15 mai 2015

Comment parler de la foi à un homme irréligieux ?




Georges Rouault. Crucifixion. Vers 1939
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« Comment annoncer l'Évangile à un homme irréligieux ? »
C'est la question que se posait le pasteur Bonhoeffer.
Ce n'est point un hasard si les questions ultimes de la théologie
et de ses renouvellements les plus inattendus en notre siècle
ont été posées par le pasteur Dietrich Bonhoeffer en sa
prison de Berlin-Tegel, entre le jour de son arrestation le 5 avril
1943 et le jour de son exécution par la Gestapo le 9 avril 1945.
« Les gens religieux parlent de Dieu quand les connaissances
humaines se heurtent à leurs limites ou quand les forces
humaines font défaut..., soit pour résoudre en apparence des
problèmes insolubles, ou bien pour le faire intervenir comme
la force capable de subvenir à l'impuissance humaine ; bref, ils
exploitent la faiblesse et les limites de l'homme... J'aimerais
parler de l'homme non aux limites, mais au centre, non dans
la faiblesse mais dans la force... La foi en la résurrection n'est
pas la solution du problème de la mort... Dieu nous fait savoir
qu'il nous fait vivre en tant qu'hommes qui parviennent à vivre
sans Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne
(Me 15, 34: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as tu
abandonné?")1 . »
« Comment annoncer l'Evangile à un homme irréligieux ? »
Ce problème est plus que jamais le nôtre au milieu des nouvelles
faillites de l'homme.
1. Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission, Éd. Labor et Fides,
Genève, 1963, p. 123 et 162 (Lettre du 16 juillet 1944).
Seule est possible une théologie fondamentale, c'est-à-dire
dégageant les fondements de la foi à partir d'expériences
humaines. A toute question de l'homme il ne peut être
répondu qu'à partir d'une expérience de l'homme. Y compris
la question de la foi.
Impossible donc de partir de la révélation comme si elle était
un fait.
Nous sommes contraints, par chaque rencontre avec
l'athéisme, de prendre conscience qu'elle est un postulat avant
d'être une expérience.

Cette expérience est l'expérience d'un appel, d'un plus-être,
de la prise de conscience d'une force qui est en nous sans être
à nous. Par exemple la force de créer une oeuvre d'art qui n'est
pas seulement l'expression de ce que nous sommes, la simple
résultante de nos pensées ou de nos pulsions anciennes, mais
une création qui dépasse son créateur. Cette expérience ne peut
se décrire par des concepts et des mots comme ceux qui nous
permettent de définir les choses déjà là, déjà existantes.
Cet avenir inespéré, je ne puis que l'évoquer par symboles,
par mythes. La « démythologisation » de la foi pour lui rendre
son intériorité, comme le proposait Bultman, n'est qu'une
étape préliminaire de l'accès à une foi adulte, car le mythe ou
le symbole est le seul langage possible pour exprimer la transcendance,
c'est-à-dire pour nier la « suffisance » du monde et
l'ouvrir à un avenir inédit.
Pour les croyants comme pour les incroyants, il est dangereux
d'employer le mot « Dieu » si l'on oublie de rappeler au
croyant que s'il croit que ce Dieu est transcendant, sans commune
mesure avec lui, il ne peut ni le percevoir, ni le concevoir,
mais seulement le désigner par image, symboles, mythes,
poésie.
Le mot même de Dieu est dangereux par les connotations
anciennes qu'il implique : Roi tout-puissant dont on attendrait
le pouvoir souverain et magique pour lui adresser nos demandes
sous forme de prières qui nous conduiraient à l'oubli de
nos responsabilités. Juge ultime dont on oublierait que les jugements
que l'on croit qu'il porte sont empreints des morales
dominantes et des « valeurs » sociales de chaque époque, que
chaque génération a l'illusion de croire éternels.
Il ne suffit pas d'inverser ces images « conservatrices » de
Dieu, « constantiniennes », et de dire par exemple que « Dieu
est libération » en oubliant qu'il s'agit encore d'une image pour
proclamer que si la vie a un sens (ce qui est une autre manière
de dire « Dieu »), ce sens n'est pas déjà écrit hors de nous et
sans nous, dans une histoire ou une évolution qui serait orientée
d'avance vers le triomphe de la liberté...
Il ne suffit pas de remplacer Constantin par Che Guevara
pour sortir de cette théologie pré-critique.
Dire « Dieu est libérateur » est une métaphore, une image
symbolique, un appel à une vigilance critico-prophétique pour
s'arracher à ce qui est, ce qui ne contient pas en lui un avenir
nécessaire. Ce postulat défatalise l'histoire. Mais c'est un postulat.
Personne ne m'attend. Et rien ne m'est promis.
« Dieu » est appel à mon propre dépassement. Il inspire une
pratique concrète de ce dépassement. Il n'y a pas de sens à dire
à un enchaîné : Dieu te libère, si je ne fais rien pour briser ses
chaînes. Il n'y a pas de sens à lui dire : Dieu t'aime, si rien n'est
fait, par celui qui prétend en témoigner, pour changer sa
situation.
