28 juillet 2015

Ceux qui ont et ceux qui n'ont pas...



La voix de la Malaisie
par Chandra Muzaffar


"L'après guerre froide" est pleine                    
de tensions et de conflits ouverts,
au Nord et au Sud, m a i s surtout au Sud.
Ils doivent leurs origines, et ils sont,
aujourd'hui encore,aggravés par l a
division historique de l'humanité e n t re
le Nord et le Sud.



Cette division même
constitue l'affrontement
majeur et de dimension
mondiale.
Un conflit immense oppose au
Nord des mouvements de
masse de peuples affamés et
sans espérance.
Il ne s'agit ni d'un roman
apocalyptique ni d'une
guerre mondiale entre le
Nord à dominante chrétienne
et le Sud ou vit un milliard
de Musulmans. Il s'agit
d'une opposition à l'échelle
du monde, entre ceux qui
ont et ceux qui n'ont pas. Et
ceci a trois niveaux : culturel,
économique et social,
politique.

"La" culture et "les"
cultures
Le monde a été dominé pendant
des siècles par la vision du
monde de la civilisation occidentale.
Et, bien que peu d'occidentaux
en aient conscience,
leur civilisation tire ses origines
profondes du génie propre à
ce qu'on appelle aujourd'hui le
Tiers-monde et qui fut "le premier
monde".
Par une sorte d'amnésie historique
il nous fut enseigné par
l'Occident que toute civilisation
avait sa source dans les
civilisations grecque et romaine.
Or, en leur âge d'or, par
exemple, les arabes avaient
développé de grands centres
d'irradiation de la culture, de
Bagdad à Cordoue, où ils
avaient rassemblé les sagesses
et les techniques de la Chine,
de l'Inde, de la Perse et de
l'Afrique.
Les mathématiques, l'astronomie,
la médecine comme la
métallurgie et l'hydraulique, la
géographie, les sciences et les
arts, de la physique à l'architecture,
furent d'abord traduits
à partir de l'arabe, en latin puis
dans les autres langues européennes.
Le mythe d'une civilisation
occidentale créée de toute
pièce par elle-même sert de
justification à son arrogance à
l'égard des autres cultures et
des peuples d'autre couleur
dont la contribution à la culture
universelle a disparu de leur
mémoire.
Dès l'origine l'Europe a utilisé
la technologie du Tiers-monde
à des fins de violence et de
conquête. Les Chinois ont
inventé la poudre, mais l'Europe
l'emploie pour en faire des
canons qu'elle utilise pour le
massacre des deux Amériques
et pour imposer à l'Afrique la
déportation par millions de ses
hommes les plus robustes pour
en faire des esclaves.
L'Europe utilisa ce pouvoir pour
interrompre ou détruire les
créations de la culture, de la
foi, ou de la technique du
Tiers-monde. L'on enseigna
aux peuples vaincus que leur
propre culture ne valait rien et
que la seule voie de "progrès"
était d'imiter leurs maîtres, les
colonisateurs. Que les
"modèles" de l'Occident
étaient les seuls capables de
répondre aux problèmes de
société.
L'Occident prétend nous
apprendre la "démocratie"
mais son propre système parlementaire,
avec la participation
des femmes, a moins de 70
ans. L'urbanisation et l'industrialisation
sont également de
fraîche date : en 1890 95 % de
leur population était rurale.
Peut-on penser qu'à l'échelle
des millénaires cette "modernité"
puisse apporter ses preuves
et nous faire croire qu'un
"modèle" élaboré en Occident
en quelques dizaines d'années
soit la voie nécessaire pour
toute l'humanité future et que
toute l'expérience millénaire
des autres continents ne soient
qu"arriération" et "primitivisme"
? Que la production du
paysan parcellaire soit inefficace
et doive disparaître devant
les entreprises industrielles des
villes tentaculaires ?
Nous furent imposés la copie
de la culture de l'Occident et
de ses mutations politiques,
comme ses "experts", comme
ses conseillers, ses engrais et sa
médecine.
Le Nord a même importé chez
nous ses propres querelles :
capitalisme contre socialisme,
ses guerres intra-européennes
pour lesquelles nous étions
appelés à fournir la "chair à
canon", ses dictatures et ses
"démocraties" caricaturales,
ses drogues et ses corruptions.

