Ce système, où le développement
économique est confondu avec le
développement de l'homme, nous l'illustrerons
par une parabole que suggère le
livre de Mishan sur «Le
coût de la croissance».
Nous l'appellerons: « La parabole
du moulin du diable.»
Dans un
pays « hautement développé », le gouvernement a rétabli le
droit, si
conforme à la liberté individuelle, de porter sur soi des armes.
L'industrie
de l'armement privé connaît une prospérité sans précédent.
Les
producteurs concurrents rivalisent d'imagination et de
publicité
pour lancer sur le libre marché une infinie variété de
revolvers
et de grenades miniaturisées, depuis le modèle de grand
luxe, à
porter en sautoir, jusqu'à la version la plus modeste, « d'usage
courant
», depuis le silencieux garantissant la discrétion du
meurtre
jusqu'à l'arme dite « de dissuasion », dont les explosions
terrifiantes
permettent d'écarter l'agresseur possible sans même
viser une
cible particulière. La liberté de choix du consommateur
est
pleinement assurée.
Le marché
est pratiquement illimité car, avec la nervosité créée par les
cadences
du travail, par les embouteillages de la ville, par la contestation
« des
valeurs les plus sacrées », par les stimulations érotiques ou
financières,
un homme, même le plus pacifique, et une femme, même
modérément
désirable, ne peuvent raisonnablement se risquer dans
la rue
sans une ou deux armes à feu et quelques chargeurs. D'ailleurs
le très
haut « niveau de vie » atteint grâce à l'expansion due à cette stimulation
économique
permet à chacun cet achat de plusieurs armes.
Le temps
de la pénurie et de la misère humaine est révolu.
De
nouvelles industries sont nées qui font preuve d'un dynamisme
exceptionnel
: celle des gilets protège-balles, des casques, des bottes à
treillis
métallique, des masques impénétrables, des carrosseries blindées,
des
vitres pare-feu pour les voitures et des volets en acier pour
les
maisons. Le « boom » de la sidérurgie est l'indice de la santé économique
du pays,
de l'esprit d'initiative des promoteurs industriels,
des
vertus de la libre entreprise, de la perspicacité des gouvernants.
Dans
l'euphorie de cette prospérité retrouvée, toute « morosité » est
bannie.
Toutes
les branches de l'activité nationale reçoivent en effet une
impulsion
vivifiante : c'est l'âge d'or des assurances, des cliniques privées,
des
laboratoires pharmaceutiques qui répondent fiévreusement
à la
demande sans cesse accrue de tranquillisants. Le plein emploi est
garanti :
les débouchés pour les jeunes sont illimités : même les moins
qualifiés
sont assurés de trouver des places honnêtement rémunérées
et
n'exigeant qu'une formation sommaire, telle que celle de brancardier
pour le
ramassage des blessés ou des morts.
La
discussion du budget, dans cette économie nationale en pleine
expansion,
fait avec juste raison ressortir que la science bénéficie des
«
retombées » de l'armement privé : l'épuisement rapide des ressources
de
minerais a conduit à la recherche et à la découverte de
matières
synthétiques plus résistantes pour les cuirasses, ce qui
implique
un progrès correspondant dans la fabrication des projectiles.
Comme l'a
dit à cette occasion un de nos plus brillants orateurs parlementaires
: la
spirale du progrès s'ouvre sur l'infini.
La
chirurgie, la médecine, la psychiatrie font des percées spectaculaires
en
guérissant des maladies inédites : le port des cuirasses hermétiques
a
renouvelé nos conceptions sur le métabolisme ; celui des
armes a
suscité des découvertes sur l'angoisse et l'agressivité, qui
bouleversent
l'avenir de. la psychologie.
Quel
renouveau de la culture, et tout particulièrement des sciences
«
humaines » ! La sociologie positiviste voit s'ouvrir devant elle, pour
l'application
de ses méthodes, un horizon sans fin. Elle joue un rôle
pilote en
coordonnant les recherches interdisciplinaires sur la « pistologie
». Les
statisticiens perfectionnent les techniques de l'extrapolation
pondérée,
calculant la date où le volume et le poids des armes
égalera
celui de la terre, avec autant de précision que l'un de leurs
illustres
prédécesseurs a déterminé en quelle année la croissance
démographique
ne laisserait à chaque individu qu'un mètre carré sur
notre
planète. D'ailleurs la démographie moderne a inversé la tendance
en
dégageant la « loi logarithmique » de l'extermination, permettant
de
prévoir le jour où le dernier homme, tenant son voisin
dans son
collimateur, tirera sur lui le dernier coup mortel.
Dans
cette perspective scientifique la « futurologie » positiviste
devient
la reine des sciences, atteignant la même rigueur théorique
que la
physique ou la linguistique. La « Rand Corporation » et ses
émules,
ayant déjà une grande expérience dans la « théorie des jeux »
stratégiques,
jouent leur rôle prestigieux de conseillers et de prophètes
auprès
des grands managers de l'industrie de la mort.
Un
chercheur - probablement l'un des plus beaux génies de notre
siècle à
en juger par ses prévisions à long terme - vient de proposer un
nouveau style
d'architecture et d'urbanisme, d'art en général, correspondant
aux
besoins de « l'âge de la pistolétique » : des rues courbes
pour
limiter la portée des fusillades et, à partir de là, une « révolution
» dans le
monde des formes fondée sur cette exigence primordiale.
Ainsi,
grâce à la cohérence interne du système, caractéristique de
toutes
les grandes civilisations à leur apogée, une culture nouvelle, un
nouveau
classicisme vont fleurir.
Le
gouvernement en évoque avec une légitime fierté les perspectives,
chaque
fois qu'il fait le bilan de l'expansion qu'il a suscitée : un taux
de
croissance supérieur à celui de tous les autres pays, avec toutes ses
conséquences
: une monnaie solide, le plein emploi, une balance des
paiements
largement bénéficiaire, la conquête incessante de nouveaux
marchés
pour l'exportation des armes, car le volume intérieur
de notre
production pistolétique a rendu nos prix éminemment
concurrentiels.
Le revenu
national brut par tête d'habitants a doublé en dix ans.
Tous les indices
d'une économie saine et forte sont désormais réunis.
Tous les
rêves de l'économie de croissance sont comblés.
Nous
pouvons, en toute justice, aspirer à l'hégémonie mondiale non
seulement
par notre richesse et par notre force, mais par notre sagesse.
(Extrait de mon livre « L'Alternative». Ed.
Robert Laffont. 1972. p. 71 à 74.)
[Roger Garaudy, Les Etats-Unis, avant-garde de la décadence (ou Comment préparer
le 21ème siècle ?), Ed. Vent du
Large, 1998, pages 188 à191]