03 mai 2015

Le monothéisme du marché, source de décadence






Toutes les manifestations de cette décadence découlent de la
logique de « l'économie de marché » dont l'étape dernière est devenue
la religion dominante, mais une religion qui n'ose pas dire son
nom : le monothéisme du marché.
Le marché est un lieu d'échange contemporain de toute société
impliquant une division du travail. Depuis la préhistoire, où des
ateliers et des stocks de silex taillé témoignent qu'ils n'étaient pas
destinés à un usage personnel, mais à un troc contre d'autres
moyens de vivre, jusqu'au traditionnel marché de village, où l'on
apporte ses oeufs, ses poulets, ses légumes pour les vendre en
échange d'autres produits d'outillage ou d'habillement, ou pour
payer les services du maréchal-ferrant ou du barbier.
De l'une à l'autre forme de marché il y a une première différence
: l'existence d'un intermédiaire, la monnaie, servant, à l'origine,
d'instrument de mesure pour ramener à un dénominateur commun
les produits de travaux différents en qualité et en quantité. Mais ce
marché demeure un moyen de communication et d'échange. Les
fins dernières de la vie se définissent en dehors de lui, établies par
des hiérarchies sociales, des morales implicites ou explicites, des
religions qui n'ont en lui ni leur origine ni leur fondement.
Le marché ne se transforme en une religion que lorsqu'il devient
le seul régulateur des relations sociales, personnelles ou nationales,
seule source du pouvoir et des hiérarchies.
Il ne s'agit pas, aujourd'hui, de faire l'histoire de cette mutation
au terme de laquelle toutes les valeurs humaines deviennent des
valeurs marchandes, y compris celles de la pensée, des arts ou des
consciences.
Nous nous contenterons de dégager les conséquences, économiques,
politiques, spirituelles, de la phase ultime de ce cycle, et
d'esquisser quelques pistes pour nous libérer de ce réductionnisme
et de cette entropie humaine en laquelle certains théoriciens américains
du Pentagone et leurs disciples à travers le monde voient,
selon le titre du livre de Fukuyama, La fin de l'histoire.
Alors qu'il s'agirait, si cette dérive arrivait à son terme, d'une fin
de l'homme en ce qui le caractérise : la transcendance du projet,
contre l'abandon à des déterminismes économiques tenus pour lois
naturelles, au même titre que les spontanéités instinctives, animales,
qui régnent seules dans les mers, ou les gros poissons se
nourrissent en dévorant les plus petits, où sur la terre, dans le gaspillage
biologique de milliards de germes ou de spermes pour la
formation hasardeuse d'un embryon.
Ce qui caractérise en effet ce monothéisme du marché, ce « libéralisme
» totalitaire, c'est le mépris de la liberté de l'homme, le
mutilant ainsi de sa dimension spécifique : n'être pas une résultante
des lois de la nature, mais au contraire être capable de former des
projets qui ne soient pas le simple prolongement du passé, de ses
instincts animaux, de son intérêt individuel.
Adam Smith déjà prônait cette abdication :
« Les grandes lignes d u monde économique actuel ont été tracées non
pas suivant un plan d'ensemble sorti du cerveau d'un organisateur et délibérément
exécuté par une société intelligente, mais par l'accumulation de
traits sans nombre, dessinés par une foule d'individus obéissant à une
force instinctive et inconsciente du but à atteindre. » (Recherches sur la
nature et les causes de la richesse des nations.)
D'Adam Smith à Friedrich Von Hayek, en passant par Bastiat
et Friedman, la notion de projet est systématiquement récusée.
Milton Friedman écrit :
« Coordonner l'activité de millions de personnes, dont chacune ne
connaît que son propre intérêt, de telle sorte que la situation de tous s'en
trouve améliorée. Le système des prix remplit cette tâche en l'absence de
toute direction centrale, et sans qu'il soit nécessaire que les gens se parlent,
ni qu'ils s'aiment. L'ordre économique est une émergence, c'est la conséquence
non intentionnelle et non voulue des actions d'un grand nombre
de personnes mues par leur seul intérêt. Le système des prix fonctionne si
bien, et avec tant d'efficacité, que la plupart du temps nous ne sommes pas
conscients qu'il fonctionne.» (Free to choose. 1981)
Von Hayek ajoute, dans « Individualism and economic order» :
« Dans une société complexe, l'homme n'a pas d'autre choix que de
s'adapter de lui-même à ce qui doit lui apparaître comme les forces
aveugles du processus social. »
Il nous est possible aujourd'hui de retracer la trajectoire du
modèle occidental de croissance depuis la mortelle erreur d'aiguillage
de la prétendue Renaissance, c'est-à-dire de la naissance de
la civilisation du quantitatif et de la raison instrumentale, la raison
cartésienne, religion des moyens, mutilée de la dimension première
de la raison : la réflexion sur les fins dernières de la vie et de son
sens.
« L'impératif catégorique est d'évacuer la question philosophique de la
finalité », écrit Michel Albert dans son livre : « Capitalisme contre
capitalisme.» (1991)
Telle est en effet la fin dernière du « monothéisme du marché »
nous « branchant » sur la plus fausse vie, depuis le film américain
commençant par la chasse à l'Indien, avec les westerns, ou la jungle
de l'argent, avec « Dallas », en passant par toutes les formes de la
