Otto Mueller (expressionniste allemand). Deux soeurs. Non daté |
« Etre pour les autres, est l'unique
expérience de la
transcendance », disait Bonhoeffer.
La plus décisive est
en effet celle de l'amour, parce
qu'elle est la première
brèche dans le monde des choses dans
lequel nous
enferment les postulats du
positivisme. Nous ne
sommes pas entourés que d'objets,
d'une nature
inerte, dont nous aurions seulement
à devenir « maîtres
et possesseurs », ainsi que le
voulait Descartes.
Dans ce qui nous entoure, il y a des
visages, et,
derrière eux, ce qui n'est pas
seulement un objet, un
« non-moi », mais des sujets. Un
visage n'est pas
seulement une image, mais un signe.
Un signe qui
désigne, au-delà de ce qui est
perçu, une présence et
son sens : du défi ou de l'humilité,
de la colère ou de
l'amour.
Le moi, comme l'écrivait Martin
Buber, rencontre
un « tu ». Ce n'est pas une chose
que je peux saisir
par un concept, ce n'est pas un
instrument ou un
rival.
Il en est autrement dans un monde
obéissant à la
seule logique du marché, qui, par sa
concurrence, est
une logique de jungle, une logique
de guerre, guerre
de tous contre tous.
L'individualisme, où chaque « moi »
est enfermé
dans son sac de peau, comme un atome
séparé de
tous les autres par un vide, est le
produit d'une
époque historique. L'opposant à la
personne, dans
son rapport avec l'autre et le tout
autre, Péguy
disait : « L'individu, c'est le
bourgeois que tout
homme porte en lui. »
Dans cette conception à la fois
insulaire et agressive,
la liberté de chacun, confondue avec
sa propriété,
est cadastrée comme elle. Ma liberté
s'arrête
alors où commence la liberté
d'autrui, comme une
propriété est bornée par la
propriété des autres propriétaires.
La liberté des autres n'est pas la
limite de ma
liberté. Elle en est la condition.
Au-delà de cette période historique,
caractéristique
d'une société marchande, et même à
l'intérieur d'une
telle société, des hommes et des
femmes n'en acceptent
pas les cloisonnements et les affrontements. L'autre
pas les cloisonnements et les affrontements. L'autre
n'est pas un moyen de plaisir ou de
service. Non pas un
obstacle, mais une ouverture
permettant le passage de
l'individu à la personne, de l'être
à la relation, de
l'extériorité à la fécondation
réciproque.
Et cela s'appelle l'amour.
La sortie de soi, fondamentale et
première.
L'homme n'est pas né Robinson. Il a
un père et une
mère. Il vit dans une communauté, en
osmose avec elle.
L'idée d'un moi individuel suffisant
à lui-même est une
abstraction.
La personne ne peut émerger du monde
animal que
lorsque cette solidarité de la
communauté ne se réduit
plus aux fonctions de chaque membre
comme dans la
ruche, la termitière ou la horde,
consacrées à la
subsistance, à la défense et à la
propagation de l'espèce.
La vie proprement humaine commence
lorsque les
fins de la société ne sont plus
inscrites d'avance dans les
instincts.
Avec la conscience et le choix des
fins, ce n'est pas
seulement le travail qui devient un
travail humain,
c'est-à-dire précédé par la
conscience de son but.
La présence de l'homme est attestée
sur la terre
lorsqu'on trouve, non pas seulement
des vestiges de ses
os, plus ou moins semblables à ceux
d'espèces animales
voisines, mais des outils et des
tombes.
Les outils témoignent du détour de
la création de
moyens pour atteindre un but. Cela
s'appelle la conscience,
plus tard la science.
Les tombes attestent que l'homme ne
laisse plus ses
morts réintégrer le cycle des
métamorphoses de la vie
simplement naturelle. Il considère
sa vie comme distincte
de la simple nature, puisqu'elle
implique le
sacrifice. Même si nous en ignorons
les rites et les
intentions, il y a là les traces
d'un travail qui n'est plus
directement utilitaire.
L'outil et le sacrifice sont les
deux premiers témoins
de communautés spécifiquement
humaines.
De l'outil, il a été beaucoup
question, au point que
l'on a cru, en Occident, pouvoir
définir et hiérarchiser
la civilisation humaine à partir de
ce seul critère.
Du sacrifice et de son histoire, en
Occident encore, il
a été fait moins de cas, bien que de
lui soient nées les
questions que se posait l'homme sur
le sens de sa vie, à
travers les religions, les arts, et
plus simplement les
rapports proprement humains de
communauté. Diamétralement
opposée à l'individualisme
occidental, celui
des Grecs, mais aussi celui qui,
depuis la Renaissance,
fait de l'individu le centre et la
mesure de toutes choses,
la communauté est une forme de
rapports humains où
chacun se sent responsable de
l'avenir de tous les
autres.
Le travail est le principe des
rapports humains avec
la nature.
Le sacrifice celui de nos rapports
avec les autres.
L'amour, sous sa forme proprement
humaine, en est
la première expression.
La sexualité, lorsqu'elle n'est pas
exclusivement
l'instinct de propagation de
l'espèce, comme dans le
monde animal, est une première sortie
du « petit moi ».
