11 mai 2015

1992: Le tournant des rêves



 
Daumier. "Les fugitifs", 1852-1855

Une angoisse obscure, en cette fin de siècle, pèse sur des milliards d'hommes et de femmes.
Une angoisse née de trop de chômage et de misère, de trop d'insécurité et de violences mais, plus encore, du sentiment que nos vies personnelles et notre commune histoire n'ont pas de sens. No future!—pas d'avenir ! —écrivent des jeunes sur leur tee-shirt.
1992 est l'un de ces moments de l'histoire où une crise totale et profonde provoque une remise en question de nos certitudes. Ce que le Nouveau Testament appelle un Kairos, c'est-à-dire à la fois une crise ébranlant les racines de notre vie, un questionnement sur les fins mêmes de nos communautés et un défi pour entrevoir au moins la nouvelle espérance.
L'ambition de ce livre est peut-être démesurée : il se veut un livre d'intervention, appelant le lecteur à une autre manière de vivre harmonisant toutes les dimensions humaines. Celles de l'art et de l'amour comme celles de la politique et de la foi.

Ce que la tradition scolaire appelle « la découverte de l'Amérique » ; ce que l'Unesco qualifie pudiquement de « rencontre des cultures » ; ce que, plus triomphaliste, le pape Jean-Paul II célèbre comme « l'évangélisation du Nouveau Monde » est, en 1992, la célébration du génocide indien inaugurant l'ère coloniale de l'histoire moderne.
Garaudy à Cordoue
Mais 1992 commémore également le cinquième centenaire de la chute de Grenade, dernier royaume de culture islamique en Espagne, dernier pont entre l'Orient et l'Occident. Durant trois siècles, le califat de Cordoue a été le centre de rayonnement des sciences, de la philosophie, des arts, dans toute l'Europe. En 1492, elle se coupait de la culture arabo-islamique, troisième source de sa civilisation, avec la culture judéo-chrétienne et gréco-romaine.
En 1992, la guerre du Golfe marque l'achèvement de la rupture du monde en deux, commencée en 1492. [v. note]
La destruction de l'Irak, en 1991, relève d'une guerre d'un type nouveau, fondée sur un colonialisme non plus de nations européennes rivales, comme l'Angleterre et la France, mais sur un colonialisme collectif, multinational, fédéré sous la domination du plus fort : les États-Unis. C'est la première guerre coloniale mondiale. Une guerre de coalition de tous les anciens colonialistes, sans exception, avec, comme dans les guerres coloniales d'un État européen contre un peuple du tiers monde, ses traditionnels « collabos » achetés et recrutés sur place.
Le couronnement de l'entreprise coloniale vise non seulement à ramener un pays du tiers monde à un âge préindustriel, mais à faire de cet écrasement un exemple de l'hégémonie occidentale, sous commandement américain. Un avertissement pour le tiers monde tout
entier : l'ordre mondial hérité du colonialisme, grâce auquel les 4/5e des ressources de la planète — y compris le pétrole, nerf de la croissance occidentale — sont contrôlés par l/5e de sa population, provoque chaque année la mort de 60 millions d'êtres humains, de faim ou de malnutrition. Cet « ordre international » coûte au Sud l'équivalent d'un Hiroshima par jour !

1992 est l'année de l'achèvement de l'effondrement, à l'Est, du socialisme d'État. Troisième échec, après 1848, 1871 et 1917, d'une tentative pour trouver un substitut à un système où le marché est le seul régulateur des relations entre les hommes. Comment les perversions du système ont-elles conduit à la restauration du capitalisme et à l'explosion des nationalismes ?
1992. L'Europe commence comme commencèrent, au 19e  siècle, les nations : par un marché unique. Marché darwinien pour le continent, ouvert aux États-Unis et au Japon. Jouera-t-elle le rôle de Sainte-Alliance, au nom de la religion dominante : le monothéisme du marché contre le Sud, l'Est devenant terre de mission pour cette « idolâtrie du marché » évoquée par le pape ?
1992. Apogée de l'hégémonie des États-Unis.

A quand remonte l'erreur d'aiguillage qui nous a conduits à ces angoisses et ces vertiges ? Je ne fais pas allusion à la seule montée du chômage et de la violence.
Comme l'écrivait Malraux : « Notre civilisation est la première dans l'histoire qui, à la question : " Quel est le sens de la vie ? ", répond : " Je ne sais pas ! " »
Au cours du siècle, les tentatives de réponses ont échoué. Le grand rêve messianique de la révolution russe d'Octobre 1917, celui de changer le monde et la vie, qui donnait un visage à l'espérance des humiliés et des offensés, fut salué par les plus hauts esprits : d'Anatole France à Romain Rolland, d'André Malraux à Bertold Brecht. Il s'est effondré dans le chaos et les braderies eltsiniennes de 1991.
Les plus vieilles civilisations, celles de l'Inde, de la Chine, de l'Iran..., ont connu des réveils qui semblaient ouvrir à l'humanité d'autres avenirs que ceux de la civilisation occidentale.
"Comment l'homme devint humain"
Introduction: Les riches heures de la lumière
La levée de Gandhi, animé par les plus grandes spiritualités de l'Inde, dont le message fut lumière, à travers le monde, pour des millions d'espérants, a été récupéré et renié, avant même sa mort, par des politiciens sans autre horizon que le parlementarisme anglais et la planification soviétique.
La « révolution culturelle » chinoise enivra pour un temps les plus militantes jeunesses. Elles y voyaient la naissance d'un monde neuf. Cette révolution ne vécut les « cent fleurs » qu'un printemps, puis sombra dans un dogmatisme et un sectarisme mortifères, tenant par exemple Beethoven pour le symbole de la musique « bourgeoise »...
L'Iran, berceau des premiers arts, du prophétisme de Zarathoustra, des grandes épopées, de Gilgamesh à Firdousi, des plus profondes mystiques et des poèmes de ses soufis, d'Attar de Roumi, d'Hafez, de Saadi, nous fit croire à une résurrection lorsqu'il balaya les turpitudes du « mode de vie américain ». Il se sclérosa très vite, après sa percée, en théocratie cléricale.