violence et de l'inhumain, de « Barman » à « Terminator », jusqu'à
la parabole de notre régression vers le monde des « dinosaures ».
Nous ne retiendrons que ce qui constitue aujourd'hui les deux
assises les plus solides pour l'expansion du marché : la drogue et
l'armement.
Le chiffre d'affaires de la drogue est aujourd'hui du même ordre
de grandeur, aux États-Unis, que celui de l'automobile et de l'acier,
la consommation augmentant au fur et à mesure que la vie perd son
sens, par le chômage, l'exclusion, ou, pour d'autres, la seule finalité
de la consommation permettant un bonheur de supermarché.8
Il est significatif que le record des suicides d'adolescents soit
détenu par les pays les plus riches, comme les États-Unis ou la
Suède : dans le Sud on meurt par manque de moyens, dans le Nord
par absence de fins.
La consommation croissante de la drogue est l'un des corollaires
du « monothéisme du marché » : d'abord par sa production car,
pour un paysan bolivien, la culture de la coca est dix fois plus
rémunératrice que celle du cacao ou du café et lui permet seule de
vivre, comme à l'État de payer sa dette au FMI. Ensuite par sa
consommation : 3 millions de toxicomanes chroniques aux États-
Unis et 20 millions de drogués occasionnels ; en France, selon la
Sofres, un Français sur cinq, âgé de 12 à 40 ans, a fumé ou fume du
haschich.
La drogue est devenue l'encens de la nouvelle église du « monothéisme
du marché ». L'exemple de l'Union Soviétique est révélateur
: depuis la restauration du capitalisme la production et la
consommation de la drogue ont explosé : de 1991 à 1993, les surfaces
cultivées en pavot en Ouzbékistan ont doublé. L'opium
d'Afghanistan (devenu en 1993 le premier producteur mondial) a
triplé ses exportations en Russie.
Quant à l'armement il demeure l'industrie la plus prospère : il a
fait des États-Unis la première puissance du monde après la première
guerre mondiale. La deuxième guerre mondiale, grâce à
laquelle, en 1945, les États-Unis détenaient la moitié de la richesse
du monde, a apporté la solution finale à sa crise, commencée en
1929. La guerre de Corée a suscité un nouveau boom économique.
Le massacre de l'Irak fut une apothéose en faisant une telle publicité,
en grandeur nature, à la sophistication de ses engins de mort,
que sa production est montée en flèche après la fin de la guerre.
Autre corollaire du « monothéisme du marché » : la corruption.
Alain Cotta définit la logique du système :
« La montée de la corruption est indissociable de la poussée des activités
financières et médiatiques. Lorsque l'information permet, à l'occasion
d'opérations financières de tous genres - en particulier celles de fusions ,
d'acquisitions et d'OPA - de bâtir en quelques minutes une fortune impossible
à constituer, fût-ce au prix du travail intense de toute une vie, la tentation de
 l'acheter et de la vendre devient irrésistible. » Alain Cotta : « Le
capitalisme dans tous ses États » (Ed. FAYARD. 1991.)
L'auteur ajoute : « l'économie marchande ne saurait qu'être favorisée
par le développement de cet authentique marché... La corruption joue en
somme un rôle analogue au plan».
L'on ne saurait mieux dire : dans un système où tout s'achète et
se vend, non seulement la corruption, mais la prostitution, ont cessé
d'être des déviances individuelles pour devenir des lois structurelles
du système9.
La prostitution politique en est l'illustration la plus flagrante :
Moubarak entre dans la « guerre du Golfe » pour cinq millions de
dollars, le roi Fahd appelle et entretient, dans une Terre qu'il disait
Sainte et prétendait interdire à tout mécréant, des dizaines de milliers
de soldats américains comme d'autres, sur le trottoir, payent
leur protecteur ; Eltsine brade son pays en se couchant devant le
FMI, qui l u i envoie le fameux Soros comme souteneur qualifié.
Ce sont là les symptômes caractéristiques d'une décadence du
système où la spéculation rapporte beaucoup plus que l'investissement
dans la production ou les services.
La « spéculation » a un sens précis qu'enregistre le dictionnaire
« ROBERT » dans cette définition : « Spéculation : opération financière
qui consiste à profiter des fluctuations du marché (cours  des valeurs et des
marchandises) pour réaliser un bénéfice. »
Maurice Allais (prix Nobel d'économie), se fondant sur les données
de la « Banque des règlements internationaux » note que : « les
f lux financiers s'élèvent en moyenne à onze cents milliards de dollars par
jour, soit quarante fois le montant des flux financiers correspondant à des
règlements commerciaux. Un tel système est indéfendable. » Maurice
Allais : « L'Occident au bord du désastre ». Interview à
« Libération » du 2 août 1993. Et son livre : « Erreurs et impasses de
la construction européenne » (Ed. Juglar, 1992).
Cela signifie que, dans le système actuel de « monothéisme du
marché », l'on gagne 40 fois plus à spéculer sur les matières premières,
les devises ou ce que les économistes appellent « les produits
dérivés », c'est-à-dire tout ce qui ne porte pas sur le règlement
au comptant des produits ou des services, qu'à travailler
dans la production ou les services.



Roger Garaudy
Les Etats-Unis avant-garde de la décadence
Editions Vent du large, 1997
Pages  15 à 20