La foi et ses symboles, son langage nécessairement symbolique,
peut être comparée, dans nos rapports avec les autres, à
ce qu'est l'hypothèse scientifique dans nos rapports avec la
nature : elle joue un rôle analogue en nous suggérant l'essai
d'une méthode pour agir sur la réalité humaine comme l'hypothèse
sur la réalité des choses.
L'utopie, lorsqu'elle n'est pas une rêverie sans racine et sans
responsabilité, joue à l'égard de l'action sociale le rôle de
l'hypothèse dans la recherche scientifique : une anticipation non
dogmatique mais critique, opératoire et contrôlée.
Le positivisme sous-estime le rôle de l'hypothèse en prétendant
procéder à des « constats » de faits et de lois immuables
qui conduisent, sur le plan humain, au conservatisme d'un
ordre établi au terme d'un long progrès dont la société actuelle
serait le fruit et la fin.
Ce positivisme règne encore sur une grande partie de la communauté
scientifique.
Mais il déborde largement le cercle des savants, des professeurs
ou des institutions. Il est distillé chaque jour par une
prétendue « information ». La télévision submerge l'usager de
« faits », ou d'images, de clichés, sans jamais dégager, par
exemple, le lien interne et profond qui relie une explosion de
violence aux Minguettes ou à Mantes, avec une famine en
Ethiopie, une guerre dans le Golfe, une littérature de l'absurde,
une série télévisée de Dallas ou un « Disneyland ». Ces manipulations
de l'opinion par les médias, où la politique devient
spectacle et non participation, l'art divertissement aliénant et
non célébration, la religion ritualisme et show-business et non
questionnement, sécrètent un « positivisme de masse » anesthésiant
ce qu'il y a de proprement humain en l'homme : l'interrogation
sur le sens de notre vie et de notre histoire.
L'expérience du postulat est celle du besoin d'une rupture
avec ce positivisme sous toutes ses formes. Elles ont ceci de commun
: elles ignorent ou excluent l'hypothèse, le postulat et le
sens, au profit du constat passif et de la vérité toute faite en
dehors de nous et sans nous.
L'oubli ou la négation de la foi naissent de cette destruction
de l'homme. En langage de théologie l'on dirait : la mort de
Dieu découle de la mort de l'homme. D'un homme mutilé de
ses dimensions humaines : se poser la question du sens de sa
vie, aimer, créer au-delà de lui-même.
Toute prédication est vaine, toute religion est spectacle, si
elle n'a pas pour but premier de chasser cette torpeur.
Ernst Bloch résumait ainsi le message de Thomas Mûnzer,
le théologien qui dirigea, au temps de Luther, la guerre des
paysans d'Allemagne et fut crucifié par les seigneurs : « Soyez
des hommes et Dieu sera Dieu ! »
Un homme aliéné par l'écrasement d'un travail robotisé, par
les « divertissements » de loisirs standardisés, par la tétanisation
du spectacle, télévisé ou non, des arts du non-sens et des fausses
vies, cet homme aliéné, châtré de ses dimensions humaines du
choix critique et du projet, de l'amour, du pouvoir de créer,
d'inventer le futur, cet homme en proie au fétichisme technocratique,
à l'idolâtrie du marché, à l'opium du non-sens, ne
peut avoir qu'une conception aliénée de la foi soit pour la nier,
soit pour la muer en dévotion bigote.
La démarche de la « théologie fondamentale » est donc une
négation de la négation : l'homme est nié, dépossédé de son
humanité dans la société du non-sens, la négation de cette
dépossession exige une restauration de l'homme sans quoi il ne
peut y avoir de restauration de la foi.
Toute théologie de la révolution exige une révolution de la
théologie, disait le pasteur Georges Cazalis.
Il faut commencer par le commencement : à partir de quelles
expériences vitales l'homme a-t-il pu parler de Dieu dans
les religions « révélées », ou de participation à l'Un, à l'absolu,
comme dans les sagesses de l'Orient, du tao, du vedanta, du
bouddhisme ou du tchan ? A partir de quelles expériences
vécues de l'homme d'aujourd'hui peut surgir l'exigence d'une
foi qui ne naisse pas d'un échec, d'une impuissance ou d'un
manque, mais d'un besoin de plénitude ?
Il est possible de dégager la racine de ces expériences sans
employer le mot « Dieu » ni celui d'« absolu », mais de postulat,
d'amour et de création.

Le postulat
La première de ces expériences aujourd'hui est celle du besoin
d'un élargissement du champ de la raison.
La tâche de la raison est de poser et de résoudre les problèmes
permettant aux hommes de créer un avenir à visage
humain.
Aujourd'hui, elle ne joue pas ce rôle. Pourquoi ?
Parce que ce qu'on a pris l'habitude d'appeler « la raison »
est une raison « positiviste », c'est-à-dire une raison infirme,
mutilée de sa dimension essentielle : elle ne pose plus le problème
des fins, mais seulement celui des moyens. Si bien que
nous disposons de moyens gigantesques pour atteindre
n'importe quelle fin, même criminelle. L'on a confondu le
pragmatisme avec la philosophie de l'action : en posant seulement
la question du comment ? et jamais celle du pourquoi ?
