Une angoisse obscure, en cette fin de siècle, pèse
sur des milliards d'hommes et de femmes.
Une angoisse née de trop de chômage et de misère, de
trop d'insécurité et de violences mais, plus encore, du sentiment que nos vies
personnelles et notre commune histoire n'ont pas de sens. No future!—pas
d'avenir ! —écrivent des jeunes sur leur tee-shirt.
1992 est l'un de ces moments de l'histoire où une
crise totale et profonde provoque une remise en question de nos certitudes. Ce
que le Nouveau Testament appelle un Kairos, c'est-à-dire à la
fois une crise ébranlant les racines de notre vie, un questionnement sur les
fins mêmes de nos communautés et un défi pour entrevoir au moins la nouvelle
espérance.
L'ambition de ce livre est peut-être démesurée : il
se veut un livre d'intervention, appelant le lecteur à une autre manière de
vivre harmonisant toutes les dimensions humaines. Celles de l'art et de l'amour
comme celles de la politique et de la foi.
Ce que la tradition scolaire appelle « la découverte
de l'Amérique » ; ce que l'Unesco qualifie pudiquement de « rencontre des
cultures » ; ce que, plus triomphaliste, le pape Jean-Paul II célèbre comme «
l'évangélisation du Nouveau Monde » est, en 1992, la célébration du génocide
indien inaugurant l'ère coloniale de l'histoire moderne.
Garaudy à Cordoue |
Mais 1992 commémore également le cinquième
centenaire de la chute de Grenade, dernier royaume de culture islamique en
Espagne, dernier pont entre l'Orient et l'Occident. Durant trois siècles, le
califat de Cordoue a été le centre de rayonnement des sciences, de la philosophie,
des arts, dans toute l'Europe. En 1492, elle se coupait de la culture
arabo-islamique, troisième source de sa civilisation, avec la culture judéo-chrétienne
et gréco-romaine.
En 1992, la guerre du Golfe marque l'achèvement de la
rupture du monde en deux, commencée en 1492. [v. note]
La destruction de l'Irak, en 1991, relève d'une guerre
d'un type nouveau, fondée sur un colonialisme non plus de nations européennes
rivales, comme l'Angleterre et la France, mais sur un colonialisme collectif,
multinational, fédéré sous la domination du plus fort : les États-Unis. C'est
la première guerre coloniale mondiale. Une guerre de coalition de tous les
anciens colonialistes, sans exception, avec, comme dans les guerres coloniales d'un
État européen contre un peuple du tiers monde, ses traditionnels « collabos »
achetés et recrutés sur place.
Le couronnement de l'entreprise coloniale vise non seulement
à ramener un pays du tiers monde à un âge préindustriel, mais à faire de cet
écrasement un exemple de l'hégémonie occidentale, sous commandement américain.
Un avertissement pour le tiers monde tout
entier : l'ordre mondial hérité du colonialisme,
grâce auquel les 4/5e des ressources de la planète — y compris le pétrole,
nerf de la croissance occidentale — sont contrôlés par l/5e de sa
population, provoque chaque année la mort de 60 millions d'êtres humains, de
faim ou de malnutrition. Cet « ordre international » coûte au Sud l'équivalent
d'un Hiroshima par jour !
1992 est l'année de l'achèvement de l'effondrement, à l'Est,
du socialisme d'État. Troisième échec, après 1848, 1871 et 1917, d'une
tentative pour trouver un substitut à un système où le marché est le seul régulateur
des relations entre les hommes. Comment les perversions du système ont-elles
conduit à la restauration du capitalisme et à l'explosion des nationalismes ?
1992. L'Europe commence comme commencèrent, au 19e
siècle, les nations : par un marché unique. Marché darwinien
pour le continent, ouvert aux États-Unis et au Japon. Jouera-t-elle le rôle de
Sainte-Alliance, au nom de la religion dominante : le monothéisme du marché
contre le Sud, l'Est devenant terre de mission pour cette « idolâtrie du marché
» évoquée par le pape ?
1992. Apogée de l'hégémonie des États-Unis.
A quand remonte l'erreur d'aiguillage qui nous a conduits
à ces angoisses et ces vertiges ? Je ne fais pas allusion à la seule montée du
chômage et de la violence.
Comme l'écrivait Malraux : « Notre civilisation est
la première dans l'histoire qui, à la question : " Quel est le sens de la
vie ? ", répond : " Je ne sais pas ! " »
Au cours du siècle, les tentatives de réponses ont échoué.
Le grand rêve messianique de la révolution russe d'Octobre 1917, celui de
changer le monde et la vie, qui donnait un visage à l'espérance des humiliés et
des offensés, fut salué par les plus hauts esprits : d'Anatole France à Romain
Rolland, d'André Malraux à Bertold Brecht. Il s'est effondré dans le chaos et
les braderies eltsiniennes de 1991.
Les plus vieilles civilisations, celles de l'Inde,
de la Chine, de l'Iran..., ont connu des réveils qui semblaient ouvrir à
l'humanité d'autres avenirs que ceux de la civilisation occidentale.
"Comment l'homme devint humain" Introduction: Les riches heures de la lumière |
La levée de Gandhi, animé par les plus grandes spiritualités
de l'Inde, dont le message fut lumière, à travers le monde, pour des millions
d'espérants, a été récupéré et renié, avant même sa mort, par des politiciens
sans autre horizon que le parlementarisme anglais et la planification
soviétique.
