«
Comment annoncer l'Évangile à un homme irréligieux ? »
C'est
la question que se posait le pasteur Bonhoeffer.
Ce
n'est point un hasard si les questions ultimes de la théologie
et de
ses renouvellements les plus inattendus en notre siècle
ont été
posées par le pasteur Dietrich Bonhoeffer en sa
prison
de Berlin-Tegel, entre le jour de son arrestation le 5 avril
1943 et
le jour de son exécution par la Gestapo le 9 avril 1945.
« Les gens
religieux parlent de Dieu quand les connaissances
humaines
se heurtent à leurs limites ou quand les forces
humaines
font défaut..., soit pour résoudre en apparence des
problèmes
insolubles, ou bien pour le faire intervenir comme
la
force capable de subvenir à l'impuissance humaine ; bref, ils
exploitent
la faiblesse et les limites de l'homme... J'aimerais
parler
de l'homme non aux limites, mais au centre, non dans
la
faiblesse mais dans la force... La foi en la résurrection n'est
pas la
solution du problème de la mort... Dieu nous fait savoir
qu'il
nous fait vivre en tant qu'hommes qui parviennent à vivre
sans
Dieu. Le Dieu qui est avec nous est celui qui nous abandonne
(Me 15,
34: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as tu
abandonné?")1
. »
«
Comment annoncer l'Evangile à un homme irréligieux ? »
Ce
problème est plus que jamais le nôtre au milieu des nouvelles
faillites
de l'homme.
1.
Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission, Éd. Labor et Fides,
Genève,
1963, p. 123 et 162 (Lettre du 16 juillet 1944).
Seule
est possible une théologie fondamentale, c'est-à-dire
dégageant
les fondements de la foi à partir d'expériences
humaines.
A toute question de l'homme il ne peut être
répondu
qu'à partir d'une expérience de l'homme. Y compris
la
question de la foi.
Impossible
donc de partir de la révélation comme si elle était
un fait.
Nous
sommes contraints, par chaque rencontre avec
l'athéisme,
de prendre conscience qu'elle est un postulat avant
d'être
une expérience.
Cette
expérience est l'expérience d'un appel, d'un plus-être,
de la
prise de conscience d'une force qui est en nous sans être
à
nous. Par exemple la force de créer une oeuvre
d'art qui n'est
pas
seulement l'expression de ce que nous sommes, la simple
résultante
de nos pensées ou de nos pulsions anciennes, mais
une
création qui dépasse son créateur. Cette expérience ne peut
se
décrire par des concepts et des mots comme ceux qui nous
permettent
de définir les choses déjà là, déjà existantes.
Cet
avenir inespéré, je ne puis que l'évoquer par symboles,
par
mythes. La « démythologisation » de la foi pour lui rendre
son
intériorité, comme le proposait Bultman, n'est qu'une
étape
préliminaire de l'accès à une foi adulte, car le mythe ou
le
symbole est le seul langage possible pour exprimer la transcendance,
c'est-à-dire
pour nier la « suffisance » du monde et
l'ouvrir
à un avenir inédit.
Pour
les croyants comme pour les incroyants, il est dangereux
d'employer
le mot « Dieu » si l'on oublie de rappeler au
croyant
que s'il croit que ce Dieu est transcendant, sans commune
mesure
avec lui, il ne peut ni le percevoir, ni le concevoir,
mais
seulement le désigner par image, symboles, mythes,
poésie.
Le mot
même de Dieu est dangereux par les connotations
anciennes
qu'il implique : Roi tout-puissant dont on attendrait
le
pouvoir souverain et magique pour lui adresser nos demandes
sous
forme de prières qui nous conduiraient à l'oubli de
nos
responsabilités. Juge ultime dont on oublierait que les jugements
que
l'on croit qu'il porte sont empreints des morales
dominantes
et des « valeurs » sociales de chaque époque, que
chaque
génération a l'illusion de croire éternels.
Il ne
suffit pas d'inverser ces images « conservatrices » de
Dieu, «
constantiniennes », et de dire par exemple que « Dieu
est
libération » en oubliant qu'il s'agit encore d'une image pour
proclamer
que si la vie a un sens (ce qui est une autre manière
de dire
« Dieu »), ce sens n'est pas déjà écrit hors de nous et
sans
nous, dans une histoire ou une évolution qui serait orientée
d'avance
vers le triomphe de la liberté...