Dans cette voie la science dégénère en scientisme, la technique
en technocratie, la politique en machiavélisme.
Le scientisme est une forme de superstition, ou plutôt d'intégrisme
totalitaire, fondé sur ce postulat : la « science » peut
résoudre tous les problèmes. Ce qu'elle ne peut mesurer,
expérimenter et prédire n'existe pas. Ce positivisme réducteur
exclut les plus hautes dimensions de la vie : l'amour, la création
artistique, la foi.
La technocratie est cette forme de somnambulisme d'une
technique pour la technique, ne se posant jamais la question
des fins. Elle se fonde sur ce postulat : tout ce qui est techniquement
possible est souhaitable et nécessaire. Cette « raison »
engendre les pires déraisons. Y compris l'arme nucléaire et la
« guerre des étoiles ». C'est une religion des moyens.
Le machiavélisme, c'est l'animalité d'une politique définie
par une technique de l'accès au pouvoir, et non comme une
réflexion sur les fins de la communauté humaine et, ensuite,
la mise en oeuvre des moyens pour atteindre ces fins.
Ces « dérives » de la raison infirme, positiviste, conduisent
le monde à la mort, non par manque de moyens mais par
absence de fins.
Tel est le problème majeur qui se pose aujourd'hui : celui
des priorités, des fins, des valeurs, du sens. D'une réflexion ne
portant pas seulement sur la possibilité et les méthodes des
sciences et des techniques, mais d'abord sur leurs fins : quels
objectifs doit s'assigner la recherche scientifique pour servir à
l'épanouissement de l'homme, et non à sa destruction ? Le problème
premier est de lier la science expérimentale, qui est
découverte des moyens, à la sagesse, qui est recherche des fins :
remonter de fins subalternes à des fins plus hautes, en direction
de la fin dernière. Alors la critique de la connaissance prendra
son véritable sens en ne reliant pas seulement la science à
la sagesse, mais aussi la sagesse à la foi ; car ni la science dans
sa recherche des causes, ni la sagesse dans sa recherche des fins,
ne peuvent atteindre ni la cause première, ni la fin dernière.
La foi commence où finit la raison. Pas avant. Pas avant que
la raison plénière, celle qui recherche à la fois les causes et les
fins, ait mis en oeuvre tous ses pouvoirs.
Ce mouvement, dans sa plus totale liberté, amène la raison
à prendre conscience à la fois de ses limites et de ses postulats.
La foi n'est plus alors ce qui contredit ou contraint la raison,
mais au contraire ce qui l'empêche de s'enfermer sur elle-même
dans cette « suffisance » qui est le contraire de la transcendance.
La foi est une raison sans frontière.
Dans la première moitié de ce siècle, le développement des
sciences nous a fait prendre conscience, par la relativité et les
quanta, qu'elle n'est pas devant le monde comme devant un
donné mais comme devant une oeuvre à créer, et toujours en
naissance.
Dans la deuxième moitié de ce siècle, la décolonisation, en
nous rendant le contact avec les sagesses de trois mondes, a
rendu possible un effort pour relativiser la « raison » occidentale,
celle qui, avec Descartes, excluait la réflexion sur les fins,
celle qui, avec le positivisme d'Auguste Comte, prétendait
réduire le monde à la seule dimension des faits et de leurs lois.
Celle qui, depuis Platon et Aristote, a élaboré une philosophie
de l'Être, au lieu d'une philosophie de l'Acte.
La raison de l'homme n'est pas le reflet des structures d'un
être, elle est acte de la création continuée. Nos « produits » et
nos institutions ne sont que le sillage fossilisé de notre raison
créatrice.
Le débat sur la raison n'est pas un débat académique. La
« raison » positiviste, infirme, mutilée, est en train d'assassiner
nos petits-enfants. L'obliger à devenir raison plénière, à réfléchir
sur les fins et sur le sens, c'est l'empêcher de rester la servante
de la « nécessité » et du « hasard » de Monod, d'une vie
qui serait la « passion inutile » de Sartre, ou « l'absurde » de
Camus.
Refuser la réflexion sur le sens et les fins, c'est mutiler
l'homme de sa dimension transcendante : le monde n'est plus
alors que l'arène sanglante où s'affrontent aveuglément les
volontés de croissance et les volontés de puissance des nations
ou des individus, avec leurs « équilibres de la terreur ». Le résultat,
« l'événement », est alors, comme écrivait Marx, « quelque
chose que personne n'a voulu » : une crise, une guerre, une
Europe ne sachant que faire des viandes et du beurre de ses frigorifiques,
et un Tiers Monde voué à la faim, ou une archaïque
bataille de l'école, oubliant le problème central : celui des
fins de l'éducation et de l'éducation des fins.
L'épopée humaine de millions d'années peut aujourd'hui
capoter : nous avons, pour la première fois dans l'histoire, les
moyens techniques de détruire toute vie si une raison plénière
ne leur assigne d'autres fins.
