Pr. Chandra Muzaffar. International Movement for a Just World |
La voix de la
Malaisie
par Chandra Muzaffar
"L'après guerre froide" est pleine
de tensions et de conflits ouverts,
au Nord et au Sud, m a i s surtout au Sud.
Ils doivent leurs origines, et ils sont,
aujourd'hui encore,aggravés par l a
division historique de l'humanité e n t re
le Nord et le Sud.
Cette
division même
constitue
l'affrontement
majeur et
de dimension
mondiale.
Un conflit
immense oppose au
Nord des
mouvements de
masse de
peuples affamés et
sans
espérance.
Il ne s'agit ni d'un roman
apocalyptique ni d'une
guerre mondiale entre le
Nord à dominante chrétienne
et le Sud ou vit un milliard
de Musulmans. Il s'agit
d'une opposition à l'échelle
du monde, entre ceux qui
ont et ceux qui n'ont pas. Et
ceci a trois niveaux : culturel,
économique et social,
politique.
"La" culture et "les"
cultures
Le monde a
été dominé pendant
des siècles
par la vision du
monde de la
civilisation occidentale.
Et, bien
que peu d'occidentaux
en aient
conscience,
leur civilisation
tire ses origines
profondes
du génie propre à
ce qu'on
appelle aujourd'hui le
Tiers-monde
et qui fut "le premier
monde".
Par une
sorte d'amnésie historique
il nous fut
enseigné par
l'Occident
que toute civilisation
avait sa
source dans les
civilisations
grecque et romaine.
Or, en leur
âge d'or, par
exemple,
les arabes avaient
développé
de grands centres
d'irradiation
de la culture, de
Bagdad à
Cordoue, où ils
avaient
rassemblé les sagesses
et les
techniques de la Chine,
de l'Inde,
de la Perse et de
l'Afrique.
Les
mathématiques, l'astronomie,
la médecine
comme la
métallurgie
et l'hydraulique, la
géographie,
les sciences et les
arts, de la
physique à l'architecture,
furent
d'abord traduits
à partir de
l'arabe, en latin puis
dans les
autres langues européennes.
Le mythe
d'une civilisation
occidentale
créée de toute
pièce par
elle-même sert de
justification
à son arrogance à
l'égard des
autres cultures et
des peuples
d'autre couleur
dont la
contribution à la culture
universelle
a disparu de leur
mémoire.
Dès
l'origine l'Europe a utilisé
la
technologie du Tiers-monde
à des fins
de violence et de
conquête.
Les Chinois ont
inventé la
poudre, mais l'Europe
l'emploie
pour en faire des
canons
qu'elle utilise pour le
massacre
des deux Amériques
et pour
imposer à l'Afrique la
déportation
par millions de ses
hommes les
plus robustes pour
en faire
des esclaves.
L'Europe
utilisa ce pouvoir pour
interrompre
ou détruire les
créations
de la culture, de la
foi, ou de
la technique du
Tiers-monde.
L'on enseigna
aux peuples
vaincus que leur
propre
culture ne valait rien et
que la
seule voie de "progrès"
était
d'imiter leurs maîtres, les
colonisateurs.
Que les
"modèles"
de l'Occident
étaient les
seuls capables de
répondre
aux problèmes de
société.
L'Occident
prétend nous
apprendre
la "démocratie"
mais son
propre système parlementaire,
avec la
participation
des femmes,
a moins de 70
ans.
L'urbanisation et l'industrialisation
sont
également de
fraîche
date : en 1890 95 % de
leur
population était rurale.
Peut-on
penser qu'à l'échelle
des
millénaires cette "modernité"
puisse
apporter ses preuves
et nous
faire croire qu'un
"modèle"
élaboré en Occident
en quelques
dizaines d'années
soit la
voie nécessaire pour
toute
l'humanité future et que
toute
l'expérience millénaire
des autres
continents ne soient
qu"arriération"
et "primitivisme"
? Que la
production du
paysan
parcellaire soit inefficace
et doive
disparaître devant
les
entreprises industrielles des
villes
tentaculaires ?
Nous furent
imposés la copie
de la
culture de l'Occident et
de ses
mutations politiques,
comme ses
"experts", comme
ses
conseillers, ses engrais et sa
médecine.
Le Nord a
même importé chez
nous ses
propres querelles :
capitalisme
contre socialisme,
ses guerres
intra-européennes
pour
lesquelles nous étions
appelés à
fournir la "chair à
canon",
ses dictatures et ses
"démocraties"
caricaturales,
ses drogues
et ses corruptions.
Une économie
post-coloniale
Sur le plan
économique le Sud
continue à
être considéré
comme un
marché pour les
surplus de
l'Occident, une
source de
matières premières
et de main
d'oeuvre à bon marché
à des prix
dictés par le
Nord, et,
aujourd'hui, par l'empire
des
Etats-Unis.
Le Sud constitue
un champ
d'expérience
pour le "développement",
bien qu'un
très petit
nombre
d'occidentaux
connaissent
quoi que ce soit
des
cultures et des valeurs de
nos
peuples.