Éprouver le besoin conscient de
l'autre, c'est prendre
conscience que je ne me suffis pas à
moi-même. Je ne
suis plus à moi-même ma propre fin.
Je suis un être
inachevé qui ne peut s'accomplir que
par la complémentarité
de l'autre, d'une femme pour un
homme,
d'un homme pour une femme.
Besoin conscient, car la conscience
proprement
humaine est d'abord celle de cet
inachèvement par
lequel, à la différence de tout
animal, l'homme éprouve
comme une question le sentiment de
ce qui lui manque
pour devenir pleinement humain. De
cette question
émerge le problème du sens. Il ne se
pose que lorsque
l'homme a déjà conscience de n'avoir
plus en lui-même
son centre. Mon centre n'est plus
mon moi. Il est dans
l'autre. Dans cet autre que, par
l'amour, je porte en
moi. Perte du « moi », fondée sur
l'illusion d'être
unique. Retour au « soi » enrichi de
la présence de
l'autre. Où, ainsi que le disent, en
leur langage, Yadvaïta
védantin ou la Trinité chrétienne,
nous ne faisons ni
deux, ni un.
Être un et deux, comme les pôles
indissociables de
l'aimant.
Le sacrifice est aussi ce qu'il y a
de proprement
humain dans l'amour : préférer le
plaisir de l'autre au
sien propre, la joie de l'autre à la
sienne, la vie de l'autre
à la sienne. Telle est, dans l'acte
d'amour, l'expérience
de base de la transcendance, qui est
le contraire de la
« suffisance » : le « moi », dans
l'illusoire solitude de sa
« suffisance », met en cause ses
propres fins en ordonnant
sa propre vie à l'autre comme une
fin nouvelle.
« Je pense, donc je suis. » Que
d'inhumanité en si
peu de mots! Comme si je n'existais
pas avant de
penser, et comme si cette pensée
n'était pas habitée par
l'histoire et la culture des
générations antérieures !
« Nous aimons, donc nous sommes. » «
En toi, je
suis. » Loi première de toute vie
proprement humaine.
Une nouvelle naissance, une nouvelle
création, car la
totalité nouvelle que nous formons
par l'amour est
quelque chose d'autre et de plus que
l'addition des
forces de chacun.
L'émergence de ce qui est
radicalement nouveau, et
que l'on ne peut « déduire » à
partir de chacun des
éléments, mais seulement produire
par leur rencontre,
est une forme plus haute encore de
l'expérience de la
transcendance et qui naît de la première,
de la sortie de
« moi » dans l'amour. La première
ébauche de la
transcendance était le dépassement
de ses propres
frontières. La seconde est celle de
l'émergence de ce qui
est radicalement nouveau et ne peut
se réduire à la
somme ou à l'addition des parties.
Le surgissement de cette présence, à
laquelle on ne
peut assigner un mot ni un concept,
est un mystère sinon
un scandale pour la raison
simplement déductive. Elle a
pourtant sa source dans l'amour,
cette polarité spécifiquement
humaine du sexe et du sacrifice.
Cette unité,
racine de l'humain, doit être
préservée contre tout
dualisme : ni sexualité sans amour,
ni défiance du sexe.
La sexualité sans amour est un
produit de l'individualisme
mutilant pour lequel tout ce qui
n'est pas
« moi » est un moyen de ma
jouissance et de mon
pouvoir.
Cet usage de la sexualité est
comparable à celui de la
drogue comme jouissance solitaire et
puissance illusoire.
La forme actuelle de la publicité
pour les
préservatifs illustre cette
dégradation.
Le préservatif n'y est plus présenté
comme l'un des
moyens de ne plus laisser la
naissance au hasard, forme
de la maîtrise sur la nature,
faisant de la procréation un
acte volontaire, un acte de culture.
Il est au contraire
présenté comme un produit de la
peur, notamment du
sida, et comme un moyen de garantir
la sécurité de
rencontres occasionnelles à la
discothèque, pour échanger
deux plaisirs solitaires, sans amour
et sans lendemain.
Comme si le « j u » sexuel était,
pour oublier le non sens
quotidien de la vie, un dopage
désespéré, de même
que l'excès de l'alcool ou des
décibels.
Curieusement, les interdits
prétendument « religieux»
partent d'une même conception de la sexualité :
partent d'une même conception de la sexualité :
du même séparatisme de la matière.
Pourtant, dans les Évangilesi , lorsqu'est abordé le
problème du mariage, sous l'aspect
d'ailleurs étriqué de
la casuistique des pharisiens sur la
répudiation, Jésus
échappe à leur piège en rappelant
seulement que dans
la Genèse2 l'homme complet est celui du couple
:
« homme et femme il les créa, et ils
ne furent qu'une
seule chair ».
A aucun moment Jésus, dans les
Evangiles, n'invoque
la fécondation comme finalité du
mariage, ni
n'exprime la moindre méfiance à
l'égard de la sexualité.