La foi des uns prenant la forme d'une religion infantile pour
nous consoler par des illusions, ou la raison nécrosée des autres,
nous enfermant dans des interdits, sont l'un et l'autre des postulats.
Dire : la vie a un sens, non point déjà écrit mais présent
comme une irrécusable question, est un postulat.
Dire : la vie est absurde, parce qu'une raison bâillonnée croit
esquiver la question du sens, est un autre postulat.
Mais un postulat, s'il n'est pas démontrable, n'a rien d'arbitraire:
il rend possible une action.
La valeur d'un postulat, sa vérification, dépendent des conséquences
qui en découlent.
Si je veux fabriquer une table qui tienne droite, ou bâtir un
mur qui ne tombe pas, je dois faire comme si le postulat
d'Euclide avait à notre échelle une valeur absolue.
De même si je veux que ma vie ait un sens je dois postuler
qu'elle en a un, même s'il est de ma responsabilité à tout risque
de chercher cette fin.
C'est un postulat aussi de refuser fût-ce la possibilité d'un
sens, d'une fin. Un postulat qui fonde une « religion des
moyens », la plus répandue de nos jours, il est vrai. Chaque
moyen devient alors sa propre fin : l'économie n'en ayant plus
d'autre que sa propre croissance, la politique et le pouvoir que
sa propre puissance ; l'art s'il n'a plus de fin, s'il n'est plus anticipation
de sens possibles, n'oscillera plus dans le monde du
non-sens qu'entre le reflet du chaos de ce qui est, ou l'arbitraire
de nouveaux non-sens.
Telle est la première expérience, celle de la décision responsable
et du choix entre deux postulats qui commandent une
forme de vie : l'acceptation du non-sens de ce qui est, et l'intégration
du style de vie qu'il implique : joies de supermarchés,
défoulements des violences télévisées, football des écrans, charters
comme ersatz d'évasion, l'ennui aseptisé, l'anesthésie, le
handicap mental à la portée de tous et le troisième âge précoce.
Ou bien le postulat du sens, avec sa responsabilité et ses risques,
ses angoisses et ses espoirs.
Liberté mortifère d'indifférence ou de négation, ou liberté
tragique de la participation à la création du sens.

L'amour
« Être pour les autres est l'unique expérience de la transcendance»,
disait Bonhoeffer.
La deuxième expérience, et la plus décisive, est en effet celle
de l'amour, parce qu'elle est la première brèche dans le monde
des choses dans lequel nous enferment les postulats du positivisme
: nous ne sommes pas entourés que d'objets, d'une
nature inerte, dont nous aurions seulement à devenir « maîtres
et possesseurs » comme le voulait Descartes. Dans ce qui nous
entoure il y des visages, et, derrière eux, ce qui n'est pas seulement
un objet, un « non-moi », mais des sujets. Un visage
n'est pas seulement une image mais un signe. Un signe qui
désigne, au-delà de ce qui est perçu, une présence et son sens :
du défi ou de l'humilité, de la colère ou de l'amour.
Le moi, comme l'écrivait Martin Buber, rencontre un « tu ».
Ce n'est pas une chose que je peux saisir par un concept, ce
n'est pas un instrument ou un obstacle.
Dans le monde décrit par Hobbes, « l'homme est un loup
pour l'homme ». Il en est généralement ainsi dans un monde
obéissant à la seule logique du marché, qui, par sa concurrence
est une logique de jungle : une logique de guerre, de guerre
de tous contre tous, « l'autre » ne pouvant être qu'un concurrent,
un rival, un obstacle, ou bien un moyen de ma propre
promotion.
L'individualisme, où chaque « moi » est enfermé dans son
sac de peau, comme un atome séparé de tous les autres par un
vide, est le produit d'une époque historique. L'opposant à la
personne, dans son rapport avec l'autre et le tout autre ; Péguy
disait : « L'individu, c'est le bourgeois que tout homme porte
en lui. »
Dans cette conception à la fois insulaire et agressive, la liberté
de chacun, confondue avec sa propriété, est cadastrée comme
elle. Ma liberté s'arrête alors où commence la liberté d'autrui,
comme une propriété est bornée par la propriété des autres propriétaires.
Mais la liberté des autres n'est pas la limite de ma
liberté. Elle en est la condition.
Au-delà de cette période historique, caractéristique d'une
société marchande, et même à l'intérieur d'une telle société,
des hommes et des femmes n'en acceptent pas les cloisonnements
et les affrontements. L'autre n'est pas un moyen de plaisir
ou de service. Non pas un obstacle, mais une ouverture
permettant le passage de l'individu à la personne, de l'être à
la relation, de l'insularité à la fécondation réciproque.
Et cela s'appelle l'amour.
La sortie de soi, fondamentale et première.
L'homme n'est pas né Robinson. Il a un père et une mère.
Il vit dans une communauté, en osmose avec elle. L'idée d'un
moi individuel suffisant à lui-même est une abstraction.
La personne ne peut émerger du monde animal que lorsque
cette solidarité de la communauté ne se réduit plus aux fonctions
de chaque membre comme dans la ruche, la termitière
ou la horde, consacrées à la subsistance, à la défense et à la propagation
de l'espèce.