Il ne
suffit pas de remplacer Constantin par Che Guevara
pour
sortir de cette théologie pré-critique.
Dire «
Dieu est libérateur » est une métaphore, une image
symbolique,
un appel à une vigilance critico-prophétique pour
s'arracher
à ce qui est, ce qui ne contient pas en lui un avenir
nécessaire.
Ce postulat défatalise l'histoire. Mais c'est un postulat.
Personne
ne m'attend. Et rien ne m'est promis.
« Dieu
» est appel à mon propre dépassement. Il inspire une
pratique
concrète de ce dépassement. Il n'y a pas de sens à dire
à un
enchaîné : Dieu te libère, si je ne fais rien pour briser ses
chaînes.
Il n'y a pas de sens à lui dire : Dieu t'aime, si rien n'est
fait,
par celui qui prétend en témoigner, pour changer sa
situation.
La foi
et ses symboles, son langage nécessairement symbolique,
peut
être comparée, dans nos rapports avec les autres, à
ce
qu'est l'hypothèse scientifique dans nos rapports avec la
nature
: elle joue un rôle analogue en nous suggérant l'essai
d'une
méthode pour agir sur la réalité humaine comme l'hypothèse
sur la
réalité des choses.
L'utopie,
lorsqu'elle n'est pas une rêverie sans racine et sans
responsabilité,
joue à l'égard de l'action sociale le rôle de
l'hypothèse
dans la recherche scientifique : une anticipation non
dogmatique
mais critique, opératoire et contrôlée.
Le
positivisme sous-estime le rôle de l'hypothèse en prétendant
procéder
à des « constats » de faits et de lois immuables
qui
conduisent, sur le plan humain, au conservatisme d'un
ordre
établi au terme d'un long progrès dont la société actuelle
serait
le fruit et la fin.
Ce
positivisme règne encore sur une grande partie de la communauté
scientifique.
Mais il
déborde largement le cercle des savants, des professeurs
ou des
institutions. Il est distillé chaque jour par une
prétendue
« information ». La télévision submerge l'usager de
« faits
», ou d'images, de clichés, sans jamais dégager, par
exemple,
le lien interne et profond qui relie une explosion de
violence
aux Minguettes ou à Mantes, avec une famine en
Ethiopie,
une guerre dans le Golfe, une littérature de l'absurde,
une
série télévisée de Dallas ou un « Disneyland ». Ces manipulations
de
l'opinion par les médias, où la politique devient
spectacle
et non participation, l'art divertissement aliénant et
non
célébration, la religion ritualisme et show-business et non
questionnement,
sécrètent un « positivisme de masse » anesthésiant
ce
qu'il y a de proprement humain en l'homme : l'interrogation
sur le
sens de notre vie et de notre histoire.
L'expérience
du postulat est celle du besoin d'une rupture
avec ce
positivisme sous toutes ses formes. Elles ont ceci de commun
: elles
ignorent ou excluent l'hypothèse, le postulat et le
sens,
au profit du constat passif et de la vérité toute faite en
dehors
de nous et sans nous.
L'oubli
ou la négation de la foi naissent de cette destruction
de
l'homme. En langage de théologie l'on dirait : la mort de
Dieu
découle de la mort de l'homme. D'un homme mutilé de
ses
dimensions humaines : se poser la question du sens de sa
vie,
aimer, créer au-delà de lui-même.
Toute
prédication est vaine, toute religion est spectacle, si
elle
n'a pas pour but premier de chasser cette torpeur.
Ernst
Bloch résumait ainsi le message de Thomas Mûnzer,
le
théologien qui dirigea, au temps de Luther, la guerre des
paysans
d'Allemagne et fut crucifié par les seigneurs : « Soyez
des
hommes et Dieu sera Dieu ! »
Un
homme aliéné par l'écrasement d'un travail robotisé, par
les «
divertissements » de loisirs standardisés, par la tétanisation
du
spectacle, télévisé ou non, des arts du non-sens et des fausses
vies,
cet homme aliéné, châtré de ses dimensions humaines du
choix
critique et du projet, de l'amour, du pouvoir de créer,
d'inventer
le futur, cet homme en proie au fétichisme technocratique,
à
l'idolâtrie du marché, à l'opium du non-sens, ne
peut
avoir qu'une conception aliénée de la foi soit pour la nier,
soit
pour la muer en dévotion bigote.