L'histoire de notre xxe  siècle a perdu tant d'occasions, tant de dimensions humaines avec la récupération délétère de ceux qui, en Occident,sont déjà morts et ne le savent pas !
Quel est donc le sens de cette trajectoire historique au bout de laquelle nous nous trouvons en 1992 ?
Elle est tracée par l'extension du marché comme seul régulateur des relations humaines à l'échelle mondiale.
Par le colonialisme d'abord, qui fait des pays colonisés des appendices de l'économie des métropoles; et, aujourd'hui, la rupture de toutes limites à cette domination mondiale entraîne l'effondrement des socialismes.
L'Américain Fukuyama appelle « fin de l'histoire » cette hégémonie mondiale d'un monothéisme du marché. J'emploie ce terme théologique parce qu'il s'agit bien d'un problème religieux : celui des fins dernières de la vie.
Ce livre associe indissolublement problèmes politiques et problèmes religieux. Sans cette liaison, nous ne pourrions rien comprendre aux intégrismes actuels et aux authentiques réveils de la foi.
Dans la décadence romaine aussi, la levée de Jésus exprimait l'espérance d'un monde autre, vite pervertie en évasion dans un autre monde. C'est une grande leçon pour nous, au moment où nous vivons des dilemmes analogues : évasions par la drogue et pullulement des superstitions et des sectes, ou appel à changer la vie, ses fins et son sens.

Ce livre est un livre d'intervention : pas seulement pour déchiffrer le sens de notre trajectoire, mais pour l'infléchir. Concevoir un monde post-colonial et un monde post-moderne.
Post-colonial, car aucun de nos problèmes, du chômage à l'immigration, de la culture à la violence, ne peut être résolu tant que nous vivons dans un monde où la croissance d'un cinquième de la planète implique le sous-développement de tous les autres. L'unité
du monde est la condition de sa survie.
Il ne faut plus considérer le tiers monde comme le déversoir de nos surproductions, depuis les armements jusqu'aux gadgets, mais au contraire reconvertir nos industries et, pour répondre aux besoins réels du tiers monde, changer notre propre mode de vie.
Nous sortirons ainsi du faux dilemme : changer d'abord le monde, ou d'abord l'homme? Reconversion industrielle et conversion spirituelle sont indissociables.
Ni les prédications d'églises, ni les révolutions économiques ou politiques n'ont réussi à changer l'homme et le monde. Nous avons connu trop de prédicateurs angéliques et impuissants, trop de révolutionnaires qui voulurent tout changer... sauf eux mêmes.
Il faut enfin imaginer une post-modernité. La « modernité » consiste à croire que la science et la technique sont les seuls critères du progrès. Telle est la superstition de l’ordinanthrope, qui utilise ce nouvel instrument qu'est l'ordinateur en se demandant toujours comment et jamais pourquoi. Comme si l'ordinateur et la technique en général, qui nous donnent tant de moyens, pouvaient nous fixer nos fins dernières.
Cette religion des moyens nous conduit à l'abîme. Les fossoyeurs sont ceux qui l'exaltent, creusant ainsi aveuglément nos tombes.

Dire Dieu, même pour l'incroyant, c'est dire que la vie a un sens. Pas un sens déjà écrit en dehors de nous et sans nous, mais un sens à chercher et à accomplir.
Mais ceci dans un autre système que celui, trompeur, de partis sans projet humain pour lesquels la politique est une technique du pouvoir. Nous vivons une nouvelle occupation étrangère, étrangère à l'homme, pesant sur les esprits de tout le poids du premier pouvoir : celui des médias et de la télévision. Il s'agit d'organiser des réseaux de résistance au non-sens, de faire converger les efforts de tous ceux qui veulent que leur vie ait un sens. Toute leur vie : le travail, la production, la création, les loisirs, les arts...
Aujourd'hui, des milliers de gens de toutes croyances ont plus ou moins obscurément ce dessein.
Ce livre voudrait aider à fédérer ces espérances.


[Note: Audio de Jean-pierre Chevènement sur la guerre du golfe et sa signification dans la destruction de la politique arabe de la France: http://www.chevenement.fr/Pour-moi-la-Guerre-du-Golfe-a-signe-la-fin-de-la-politique-arabe-de-la-France_a1706.html]NDLR