusque-là,
comme le souligne Vasquez, l'aliénation « expliquait »
beaucoup de choses (la propriété privée, la division des classes et leur lutte,
la paupérisation des travailleurs), mais elle était elle-même décrite et non
expliquée, non fondée.
La première analyse marxiste de la
production, dans l'Idéologie allemande, permet d'abord de mettre l'accent
beaucoup plus fortement sur le moment objectif de l'aliénation. Le fait que
l'homme ne peut plus se reconnaître ni dans le produit de son travail, qui lui
devient étranger, ni dans sa propre activité productive (qui n'est plus qu'un
chaînon d'un mécanisme extérieur de gestes anonymes), ni dans les autres hommes
(dont les rapports avec lui perdent leur caractère humain pour revêtir, à
travers le marché des produits et du travail, l'impersonnalité de rapports
entre des choses), cet ensemble de phénomènes subjectifs doit être fondé sur
une analyse rigoureuse des rapports objectifs, indépendamment de la manière
dont ils sont vécus dans l'expérience individuelle.
Dans l'Idéologie
allemande l'aliénation n'est plus ce concept-clé universel qui rendrait compte
de tout sans avoir à être fondé. Tout au contraire Marx dégage ce qui en est le
fondement historique premier : la division du travail, par laquelle les
produits du travail échappent au contrôle des hommes et les dominent :
« la puissance sociale, c'est-à-dire la force productive décuplée qui naît
de la coopération des divers individus conditionnés par la division du travail,
n'apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance dans l'union... elle
leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors
d'eux... l'acte de l'homme se transforme pour lui en une puissance étrangère
qui s'oppose à lui et l'asservit bien loin qu'il ne la domine. »
L'Idéologie
allemande continue donc (comme le Capital d'ailleurs) l'analyse de cette
inversion des rapports du sujet et de l'objet qui est le principe même de
l'aliénation. Mais l'étape franchie dans cette analyse est décisive : le
sujet ici n'est plus l'activité de l'individu mais l'activité sociale
d'ouvriers soumis à la division du travail et conditionnés par elle.
Les
conséquences pratiques de cette transformation théorique de la conception du
sujet sont considérables. Marx les dégage clairement : « Cette « aliénation »
— pour rester intelligible aux philosophes —, ne peut être abolie qu'à deux
conditions pratiques » : l'aiguisement des contradictions entre les
travailleurs et l'ensemble du monde de la richesse et de la culture dont ils
sont dépossédés ; cette contradiction ayant pour condition « un grand
accroissement de la force productive ».
Dans le Capital la question
essentielle n'est plus celle des rapports entre l'acte créateur de l'homme en
général et ses produits, comme dans les Manuscrits de 1844, ni même celle des
rapports entre la production en général et la division du travail au cours de
l'histoire, mais celle des rapports entre le travail concret de l'homme et les
conditions historiques déterminées dans lesquelles il s'exerce dans le mode de production
capitaliste.
En régime
capitaliste le travail ne produit pas essentiellement des objets destinés à un
usage humain, mais des marchandises destinées à la vente. La marchandise, comme
telle, n'est donc pas le produit d'un travail concret, celui de tel homme ayant
telle habileté particulière, tels caractères humains particuliers, mais le
produit d'un travail abstrait, impersonnel, réduit au commun dénominateur de ce
qu'il est possible, en moyenne, de réaliser avec les moyens techniques et
l'organisation du travail d'une époque déterminée.
La marchandise, ainsi conçue, a une
double objectivité :
1. Celle qui fait d'elle, dans les rapports entre l'homme et la nature, un objet répondant à un besoin, à un usage, un travail « objectivé », avec ses propriétés sensibles.