"Leur
aide" a abouti à la politique
du Fonds
Monétaire
International
(FMI) qui a
conduit à
déstructurer et à
détruire
nos sociétés en moins
de 10 ans :
30 % de nos services
de santé
ont été annihilés,
les
échanges inégaux ont
fait
déserter nos campagnes,
et la
politique commerciale du
GATT - baptisée
"libéralisme" -
a dégradé
encore l'économie
du
Tiers-monde.
Le résultat
c'est qu'aujourd'hui
le
cinquième le plus riche de la
planète
dispose de 60 fois le
revenu du
cinquième le plus
pauvre. Le
maître d'un chat en
Europe
dépense plus par an
que le revenu
annuel d'un être
humain dans
les pays les moins
développés.
La
politique des gouvernements
du Nord
empêche les
pays en
voie de développement
de gagner
le dixième de
I'"aide"
qu'ils reçoivent officiellement
du Nord.
Cela n'a
aucun sens ni pour les
uns ni pour
les autres : des millions
de nos
frères et soeurs du
Sud en
meurent.
Le Sud taillé sur le
"modèle" du Nord
Quant à la
signification politique
de la
cassure entre le
Nord et le
Sud elle est une
séquelle de
la conception impériale
de l'Etat
centralisé, inventée
par le Nord
et étendue à
toutes les
sociétés du monde,
même
lorsqu'elle ne correspondait
pas à leur
système de
valeurs.
- a) En
Occident, l'Etat-Nation
créé à
partir de la possession
territoriale
ne correspond plus
à la
réalité urbaine et industrielle
des
sociétés actuelles.
- b) Dans
les pays du Sud ou
l'Etat-Nation
a été imposé par
l'impérialisme,
il se heurte à
des
contradictions plus grandes
encore :
d'abord les antagonistes
de la
guerre froide n'ont
plus besoin
des régimes dictatoriaux
qu'ils
mettaient en
place.
Ensuite les anciens systèmes
de valeur
qui n'ont
jamais été
entièrement détruits
par la
colonisation refont de
nouveau
surface, et la fin du
mythe de la
supériorité des
modèles
occidentaux de développement
a conduit à
rechercher
des
alternatives autochtones
- y compris
celles qu'on
appelle
"fondamentalistes"
contre le
"monothéisme du
marché"
qui se fonde plus sur
la
spéculation que sur la production.
Enfin, le
cadre de l'Etat-Nation
est
aujourd'hui battu en
brèche par
les technologies de
la
communication qui suscitent
de
nouvelles formes de relations
internationales.
Les
artificielles frontières qui
séparaient
les cultures, les
communautés
linguistiques et
d'autres
formes de parentés, a
conduit à
faire des "minorités"
des
communautés immenses
réparties
en diverses nations :
dix
millions de Quetchuas dans
les Andes
constituent des
"minorités"
de quatre Républiques.
Ces
barrières sont rendues
sacro-saints
par l'appartenance
aux
"Nations Unies", renforcées
par la
guerre froide et par
les
intérêts des "élites locales"
qui,
imitant le modèle de croissance
de
l'Occident, avaient
besoin de
frontières stables
pour
attirer les investissements.
Ainsi donc,
premièrement
nous avons
besoin d'un
renouveau
des Nations Unies
pour
repenser fondamentalement
nos
problèmes et leurs
causes, car
le refus de
remettre en
cause le découpage
du monde
hérité du colonialisme
coûte plus
cher en
vies
humaines et en argent
que de
reprendre la question
en sa
racine profonde.
Nous devons
exiger cette
réorientation.
Deuxièmement, nous devons
contraindre
les gouvernements
du Nord à
une renégociation
des
stratégies qui se fondent
sur les
besoins du monde en sa
totalité et
non des intérêts du
seul G 7
qui appelle "économie
globale"
ce qui n'est en
fait que
leur économie
Nord-Nord.
Dans le système actuel, il
n'y a que des perdants et
les institutions issues de
Bretton Woods (FMI et
Banque Mondiale) puis le
GATT sont responsables de
ce chaos et de cette jungle.
Le nombre
des indigents s'est
accru de 40
% au cours des
vingt
dernières années et
dépasse
largement aujourd'hui
le
milliard. Si les gouvernements
du Nord
continuent à
poursuivre
le même chemin
avec le
même aveuglement il y
aura d'ici
dix ans deux milliards
d'êtres
humains vivant dans la
pauvreté
absolue, c'est à dire
un tiers de
l'humanité à la limi-
te de la
survie.
La
violence, la désintégration
sociale,
les migrations massives
de
désespérés vers le Nord
seront les
conséquences de
cette
course aveugle.
La première
urgence pour les
intellectuels
de l'Est asiatique
est de
répondre à ces défis
pour
préparer le 21e siècle.
Source : Commentaire de M. Chandra Muzaffar
dans "Just
world trust" numéros de mars et
juillet 1993.
Revue "A C o n t r e - N u i t "- N°8- mars 2000