La vie proprement humaine commence lorsque les fins de la
société ne sont plus inscrites d'avance dans les instincts.
Avec la conscience et le choix des fins, ce n'est pas seulement
le travail qui devient un travail humain, c'est-à-dire précédé par
la conscience de son but.
L'homme est l'animal qui fait des outils et des tombes.
Les outils témoignent du détour de la création de moyens
pour atteindre une fin. Cela s'appelle la conscience, et plus tard
la science.
Les tombes attestent que l'homme ne laisse plus ses morts
réintégrer le cycle des métamorphoses de la vie simplement
naturelle. l1 considère sa vie comme distincte de la simple
nature puisqu'elle implique le sacrifice. Même si nous en ignorons
les rites et les intentions, il y a là les traces d'un travail
qui n'est plus directement utilitaire.
L'outil et le sacrifice sont les deux premiers témoins de communautés
spécifiquement humaines.
De l'outil il a été beaucoup parlé, au point que l'on a cru,
en Occident, pouvoir définir et hiérarchiser la civilisation
humaine à partir de ce seul critère : âge de la pierre taillée, de
la pierre polie, du bronze, du fer, et, plus tard, de la vapeur,
de l'électricité, de l'atome...
Du sacrifice et de son histoire, en Occident, il a été fait moins
de cas bien que de lui soient nées non seulement les questions
que se posait l'homme sur le sens de sa vie, à travers les religions,
les arts, et plus simplement les rapports proprement
humains de communauté. A l'inverse de l'individualisme occidental,
celui des Grecs, comme celui qui règne de la Renaissance
à nos jours, celui qui fait de l'individu le centre et la
mesure de toutes choses, la communauté est une forme de rapports
humains où chacun se sent responsable de l'action de tous
les autres.
Le travail est le principe de nos rapports avec la nature.
Le sacrifice celui de nos rapports avec les autres.
L'amour, sous sa forme proprement humaine en est la forme
première.
La sexualité, lorsqu'elle n'est pas exclusivement l'instinct de
propagation de l'espèce, comme dans le monde animal, est une
première sortie du « petit moi ».
Eprouver le besoin de l'autre, c'est prendre conscience que
je ne me suffis pas à moi-même. Je ne suis plus à moi-même
ma propre fin. Je suis un être inachevé qui ne peut s'accomplir
que par la complémentarité de l'autre, d'une femme pour
un homme, d'un homme pour une femme.
Besoin conscient car la conscience proprement humaine est
d'abord celle de cet inachèvement par lequel, à la différence
de tout animal, l'homme éprouve comme une question le sentiment
de ce qui lui manque pour devenir pleinement humain.
De cette question émerge le problème du sens. Il ne se pose
que lorsque déjà l'homme a conscience de n'avoir plus en luimême
son centre. Mon centre n'est plus mon moi. Il est dans
l'autre. Dans cet autre que, par l'amour, je porte en moi. Perte
du « moi » fondé sur l'illusion d'être unique. Retour au « soi »
enrichi de la présence de l'autre. Où nous ne faisons ni deux,
ni un (comme le disent, en leur langage, Vadvaïta védantin ou
la trinité chrétienne).
Etre un et deux, comme les pôles indissociables de
l'« aimant ».
Le sacrifice est aussi ce qu'il y a de proprement humain dans
l'amour : préférer le plaisir de l'autre au sien propre, la joie
de l'autre à la sienne, la vie de l'autre à la sienne. Telle est
dans l'acte d'amour l'expérience de base de la transcendance,
qui est le contraire de la « suffisance » : le « moi » dans
l'illusoire solitude de sa « suffisance » met en cause ses propres
fins en ordonnant sa propre vie à l'autre comme une fin
nouvelle.
«Je pense, donc je suis. » Tant d'inhumanité en si peu de
mots ! Comme si je n'existais pas avant de penser et comme si
cette pensée n'était pas habitée par l'histoire et la culture des
générations antérieures.
« Nous aimons, donc nous sommes. » « En toi, je suis. » Loi
première de toute vie proprement humaine.
Une nouvelle naissance, une nouvelle création, car la totalité
nouvelle que nous formons par l'amour est quelque chose
d'autre et de plus que l'addition des forces de chacun.
L'émergence de ce radicalement nouveau que l'on ne peut
«déduire» à partir de chacun des éléments, mais seulement
produire par leur rencontre, est une forme plus haute encore
de l'expérience de la transcendance et qui naît de la première
sortie de moi dans l'amour. La première ébauche de la transcendance
était le dépassement de ses propres frontières. La
seconde est celle de l'émergence de ce qui est radicalement nouveau
et ne peut se réduire à la somme ou à l'addition des
parties.
Le surgissement de cette présence à laquelle on ne peut assigner
un mot ni un concept est, pour la raison simplement
déductive, un mystère sinon un scandale.
Elle a pourtant sa source dans l'amour, cette polarité spécifiquement
humaine du sexe et du sacrifice.
