|
Matisse. La danse. 1909 |
Nous sommes de ceux chez qui la misère dans l’abondance n’a
éteint ni le désir de vivre dignement, ni la volonté de lutter sans
éclat, contre les ravages que l’humanité s’inflige. Ce que nous
voulons est ridiculement prétentieux vu l’état de nos forces face à
l’époque. Mais, finalement, pas plus démesuré que les attitudes de ceux
qui s’aveuglent devant la course morbide qui nous en-traîne, et espèrent
tirer leur épingle du jeu par des procédés toujours désespérés. Nous
savons, nous, que notre destin est scellé à celui de tous : vouloir la
liberté aujourd’hui, c’est dessiner l’horizon d’un changement radical de
la société actuelle. Nous ne parlons pas de celui effectué constamment
par le capitalisme historique qui, pour ne rien changer, bouleverse
tout, ni de celui que planifierait une clique politique, aussi bien
intentionnée soit-elle ; mais d’une rupture claire menée par l’ensemble
de la population.
Il ne s’agit pas de montrer qu’une telle auto-transformation
est possible ou probable : elle est déjà survenue plusieurs fois dans
l’histoire. Il nous faut la rendre aujourd’hui de nouveau
effective, autant que faire se peut et avec le temps qu’il faudra. Les
implications, difficultés et risques d’un tel projet sont énormes, mais
il a l’insigne avantage sur l’évolution contemporaine de ne pas être
immanquablement suicidaire. Il appelle un travail long et difficile sur
ce qui partout nous entoure, sur ce que nous faisons, ce que nous sommes
profondément. Ce chantier commencé par nos prédécesseurs est
interminable : nous ne sommes ni les premiers, ni les seuls, ni les
meilleurs à l’entreprendre. Il sourd de chacun d’entre nous comme une
exigence de sens perpétuellement questionné, qui, à elle seule, est une
arme massive contre l’effondrement progressif de tout ce en quoi nous
croyons, cette montée de l’insignifiance.
Nous voulons, pour toutes les sociétés, une démocratie
directe, radicale, réelle, celle des peuples et des gens impliqués dans
une activité collective explicite réfléchie et délibérée.
Aujourd’hui, partout, c’est une minorité qui décide pour ses propres
fins : ce sont les lobbies économiques des clans et des mafias
accompagnant les structures politiques bureaucratiques, mondiales et
corrompues, que les pouvoirs médiatiques appellent « démocratie
représentative » et « libéralisme » : Les forces dominantes aujourd’hui,
ce sont les fantasmes primaires de toute-puissance, de dominations,
d’accumulation et de maîtrise illimitées qui se propagent dans toutes
les cultures en ravageant la planète.
Seul un réveil des populations et leur gestion de leur propres
affaires pourra poser les réels problèmes qui les traversent, hors des
alternatives infernales de l’idéologie dominante : il s’agit de
s’auto-limiter en détruisant l’obsession du pouvoir par des assemblées
souveraines et des mandats révocables et en freinant l’accumulation
illimitée par l’égalité des salaires et la discussion collective des
besoins. C’est la seule manière de vivre la prudence dans le domaine
techno-scientifique, la frugalité dans la consommation et la sagesse
dans les affaires publiques, grandes ou petites. De telles valeurs de
civilisations ne peuvent être incarnées que par une collectivité
responsable et lucide où les informations, les décisions et les mises en
oeuvres collectives et concertées supposent et permettent une
imagination pratique et une activité créatrice. Une société capable
d’une telle auto-organisation ne pourra se faire, d’abord, que par la
reprise, la réinvention et la métamorphose d’attitudes encore bien
vivantes dans les zones, régions, pays dits « sous-développés » mais que
l’occident dissous impitoyablement dans le culte de la croissance :
solidarité, don, entraide, convivialité, hospitalité, constituent
l’essence d’une société digne, une socialité, qu’il s’agit de rendre
critique.
Certains rêvent à une société parfaite, un royaume de la
liberté, un paradis terrestre sans intermédiaires entre les hommes, où
chacun s’accorderait à tous sans pouvoirs ni violences qui surgirait
simplement de la destruction de ce qui nous entoure aujourd’hui.
Ces songes incohérents sont des mystifications et constituent l’arme
principale de toute les barbaries. Aucune formule miracle n’existe quant
à l’organisation des hommes entre eux. L’attente d’une telle Solution
nous est parfaitement étrangère : il ne s’agit ni de s’en remettre aux
masses lors d’une mobilisation éphémère, ni de cadenasser l’avenir
suivant un plan inamovible. L’exigence de liberté qui nous anime nous
interdit de désespérer d’une humanité dont le suicide programmé serait
inhérente à une « nature humaine » ou de croire en un salut
qu’incarnerait une classe sociale ou une entité métaphysique : les
hommes, qu’ils le voient ou non, créent leur histoire sans garants
ultimes contre leurs monstruosités mais également sans obstacles
insurmontables à leur génie créatif. Il s’agit alors d’assumer notre
position : Nous voulons une société capable de se considérer comme étant
sa propre création.
Nos sociétés contemporaines tendent à recouvrir cette
évidence en imposant des fonctionnements indiscutables malgré leurs
contorsions idéologiques. Mais quartiers, villages et communes,
entreprises et hôpitaux, écoles et université, associations et
organisations, n’existent et ne perdurent, de fait, que par notre
sensibilité, notre créativité et notre intelligence, contre les
directives, règles, lois absurdes des bureaucrates qui nous ramènent
perpétuellement à l’état d’objets obéissants. Chacun est sans cesse
sommé de s’intégrer et de s’insérer toujours plus tout en éprouvant
constamment l’exclusion et le rejet, a moins d’intégrer personnellement
cette contradiction fondamentale par l’hypocrisie, l’irresponsabilité et
le cynisme. Il est impossible de croire encore aux vertus manageriales
du « développement personnel », de la « participation » et du
« dialogue » alors que la manipulation et le mépris règnent sans
partage. Partout, alors, la vie en commun est vécue comme une contrainte
impossible et chacun se replie sur ce qu’il croit être « sa » vie
privée : c’est cela, réellement, qu’on appelle « l’individualisme », ce
malaise permanent des corps et des esprits pétris d’une angoisse
profonde et solitaire. Notre conformisme se nourrit de ces
impossibilités : la consommation infinie, la technologie incontrôlée, le
confort impossible, la compétition sans bornes.