La
démarche de la « théologie fondamentale » est donc une
négation
de la négation : l'homme est nié, dépossédé de son
humanité
dans la société du non-sens, la négation de cette
dépossession
exige une restauration de l'homme sans quoi il ne
peut y
avoir de restauration de la foi.
Toute
théologie de la révolution exige une révolution de la
théologie,
disait le pasteur Georges Cazalis.
Il faut
commencer par le commencement : à partir de quelles
expériences
vitales l'homme a-t-il pu parler de Dieu dans
les
religions « révélées », ou de participation à l'Un, à l'absolu,
comme
dans les sagesses de l'Orient, du tao, du vedanta, du
bouddhisme
ou du tchan ? A partir de quelles expériences
vécues
de l'homme d'aujourd'hui peut surgir l'exigence d'une
foi qui
ne naisse pas d'un échec, d'une impuissance ou d'un
manque,
mais d'un besoin de plénitude ?
Il est
possible de dégager la racine de ces expériences sans
employer
le mot « Dieu » ni celui d'« absolu », mais de postulat,
d'amour
et de création.
Le
postulat
La
première de ces expériences aujourd'hui est celle du besoin
d'un
élargissement du champ de la raison.
La
tâche de la raison est de poser et de résoudre les problèmes
permettant
aux hommes de créer un avenir à visage
humain.
Aujourd'hui,
elle ne joue pas ce rôle. Pourquoi ?
Parce
que ce qu'on a pris l'habitude d'appeler « la raison »
est une
raison « positiviste », c'est-à-dire une raison infirme,
mutilée
de sa dimension essentielle : elle ne pose plus le problème
des fins,
mais seulement celui des moyens. Si bien que
nous
disposons de moyens gigantesques pour atteindre
n'importe
quelle fin, même criminelle. L'on a confondu le
pragmatisme
avec la philosophie de l'action : en posant seulement
la
question du comment ? et jamais celle du pourquoi ?
Dans
cette voie la science dégénère en scientisme, la technique
en
technocratie, la politique en machiavélisme.
Le
scientisme est une forme de superstition, ou plutôt d'intégrisme
totalitaire,
fondé sur ce postulat : la « science » peut
résoudre
tous les problèmes. Ce qu'elle ne peut mesurer,
expérimenter
et prédire n'existe pas. Ce positivisme réducteur
exclut
les plus hautes dimensions de la vie : l'amour, la création
artistique,
la foi.
La
technocratie est cette forme de somnambulisme d'une
technique
pour la technique, ne se posant jamais la question
des
fins. Elle se fonde sur ce postulat : tout ce qui est techniquement
possible
est souhaitable et nécessaire. Cette « raison »
engendre
les pires déraisons. Y compris l'arme nucléaire et la
«
guerre des étoiles ». C'est une religion des moyens.
Le
machiavélisme, c'est l'animalité d'une politique définie
par une
technique de l'accès au pouvoir, et non comme une
réflexion
sur les fins de la communauté humaine et, ensuite,
la mise
en oeuvre des moyens pour atteindre ces fins.
Ces «
dérives » de la raison infirme, positiviste, conduisent
le
monde à la mort, non par manque de moyens mais par
absence
de fins.
Tel est
le problème majeur qui se pose aujourd'hui : celui
des
priorités, des fins, des valeurs, du sens. D'une réflexion ne
portant
pas seulement sur la possibilité et les méthodes des
sciences
et des techniques, mais d'abord sur leurs fins : quels
objectifs
doit s'assigner la recherche scientifique pour servir à
l'épanouissement
de l'homme, et non à sa destruction ? Le problème
premier
est de lier la science expérimentale, qui est
découverte
des moyens, à la sagesse, qui est recherche des fins :
remonter
de fins subalternes à des fins plus hautes, en direction
de la
fin dernière. Alors la critique de la connaissance prendra
son
véritable sens en ne reliant pas seulement la science à
la
sagesse, mais aussi la sagesse à la foi ; car ni la science dans
sa
recherche des causes, ni la sagesse dans sa recherche des fins,
ne
peuvent atteindre ni la cause première, ni la fin dernière.
La foi
commence où finit la raison. Pas avant. Pas avant que
la
raison plénière, celle qui recherche à la fois les causes et les
fins,
ait mis en oeuvre tous ses pouvoirs.