Une longue tradition catholique,
remontant à saint
Paul et à sa conception de la femme,
a si longtemps
enseigné le contraire que le concile
de Vatican II a dû
rappeler que « le mariage n'est pas
institué en vue de
la seule procréation3 ».
Mais, comme si la morale n'était
faite que d'interdits,
tout ce qui ne permettait pas une
fécondité sans
contrôle a été prohibé avec
véhémence. Par une fixation
obsessionnelle, ce problème a primé
tous les
autres : aucune protestation contre
la guerre ou même
l'arme atomique n'a tenu autant de
place dans les
condamnations du Magistère, comme si
le respect
sacré de la vie humaine et sa
défense étaient plus
rigoureux pour l'homme embryonnaire
et même
spermatique, qu'il faut à tout prix
laisser vivre, alors
qu'empêcher l'homme adulte de mourir
dans la guerre
ne fait pas l'objet d'interdictions
aussi concrètes et
radicales. Comme si le commandement
: « Tu ne
tueras point », avait une valeur
absolue pour l'être
humain avant qu'il ne naisse, ou
même avant qu'il ne
soit conçu, mais une valeur
seulement relative pour
l'adulte, auquel la même rigueur et
la même implacable
logique exigeraient qu'on lui
interdise le port des
armes, fût-ce dans l'armée. Le
commandement : « Tu
ne tueras point », s'applique à la
lettre pour le foetus,
pas pour le conscrit.
Cette sorte de biologie théologique,
selon l'expression
du père Teilhard de Chardin, a
conduit à des
résultats inverses de ceux qu'on lui
assignait. Saint
Paul a montré que, comme contrainte
extérieure, « la
loi produit la colère 4 » et, même s'il la considère comme
« s a i n t e 5 » lorsqu'elle s'exerce comme
«commandement
» , elle conduit à « la virulence du
péché 6 » , et elle
divise l'homme, car « la loi est
spirituelle et moi je suis
charnel7 » . Ne pouvant appliquer cette loi
parce que le
péché l'habite, i l est acculé au
dualisme, au séparatisme
de la matière : « Qui me délivrera
de ce corps qui
appartient à la mort 8 ? »
Il suffît d'inverser ce rapport, à
l'intérieur du même
dualisme, pour entendre le cri de la
révolte contre des
injonctions qui ne peuvent
s'appliquer à l'homme
entier, esprit et corps. Qui me
délivrera de ces
contraintes qui m'empêchent de vivre
? La loi n'est plus
alors seulement le « révélateur » du
péché, elle y
conduit, par un angélisme divisant
l'homme en deux :
l'âme et le corps.
Mépriser le corps, ou même le
diaboliser, tant que
l'Église avait pouvoir de
répression, conduisait à l'hypocrisie
de la « faute » cachée. Lorsqu'elle
a perdu ce
pouvoir, même sur les esprits, la
réaction de révolte
s'est exprimée ouvertement, dans la
parole et dans la
pratique. Le corps, à son tour, fait
sécession, et s'érige
en souverain.
La dure vérité de Nietzsche se
manifeste dans le
quotidien: « Le christianisme a
donné du poison à
boire à Éros. Il n'est pas mort,
mais il a dégénéré en
vice. »
Tel est le châtiment de qui
n'accueille pas l'homme
dans sa totalité. Car le sexe ne
devient un démon que
lorsqu'on en fait un dieu.
Le sexe n'est pas seulement le
médiateur matériel de
l'espèce pour sa propagation. Dès
que l'homme émerge
de l'animalité, par l'outil et le
sacrifice, il n'est plus
seulement un fait de nature, mais de
culture. Le corps
est le moyen d'expression de
l'homme, dans le don et le
sacrifice pour transformer l'autre,
se transformer lui -
même, comme dans le travail pour
transformer la
nature.
Le rapport d'amour entre l'homme et
la femme fait
échapper à la mort. Pas seulement
parce qu'il perpétue
la vie naturelle de l'espèce, mais
parce qu'il arrache
l'individu qui naît et meurt à son
artificielle solitude. Il
le fait entrer en participation avec
une réalité humaine
qui le dépasse et ne meurt pas : la
communauté
culturelle proprement humaine, celle
du sacrifice.
L'égoïste ou l'avare s'en excluent.
L'homme et la
femme en sont exclus par un système
social réduisant
l'homme à n'être que producteur et
consommateur,
c'est-à-dire le réduisant au seul
rapport avec l a nature
par le travail et le besoin, et
niant ses dimensions
proprement humaines — qu'en un autre
langage on
appelle divines et transcendantes —
précisément parce
qu'elles brisent le cercle du besoin
et du travail.
Celui qui n'aime pas demeure dans la
mort. Cet
amour entre l'homme et la femme,
cette première sortie
du « moi » par le désir de l'autre,
crée une réciprocité et
une forme nouvelle d'échange qui
n'est plus l'échange
fonctionnel et totalitaire de la
ruche ou de la horde,
mais échange du don et du sacrifice par quoi l'homme
devient humain.
devient humain.
Roger Garaudy
Les
fossoyeurs, Un nouvel appel aux vivants
Pages 124 à 131
(notes de bas de pages non reproduites)
Pages 124 à 131
(notes de bas de pages non reproduites)