Cette unité, racine de l'humain, doit être préservée contre
tout dualisme : ni sexualité sans amour, ni défiance du sexe.
La sexualité sans amour est un produit de l'individualisme
mutilant pour lequel tout ce qui n'est pas « moi » est un moyen
de ma jouissance et de mon pouvoir.
Cet usage de la sexualité est comparable à celui de la drogue
comme jouissance solitaire et puissance illusoire. La forme
actuelle de la publicité pour les préservatifs illustre cette dégradation.
Le préservatif n'y est plus présenté comme l'un des moyens
de ne plus laisser la naissance au hasard, forme de la maîtrise
sur la nature, faisant de la procréation un acte volontaire, un
acte de culture. Mais il est présenté comme un produit de la
peur, notamment du sida, et comme un moyen de garantir la
sécurité de rencontres occasionnelles en allant à la discothèque
pour y échanger deux plaisirs solitaires, sans amour et sans lendemains.
Comme si le « jeu » sexuel était, pour oublier le non-sens
quotidien de la vie, un dopage désespéré, de même que l'excès
de l'alcool ou des décibels.
Curieusement les interdits prétendument « religieux » partent
d'une même conception de la sexualité : du même séparatisme
de la matière.
Pourtant, dans les Évangiles (Mt 12, 3-9; Me 10, 2-12;
Le 16, 18) lorsqu'est abordé le problème du mariage, sous
l'aspect d'ailleurs étriqué de la casuistique des pharisiens sur
la répudiation, Jésus échappe à leur piège en rappelant seulement
que dans la Genèse (1, 27) l'homme complet est celui
du couple : homme et femme il les créa, et ils ne furent qu'une
seule chair. Le formalisme de la Loi, en matière de « répudiation
» ignore, dans sa définition de l'adultère, le rapport proprement
humain du mariage. A aucun moment Jésus, dans les
Evangiles, n'invoque la fécondation comme finalité du mariage,
ni n'exprime la moindre méfiance à l'égard de la sexualité.
Une longue tradition catholique, remontant à saint Paul et
à sa conception de la femme, a si longtemps enseigné le
contraire, que le concile de Vatican II a dû rappeler que « le
mariage n'est pas institué en vue de la seule procréation » (Gaudium
et Spes, 2, § 50, 3).
Cette sorte de biologie théologique (comme disait à ce sujet
le père Teilhard de Chardin) a conduit à des résultats inverses
de ceux qu'on lui assignait : saint Paul a montré que comme
contrainte extérieure « la loi produit la colère » (Rm 4, 15) et,
même s'il la considère comme « sainte » (7, 3) lorsqu'elle
s'exerce comme « commandement », elle conduit à « la virulence
du péché » (idem) et elle divise l'homme, « la loi est spirituelle
et moi je suis charnel » (7, 14). Ne pouvant appliquer
cette loi parce que le péché l'habite, il est acculé au dualisme,
au séparatisme de la matière : « Qui me délivrera de ce corps
qui appartient à la mort ?» (7, 24).
Il suffit d'inverser ce rapport, à l'intérieur du même dualisme,
pour entendre le cri de la révolte contre des injonctions
qui ne peuvent s'appliquer à l'homme entier, esprit et corps.
Qui me délivrera de ces contraintes qui m'empêchent de vivre ?
La loi n'est plus alors seulement le « révélateur » du péché, elle
y conduit, par un angélisme coupant l'homme en deux : l'âme
et le corps.
Mépriser le corps ou même le diaboliser, tant que l'Eglise
avait pouvoir de répression, conduisait à l'hypocrisie de la
« faute » cachée. Lorsqu'elle a perdu ce pouvoir, même sur les
esprits, la réaction de révolte s'exprime ouvertement, dans la
parole et dans la pratique. Le corps, à son tour, fait sécession,
et s'érige en souverain.
La dure vérité de Nietzsche se manifeste dans le quotidien :
« Le christianisme a donné du poison à boire à Eros. Il n'est
pas mort, mais il a dégénéré en vice. »
Tel est le châtiment de qui n'accueille pas l'homme dans sa
totalité. Car le sexe ne devient un démon que lorsqu'on en a
fait un dieu.
Le sexe n'est pas seulement le médiateur matériel de l'espèce
pour sa propagation. Dès que l'homme émerge de l'animalité,
par l'outil et le sacrifice, il n'est plus seulement un fait de
nature, mais de culture. Le corps est le moyen d'expression de
l'homme, dans le don et le sacrifice pour transformer l'autre,
se transformer lui-même, comme dans le travail pour transformer
la nature.
Le rapport d'amour entre l'homme et la femme fait échapper
à la mort. Pas seulement parce qu'il perpétue la vie naturelle
de l'espèce, mais parce qu'il arrache l'individu qui naît
et meurt à son artificielle solitude. Il le fait entrer en participation
avec une réalité humaine qui le dépasse et ne meurt pas :
la communauté culturelle proprement humaine, celle du sacrifice.