2. Celle qui fait d'elle, dans les rapports entre les hommes, un objet d'échange, une marchandise.
La valeur de cette marchandise n'est pas liée à ses qualités propres comme objet, mais à son pouvoir d'être échangé contre telle ou telle autre marchandise. Ce n'est plus une qualité sensible, mais une qualité « suprasensible », un « pouvoir », qui confère à l'objet un caractère mystérieux. Car cette valeur, ce pouvoir, n'est pas réductible à une qualité sensible. L'on peut comparer ce phénomène à certaines expressions primitives de la religion : celles du fétichisme. Marx, dans le Capital, s'y réfère expressément en parlant du « fétichisme » de la marchandise.
1. Celle qui fait d'elle, dans les rapports entre l'homme et la nature, un objet répondant à un besoin, à un usage, un travail « objectivé », avec ses propriétés sensibles.
2. Celle qui fait d'elle, dans les rapports entre les hommes, un objet d'échange, une marchandise.
La valeur de cette marchandise n'est pas liée à ses qualités propres comme objet, mais à son pouvoir d'être échangé contre telle ou telle autre marchandise. Ce n'est plus une qualité sensible, mais une qualité « suprasensible », un « pouvoir », qui confère à l'objet un caractère mystérieux. Car cette valeur, ce pouvoir, n'est pas réductible à une qualité sensible. L'on peut comparer ce phénomène à certaines expressions primitives de la religion : celles du fétichisme. Marx, dans le Capital, s'y réfère expressément en parlant du « fétichisme » de la marchandise.
Au chapitre
XXIV, du livre III du Capital, intitulé : « Le capital porteur d'intérêt,
forme aliénée du rapport capitaliste », Marx souligne qu' « avec le
capital porteur d'intérêt, le rapport capitaliste atteint sa forme la plus
extérieure, la plus fétichisée. »
Là, écrit Marx, le profit apparaît
« comme le simple résultat d'une aliénation... Le capital
semble être la source mystérieuse et créant d'elle-même l'intérêt, son propre
accroissement... Ici la forme fétichisée du capital et la représentation du
fétiche capitaliste atteignent leur achèvement... Le capital revêt sa forme fétiche
la plus pure. »
L'analyse de
ces fétiches économiques dans le Capital prolonge et développe la description
du « travail aliéné » des Manuscrits de 1844 : désormais, la
détermination scientifique de concepts tels que force de travail, travail
concret et travail abstrait, capital variable et capital constant,
contradiction entre forces productives et rapports de production, donne une
signification rigoureuse à l'inversion du sujet et de l'objet.
Est-ce à dire que Marx a perdu de
vue, à cette étape, l'homme comme un individu, le travailleur comme personne
humaine, avec sa dignité propre ? En aucune façon. « Dans le système
capitaliste, écrit Marx, toutes les méthodes pour multiplier la
puissance du travail collectif s'exécutent aux dépens du travailleur
individuel ; tous les moyens pour développer la production se transforment
en moyens de dominer et d'exploiter le producteur : ils font de lui un
homme tronqué, fragmentaire, ou l'appendice d'une machine ; ils lui
opposent, comme autant de puissances hostiles, les puissances scientifiques de
la production. »
Ce serait
donc une étrange manière de " lire le Capital" que d'en
éliminer systématiquement comme « retombée idéologique du discours de
Marx », tous les passages où Marx, loin de considérer que l'homme n'est
qu'une « marionnette mise en scène par les structures », écrit au
contraire son grand ouvrage précisément pour lutter contre un système qui tend
à réduire l'homme concret, individuel, le travailleur, à la condition de simple
« support des rapports de production ».
L'orientation fondamentalement
humaniste de là pensée de Marx n'est pas moins puissante dans le Capital que
dans les Manuscrits de 1844. Elle est même beaucoup plus puissante, car elle ne
s'exprime plus dans la dialectique spéculative des rapports entre le travail
aliéné et une essence humaine abstraite et éternelle, mais dans la dialectique
rigoureuse entre une relation sociale nécessaire et les formes historiques dans
lesquelles elle se manifeste.