Une économie
post-coloniale
Sur le plan économique le Sud
continue à être considéré
comme un marché pour les
surplus de l'Occident, une
source de matières premières
et de main d'oeuvre à bon marché
à des prix dictés par le
Nord, et, aujourd'hui, par l'empire
des Etats-Unis.
Le Sud constitue un champ
d'expérience pour le "développement",
bien qu'un très petit
nombre d'occidentaux
connaissent quoi que ce soit
des cultures et des valeurs de
nos peuples.
"Leur aide" a abouti à la politique
du Fonds Monétaire
International (FMI) qui a
conduit à déstructurer et à
détruire nos sociétés en moins
de 10 ans : 30 % de nos services
de santé ont été annihilés,
les échanges inégaux ont
fait déserter nos campagnes,
et la politique commerciale du
GATT - baptisée "libéralisme" -
a dégradé encore l'économie
du Tiers-monde.
Le résultat c'est qu'aujourd'hui
le cinquième le plus riche de la
planète dispose de 60 fois le
revenu du cinquième le plus
pauvre. Le maître d'un chat en
Europe dépense plus par an
que le revenu annuel d'un être
humain dans les pays les moins
développés.
La politique des gouvernements
du Nord empêche les
pays en voie de développement
de gagner le dixième de
I'"aide" qu'ils reçoivent officiellement
du Nord.
Cela n'a aucun sens ni pour les
uns ni pour les autres : des millions
de nos frères et soeurs du
Sud en meurent.

Le Sud taillé sur le
"modèle" du Nord
Quant à la signification politique
de la cassure entre le
Nord et le Sud elle est une
séquelle de la conception impériale
de l'Etat centralisé, inventée
par le Nord et étendue à
toutes les sociétés du monde,
même lorsqu'elle ne correspondait
pas à leur système de
valeurs.
- a) En Occident, l'Etat-Nation
créé à partir de la possession
territoriale ne correspond plus
à la réalité urbaine et industrielle
des sociétés actuelles.
- b) Dans les pays du Sud ou
l'Etat-Nation a été imposé par
l'impérialisme, il se heurte à
des contradictions plus grandes
encore : d'abord les antagonistes
de la guerre froide n'ont
plus besoin des régimes dictatoriaux
qu'ils mettaient en
place. Ensuite les anciens systèmes
de valeur qui n'ont
jamais été entièrement détruits
par la colonisation refont de
nouveau surface, et la fin du
mythe de la supériorité des
modèles occidentaux de développement
a conduit à rechercher
des alternatives autochtones
- y compris celles qu'on
appelle "fondamentalistes"
contre le "monothéisme du
marché" qui se fonde plus sur
la spéculation que sur la production.
Enfin, le cadre de l'Etat-Nation
est aujourd'hui battu en
brèche par les technologies de
la communication qui suscitent
de nouvelles formes de relations
internationales.
Les artificielles frontières qui
séparaient les cultures, les
communautés linguistiques et
d'autres formes de parentés, a
conduit à faire des "minorités"
des communautés immenses
réparties en diverses nations :
dix millions de Quetchuas dans
les Andes constituent des
"minorités" de quatre Républiques.
Ces barrières sont rendues
sacro-saints par l'appartenance
aux "Nations Unies", renforcées
par la guerre froide et par
les intérêts des "élites locales"
qui, imitant le modèle de croissance
de l'Occident, avaient
besoin de frontières stables
pour attirer les investissements.
Ainsi donc, premièrement
nous avons besoin d'un
renouveau des Nations Unies
pour repenser fondamentalement
nos problèmes et leurs
causes, car le refus de
remettre en cause le découpage
du monde hérité du colonialisme
coûte plus cher en
vies humaines et en argent
que de reprendre la question
en sa racine profonde.
Nous devons exiger cette
réorientation.
Deuxièmement, nous devons
contraindre les gouvernements
du Nord à une renégociation
des stratégies qui se fondent
sur les besoins du monde en sa
totalité et non des intérêts du
seul G 7 qui appelle "économie
globale" ce qui n'est en
fait que leur économie
Nord-Nord.
Dans le système actuel, il
n'y a que des perdants et
les institutions issues de
Bretton Woods (FMI et
Banque Mondiale) puis le
GATT sont responsables de
ce chaos et de cette jungle.
Le nombre des indigents s'est
accru de 40 % au cours des
vingt dernières années et
dépasse largement aujourd'hui
le milliard. Si les gouvernements
du Nord continuent à
poursuivre le même chemin
avec le même aveuglement il y
aura d'ici dix ans deux milliards
d'êtres humains vivant dans la
pauvreté absolue, c'est à dire
un tiers de l'humanité à la limi-
te de la survie.
La violence, la désintégration
sociale, les migrations massives
de désespérés vers le Nord
seront les conséquences de
cette course aveugle.
La première urgence pour les
intellectuels de l'Est asiatique
est de répondre à ces défis
pour préparer le 21e siècle.

Source : Commentaire de M. Chandra Muzaffar
dans "Just world trust" numéros de mars et juillet 1993.