Ce
mouvement, dans sa plus totale liberté, amène la raison
à
prendre conscience à la fois de ses limites et de ses postulats.
La foi
n'est plus alors ce qui contredit ou contraint la raison,
mais au
contraire ce qui l'empêche de s'enfermer sur elle-même
dans
cette « suffisance » qui est le contraire de la transcendance.
La foi
est une raison sans frontière.
Dans la
première moitié de ce siècle, le développement des
sciences
nous a fait prendre conscience, par la relativité et les
quanta,
qu'elle n'est pas devant le monde comme
devant un
donné
mais comme devant une oeuvre à créer, et toujours en
naissance.
Dans la
deuxième moitié de ce siècle, la décolonisation, en
nous
rendant le contact avec les sagesses de trois mondes, a
rendu
possible un effort pour relativiser la « raison » occidentale,
celle
qui, avec Descartes, excluait la réflexion sur les fins,
celle
qui, avec le positivisme d'Auguste Comte, prétendait
réduire
le monde à la seule dimension des faits et de leurs lois.
Celle
qui, depuis Platon et Aristote, a élaboré une philosophie
de
l'Être, au lieu d'une philosophie de l'Acte.
La
raison de l'homme n'est pas le reflet des structures d'un
être,
elle est acte de la création continuée. Nos « produits » et
nos
institutions ne sont que le sillage fossilisé de notre raison
créatrice.
Le
débat sur la raison n'est pas un débat académique. La
«
raison » positiviste, infirme, mutilée, est en train d'assassiner
nos
petits-enfants. L'obliger à devenir raison plénière, à réfléchir
sur les
fins et sur le sens, c'est l'empêcher de rester la servante
de la «
nécessité » et du « hasard » de Monod, d'une vie
qui
serait la « passion inutile » de Sartre, ou « l'absurde » de
Camus.
Refuser
la réflexion sur le sens et les fins, c'est mutiler
l'homme
de sa dimension transcendante : le monde n'est plus
alors
que l'arène sanglante où s'affrontent aveuglément les
volontés
de croissance et les volontés de puissance des nations
ou des
individus, avec leurs « équilibres de la terreur ». Le résultat,
«
l'événement », est alors, comme écrivait Marx, « quelque
chose
que personne n'a voulu » : une crise, une guerre, une
Europe
ne sachant que faire des viandes et du beurre de ses frigorifiques,
et un
Tiers Monde voué à la faim, ou une archaïque
bataille
de l'école, oubliant le problème central : celui des
fins de
l'éducation et de l'éducation des fins.
L'épopée
humaine de millions d'années peut aujourd'hui
capoter
: nous avons, pour la première fois dans l'histoire, les
moyens
techniques de détruire toute vie si une raison plénière
ne leur
assigne d'autres fins.
La foi
des uns prenant la forme d'une religion infantile pour
nous
consoler par des illusions, ou la raison nécrosée des autres,
nous
enfermant dans des interdits, sont l'un et l'autre des postulats.
Dire :
la vie a un sens, non point déjà écrit mais présent
comme
une irrécusable question, est un postulat.
Dire :
la vie est absurde, parce qu'une raison bâillonnée croit
esquiver
la question du sens, est un autre postulat.
Mais un
postulat, s'il n'est pas démontrable, n'a rien d'arbitraire:
il rend
possible une action.
La
valeur d'un postulat, sa vérification, dépendent des conséquences
qui en
découlent.
Si je
veux fabriquer une table qui tienne droite, ou bâtir un
mur qui
ne tombe pas, je dois faire comme si le postulat
d'Euclide
avait à notre échelle une valeur absolue.
De même
si je veux que ma vie ait un sens je dois postuler
qu'elle
en a un, même s'il est de ma responsabilité à tout risque
de
chercher cette fin.
C'est
un postulat aussi de refuser fût-ce la possibilité d'un
sens,
d'une fin. Un postulat qui fonde une « religion des
moyens
», la plus répandue de nos jours, il est vrai. Chaque
moyen
devient alors sa propre fin : l'économie n'en ayant plus
d'autre
que sa propre croissance, la politique et le pouvoir que
sa
propre puissance ; l'art s'il n'a plus de fin, s'il n'est plus anticipation
de sens
possibles, n'oscillera plus dans le monde du
non-sens
qu'entre le reflet du chaos de ce qui est, ou l'arbitraire
de
nouveaux non-sens.