L'égoïste ou l'avare s'en excluent ; l'homme et la femme
en sont exclus par un système social réduisant l'homme à n'être
que producteur et consommateur, c'est-à-dire le réduisant au
seul rapport avec la nature par le travail et le besoin, et excluant
ses dimensions proprement humaines (qu'en un autre langage
on appelle divines et transcendantes) précisément parce qu'elles
brisent le cercle du besoin et du travail.
Celui qui n'aime pas demeure dans la mort. Cet amour entre
l'homme et la femme, cette première sortie du « moi » par le
désir de l'autre, crée une réciprocité et une forme nouvelle
d'échange qui n'est plus l'échange fonctionnel et totalitaire,
mais échange du don et du sacrifice par quoi l'homme devient
humain.

La création
La troisième expérience de la transcendance est celle de la
création, de cette création continuée de l'homme par l'homme,
par tous les hommes et tous les jours, et qu'on appelle l'histoire.
Pas seulement l'histoire des outils et des techniques qui
ont en effet contribué à la construire, pas du tout celle des guerres
et des dominations qui n'ont cessé de la détruire, mais celle
de tous les projets victorieux ou avortés qui ont tendu vers
l'émergence de l'homme total.
Chaque oeuvre de l'art se lit comme un visage qui rend
physiquement visible l'invisible du sens. De la danse à la peinture,
de la musique au cinéma, du théâtre au roman, l'art est
l'expression de la vie des autres, pas leur reflet mais le sens
qu'ils ont donné à cette vie, les projets possibles à tous les âges
de l'humanité.
Les arts nous transmettent par une sorte de contagion totale,
indivisiblement physique et spirituelle cette profusion des
manières d'exister, alors que l'histoire n'enregistre que celle qui
ont triomphé, car elle est toujours écrite par les vainqueurs.
Les arts seuls, fût-ce par leurs vestiges mutilés, peuvent nous
permettre de revivre les formes d'existence dont il ont incarné
le projet ; de vivre, par leur présence en nous quand nous savons
les lire, la véritable histoire de l'humanité : l'histoire des possibles
humains.
Que sont donc ces « possibles » et qu'est-ce que savoir les
lire?
Même les genres morts nous aident à revivre : l'homme de
l'épopée est ce que les biologistes appelleraient un « mutant » :
il est habité par un avenir encore indistinct. Il préfigure une
manière de vivre dont les moralistes et les philosophes ne
découvrent que plus tard les lois. Plus tard, c'est-à-dire quand
leur manière de vivre, comme écrit Aragon dans La Semaine
sainte, aura « cessé d'être les tâtonnements d'un homme pour
s'incarner dans les masses humaines ».
Pour Arjuna, dans le Mahabarata la route n'est pas tracée :
le héros porte en lui un avenir en germe, la loi qui donne à
cette vie son unité est encore en train de se faire. Le sens n'en
est clair qu'au regard du Dieu Krishna. Il n'est pas vrai qu'un
art à hauteur d'homme n'intéresse pas les foules d'aujourd'hui :
lorsque Peter Brook dévoile cette immensité humaine dans une
carrière de pierre, en un spectacle de neuf heures, et lorsqu'il
en tire un film, des millions d'hommes et de femmes ont vécu
au-dessus d'eux-mêmes, et dans la joie de la plénitude. Comme
lorsque Vilar faisait partager les angoisses et les certitudes
d'Antigone de Sophocle aux gens de Suresnes ou de Saint-
Denis.
Le moment où l'homme se cherche un sens dans le chaos du
monde, et qui fait naître, à la Renaissance par exemple, avec
le renversement de toutes les valeurs anciennes, les Shakespeare
et les Cervantes n'a pas cessé d'émouvoir les masses qui y
retrouvent leurs angoisses du jour. Ces oeuvres portent pourtant
leurs racines profondes : Cervantes écrit un siècle après
l'ouverture d'un Nouveau Monde : il est soldat à la croisade de
Lépante contre les Turcs, intendant de la préparation de l'Invincible
Armada, i l a vu chavirer le destin de l'Espagne.
Shakespeare est né cinquante ans après « l'utopie » de Thomas
More, et du Prince de Machiavel, dix-huit ans après la mort
de Luther. Il a vingt-deux ans lors de la destruction de l'Invincible
Armada, vingt-trois quand Elisabeth fait décapiter Marie
Stuart. Dix ans après, il ouvre son « théâtre du Globe », théâtre
des tempêtes de la Renaissance. Que de mondes et de projets
Shakespeare a vu naître et mourir ! Comme Cervantes.
Leur enracinement dans ce siècle de fauves et d'orages leur
a permis de donner des oeuvres nous faisant vivre l'angoisse et
l'espoir du sens dernier de la vie.
1605. Le R o i Lear révèle la décomposition du monde « où
les fous mènent les aveugles » (acte IV, scène 1). Le Roi n'est
plus que « morceau de ruine ». Il pose la question cruciale :
« Qui pourra me dire qui je suis ? »
«Je sais qui je suis », répond Don Quichotte (I, 5) lui aussi
terrassé, lui aussi au fond du malheur. Mais habité par le projet
fou de lui donner un sens.
Ces drames nous sont restés fraternels et présents.
On ne « lit » pas une peinture, une musique, ou un monument
comme on lit un traité de mathématique ou de gestion.