Marx, en
passant des Manuscrits de 1844 au Capital (à travers l'Idéologie allemande et
les Grundrisse), n'abandonne à aucun moment l'analyse fondamentale de
l'aliénation de l'homme, mais il passe d'une description de l'aliénation, en
des termes souvent encore spéculatifs, à une étude scientifique de ses
fondements objectifs dans le système de production capitaliste qui fétichise
les réalités économiques.
Il en est de même, d'ailleurs, de
l'aliénation politique qui se développe, chez Marx, en analyse sociologique de
la dialectique de l'Etat de classe, et de l'aliénation religieuse dont l'étude
historique concrète sera poursuivie surtout par Engels dans sa Contribution à
l'histoire du christianisme primitif et dans la Guerre des paysans.
Dans chaque
cas le développement de la pensée marxiste est un passage de la conception
spéculative de l'aliénation de l'essence humaine, à la conception scientifique
de l'aliénation définie comme transformation d'un rapport entre des hommes en
rapport entre des choses. L'étude de l'inversion des rapports entre le sujet et
l'objet marque la continuité des recherches de Marx sur le problème de
l'aliénation. Mais Marx passe d'une théorie spéculative de l'aliénation qui
fait de ce concept la clé de l'explication de toute l'histoire des sociétés
humaines à une analyse économique faisant de l'aliénation un phénomène
historique et social qui, dans ses formes actuelles, est lié au mode de
production capitaliste, et dont il importe de dégager les fondements objectifs
afin d'organiser les luttes sociales qui permettent d'y mettre fin.
C'est seulement dans cette
perspective, en prenant conscience du mouvement de pensée par lequel Marx a
dépassé toutes les formes antérieures de l'humanisme, entachées d'arbitraire et
de spéculation, pour aboutir à une conception radicalement nouvelle d'un
humanisme qui est lutte sociale concrète pour abolir le décalage historique
entre les possibilités de développement humain créées par le système
capitaliste et les entraves à l'actualisation de ces possibilités créées par le
même système capitaliste, que l'on peut comprendre la vérité profonde et
l'actualité du Capital.
Cet
humanisme (au sens spécifiquement marxiste du terme : actualisation des
possibles historiques) distingue le marxisme de l'économie politique
bourgeoise. Cet humanisme fonde la « critique de l'économie
politique » (qui est le sous-titre du Capital). Le Capital (comme les
Grundrisse d'ailleurs) est une critique de l'économie politique positiviste.
Celle qui, dans le meilleur des cas, avec Adam Smith et Ricardo, est capable de
traiter du travail, mais non du travailleur. Celle qui s'en tient au niveau des
apparences, c'est-à-dire au niveau où les rapports entre les hommes
apparaissent comme des rapports entre des choses.
« L'économie politique n'a
exprimé que les lois du travail aliéné », écrivait déjà Marx en 1844
. Il développera la même idée étayée par une argumentation plus
rigoureuse, mais dans les mêmes termes — y compris le mot et le concept
d'aliénation — dans le dernier livre du Capital : les meilleurs
porte-parole de l'économie politique bourgeoise, écrit-il, « restent plus
ou moins captifs des apparences de cet univers... il est tout aussi naturel que
les agents de la production se sentent parfaitement chez eux dans ces formes
aliénées et irrationnelles : capital-intérêt, terre-rente,
travail-salaire, car ce sont là les formes illusoires au milieu desquelles ils
se meuvent tous les jours. »
C'est un thème constant du Capital
et pas seulement dans les chapitres sur « le fétichisme de la
marchandise » et « la formule trinitaire » :
« L'économie politique voit ce qui apparaît. » Dans les
travaux préparatoires pour le dernier livre du Capital, Marx résume le principe même de sa
critique « humaniste » de l'économie politique positiviste :
« L'économie politique conçoit l'ordre social des hommes, ou leur essence
humaine en activité, leur apport réciproque à la vie de l'espèce, à la vie
véritablement humaine, sous la forme de l'échange et du trafic... L'économie
politique considère donc la forme aliénée des relations sociales comme la forme
essentielle, originelle, et correspondant à la destination de l'homme. »