La « révolution culturelle » chinoise enivra pour un
temps les plus militantes jeunesses. Elles y voyaient la naissance d'un monde
neuf. Cette révolution ne vécut les « cent fleurs » qu'un printemps, puis
sombra dans un dogmatisme et un sectarisme mortifères, tenant par exemple Beethoven pour le symbole de la musique «
bourgeoise »...
L'Iran, berceau des premiers arts, du prophétisme de
Zarathoustra, des grandes épopées, de Gilgamesh à Firdousi, des plus profondes
mystiques et des poèmes de ses soufis, d'Attar de Roumi, d'Hafez, de Saadi, nous
fit croire à une résurrection lorsqu'il balaya les turpitudes du « mode de vie
américain ». Il se sclérosa très vite, après sa percée, en théocratie
cléricale.
L'histoire de notre xxe siècle a perdu tant d'occasions, tant de dimensions
humaines avec la récupération délétère de ceux qui, en Occident,sont déjà
morts et ne le savent pas !
Quel est donc le sens de cette trajectoire
historique au bout de laquelle nous nous trouvons en 1992 ?
Elle est tracée par l'extension du marché comme seul
régulateur des relations humaines à l'échelle mondiale.
Par le colonialisme d'abord, qui fait des pays
colonisés des appendices de l'économie des métropoles; et, aujourd'hui, la
rupture de toutes limites à cette domination mondiale entraîne l'effondrement
des socialismes.
L'Américain Fukuyama appelle « fin de l'histoire »
cette hégémonie mondiale d'un monothéisme du marché. J'emploie ce terme
théologique parce qu'il s'agit bien d'un problème religieux : celui des fins
dernières de la vie.
Ce livre associe indissolublement problèmes
politiques et problèmes religieux. Sans cette liaison, nous ne pourrions rien
comprendre aux intégrismes actuels et aux authentiques réveils de la foi.
Dans la décadence romaine aussi, la levée de Jésus exprimait
l'espérance d'un monde autre, vite pervertie en évasion dans un autre monde.
C'est une grande leçon pour nous, au moment où nous vivons des dilemmes
analogues : évasions par la drogue et pullulement des superstitions et des
sectes, ou appel à changer la vie, ses fins et son sens.
Ce livre est un livre d'intervention : pas seulement
pour déchiffrer le sens de notre trajectoire, mais pour l'infléchir. Concevoir
un monde post-colonial et un monde post-moderne.
Post-colonial, car aucun de nos problèmes, du
chômage à l'immigration, de la culture à la violence, ne peut être résolu tant
que nous vivons dans un monde où la croissance d'un cinquième de la planète
implique le sous-développement de tous les autres. L'unité
du monde est la condition de sa survie.
Il ne faut plus considérer le tiers monde comme le déversoir
de nos surproductions, depuis les armements jusqu'aux gadgets, mais au
contraire reconvertir nos industries et, pour répondre aux besoins réels du
tiers monde, changer notre propre mode de vie.
Nous sortirons ainsi du faux dilemme : changer d'abord
le monde, ou d'abord l'homme? Reconversion industrielle et conversion
spirituelle sont indissociables.
Ni les prédications d'églises, ni les révolutions
économiques ou politiques n'ont réussi à changer l'homme et le monde. Nous
avons connu trop de prédicateurs angéliques et impuissants, trop de
révolutionnaires qui voulurent tout changer... sauf eux mêmes.
Il faut enfin imaginer une post-modernité. La «
modernité » consiste à croire que la science et la technique sont les seuls
critères du progrès. Telle est la superstition de l’ordinanthrope, qui
utilise ce nouvel instrument qu'est l'ordinateur en se demandant toujours comment
et jamais pourquoi. Comme si l'ordinateur et la technique en
général, qui nous donnent tant de moyens, pouvaient nous fixer nos fins dernières.
Cette religion des moyens nous conduit à l'abîme. Les
fossoyeurs sont ceux qui l'exaltent, creusant ainsi aveuglément nos tombes.
Dire Dieu, même pour l'incroyant, c'est dire que la vie
a un sens. Pas un sens déjà écrit en dehors de nous et sans nous, mais un sens
à chercher et à accomplir.
Mais ceci dans un autre système que celui, trompeur,
de partis sans projet humain pour lesquels la politique est une technique du
pouvoir. Nous vivons une nouvelle occupation étrangère, étrangère à l'homme,
pesant sur les esprits de tout le poids du premier pouvoir : celui des médias
et de la télévision. Il s'agit d'organiser des réseaux de résistance au
non-sens, de faire converger les efforts de tous ceux qui veulent que leur vie
ait un sens. Toute leur vie : le travail, la production, la création, les loisirs,
les arts...
Aujourd'hui, des milliers de gens de toutes
croyances ont plus ou moins obscurément ce dessein.
Ce livre voudrait aider à fédérer ces espérances.
ROGER GARAUDY Introduction du livre LES FOSSOYEURS . Un nouvel appel aux vivants . Copyright ©L'Archipel, 1992.
[Note: Audio de Jean-pierre Chevènement sur la guerre du golfe et sa signification dans la destruction de la politique arabe de la France: http://www.chevenement.fr/Pour-moi-la-Guerre-du-Golfe-a-signe-la-fin-de-la-politique-arabe-de-la-France_a1706.html]NDLR