Car « comprendre » une oeuvre d'art n'est pas seulement affaire
de pensée. Cet acte requiert la participation de la totalité de
l'homme et d'abord de son corps.
Un esclave enchaîné de Michel Ange irradie de sa force et
de son effort dans l'espace qui l'entoure. Je ne lis pas cela
comme un manuel d'anatomie. Mon corps est pris dans ce
champ d'énergie dont j'éprouve, sans médiation intellectuelle,
dans mon torse, mes bras, mes cuisses, les vibrations et les tensions
; les lignes de force s'emparent des fibres de ma chair
comme si j'étais sommé de prendre la responsabilité de briser
ces liens.
Le bouddha de Mathura, au contraire, aspire en lui l'espace
et semble le détruire : la répétition rythmique des courbes stylisées
qui dessinent ses sourcils, et ses lèvres, comme des feuilles
de lotus dont les contours appellent mon regard vers la tige
qui les rassemble et guident mes yeux vers la profondeur des
eaux. Mon corps entier est entraîné dans une calme spirale. Le
même mouvement rythmique des paupières qui se ferment
semble aspirer mon corps comme l'espace, non pour l'abolir
mais pour l'ordonner à une unité plus harmonieuse et sereine.
Comme un yoga de méditation d'où je n'émergerais du néant
que pour retrouver le visage d'avant ma naissance. Recommencer
une autre vie après une naissance purifiée.
Le parcours d'une oeuvre « sacrée » me porte au-delà de moi
pour me faire prendre conscience d'une réalité qui me dépasse
et à laquelle j'appartiens, où je deviens un avec le tout, de tout
ce qui est vivant en moi.
La visite de la cathédrale de Chartres, d'Albi ou de Notre-
Dame de Paris, même pour qui n'y vient pas avec une intention
religieuse, est une dilatation de l'être. Je ne puis, physiquement,
la traverser en ligne droite, du portail à l'autel.
D'invisibles lignes de force s'emparent de moi, m'appellent à
suivre les déambulatoires des nefs latérales, à passer, de colonne
en colonne, d'arc en arc, comme si je n'en finissais jamais
d'entrer, de franchir des portes, en une sorte de rite initiatique,
de pèlerinage où, même seul, je me sens entouré par une
foule fraternelle ; accompagné par elle, habité par elle jusqu'à
ce que dans le cocon de l'abside, après la marche silencieuse,
au-delà de tant de seuils, je me sente transporté dans une terre
nouvelle, éclairée par d'autres soleils : ces rosaces de vitraux à
dominante bleue, comme si le soleil illuminait la nuit sans la
détruire, la « nuit lumineuse » que chantait saint Jean de la
Croix.
Le silence, par le même paradoxe, est bourdonnant de ce dialogue
avec les voûtes d'où est né le chant grégorien.
Un art n'est pas sacré parce qu'il est destiné à un culte
comme tant de peintures ne sont pas sacrées parce qu'elles traitent
d'un sujet « religieux ».
L'art est sacré lorsqu'il ne me laisse pas intact, lorsqu'il me
fait participer à une vie plus grande : l'Eglise d'Auvers existe
encore, et nous passons aujourd'hui devant elle comme devant
n'importe quel édifice. Mais lorsque Van Gogh la transfigure,
elle nous fait revivre une agonie et une résurrection. Les murs
de pierre grise et les toits de brique sont devenus chair et sang,
sous la poussée d'un ciel d'un bleu torride et noirci de serpents
de couleur. Mes muscles se tendent pour résister à cet écrasement,
ils sont parcourus par toutes les tensions de ces murs
gémissants, de ces tuiles sanglantes, de cette église arc-boutée
au sol pour résister à la tenaille des chemins reptiles qui l'enserrent
déjà et à la pesée du ciel. Je participe tout entier à cet effort
vers une impossible victoire.
La danse est la synthèse de tous les arts.
Le corps du danseur n'est plus limité aux frontières de sa
peau : il envahit l'espace et leur donne un sens. Il en suggère
l'immensité ou l'étouffement. Martha Graham, dans Frontiers,
nous fait physiquement éprouver l'illimité des grandes plaines
d'Amérique et l'aventure humaine qu'elles appelaient.
Marie Wigman, au contraire, dans toutes ses chorégraphies,
hantée par l'écrasement hitlérien, nous fait éprouver l'espace
comme une cage contre laquelle le corps s'arc-boute et se casse
pour résister. Ce n'est pas un spectacle mais une célébration.
L'esprit y « prend corps ». Dans le corps dansant habite un
autre « moi », plus grand. La danse est ce que je deviens en le
regardant.
Telle est, dans les arts, la troisième expérience de base de la
transcendance, qui nous permette de comprendre, même si
nous ne les partageons pas, la naissance des projections divines
dans le coeur des hommes.

Roger Garaudy
Avons-nous besoin de Dieu
Introduction de l’Abbé Pierre
Desclée De Brouwer éditeur, 1993
Pages183 à 200

Vassily Kandinsky. Le cavalier bleu. 1903