Telle
est la première expérience, celle de la décision responsable
et du
choix entre deux postulats qui commandent une
forme
de vie : l'acceptation du non-sens de ce qui est, et l'intégration
du
style de vie qu'il implique : joies de supermarchés,
défoulements
des violences télévisées, football des écrans, charters
comme
ersatz d'évasion, l'ennui aseptisé, l'anesthésie, le
handicap
mental à la portée de tous et le troisième âge précoce.
Ou bien
le postulat du sens, avec sa responsabilité et ses risques,
ses
angoisses et ses espoirs.
Liberté
mortifère d'indifférence ou de négation, ou liberté
tragique
de la participation à la création du sens.
L'amour
« Être
pour les autres est l'unique expérience de la transcendance»,
disait
Bonhoeffer.
La
deuxième expérience, et la plus décisive, est en effet celle
de
l'amour, parce qu'elle est la première brèche dans le monde
des
choses dans lequel nous enferment les postulats du positivisme
: nous
ne sommes pas entourés que d'objets, d'une
nature
inerte, dont nous aurions seulement à devenir « maîtres
et
possesseurs » comme le voulait Descartes. Dans ce qui nous
entoure
il y des visages, et, derrière eux, ce qui n'est pas seulement
un
objet, un « non-moi », mais des sujets. Un visage
n'est
pas seulement une image mais un signe. Un signe qui
désigne,
au-delà de ce qui est perçu, une présence et son sens :
du défi
ou de l'humilité, de la colère ou de l'amour.
Le moi,
comme l'écrivait Martin Buber, rencontre un « tu ».
Ce
n'est pas une chose que je peux saisir par un concept, ce
n'est
pas un instrument ou un obstacle.
Dans le
monde décrit par Hobbes, « l'homme est un loup
pour
l'homme ». Il en est généralement ainsi dans un monde
obéissant
à la seule logique du marché, qui, par sa concurrence
est une
logique de jungle : une logique de guerre, de guerre
de tous
contre tous, « l'autre » ne pouvant être qu'un concurrent,
un
rival, un obstacle, ou bien un moyen de ma propre
promotion.
L'individualisme,
où chaque « moi » est enfermé dans son
sac de
peau, comme un atome séparé de tous les autres par un
vide,
est le produit d'une époque historique. L'opposant à la
personne,
dans son rapport avec l'autre et le tout autre ; Péguy
disait
: « L'individu, c'est le bourgeois que tout homme porte
en lui.
»
Dans
cette conception à la fois insulaire et agressive, la liberté
de
chacun, confondue avec sa propriété, est cadastrée comme
elle.
Ma liberté s'arrête alors où commence la liberté d'autrui,
comme
une propriété est bornée par la propriété des autres propriétaires.
Mais la
liberté des autres n'est pas la limite de ma
liberté.
Elle en est la condition.
Au-delà
de cette période historique, caractéristique d'une
société
marchande, et même à l'intérieur d'une telle société,
des
hommes et des femmes n'en acceptent pas les cloisonnements
et les
affrontements. L'autre n'est pas un moyen de plaisir
ou de
service. Non pas un obstacle, mais une ouverture
permettant
le passage de l'individu à la personne, de l'être à
la
relation, de l'insularité à la fécondation réciproque.
Et cela
s'appelle l'amour.
La
sortie de soi, fondamentale et première.
L'homme
n'est pas né Robinson. Il a un père et une mère.
Il vit
dans une communauté, en osmose avec elle. L'idée d'un
moi
individuel suffisant à lui-même est une abstraction.
La
personne ne peut émerger du monde animal que lorsque
cette
solidarité de la communauté ne se réduit plus aux fonctions
de
chaque membre comme dans la ruche, la termitière
ou la
horde, consacrées à la subsistance, à la défense et à la propagation
de
l'espèce.
La vie
proprement humaine commence lorsque les fins de la
société
ne sont plus inscrites d'avance dans les instincts.
Avec la
conscience et le choix des fins, ce n'est pas seulement
le
travail qui devient un travail humain, c'est-à-dire précédé par
la
conscience de son but.
L'homme
est l'animal qui fait des outils et des tombes.
Les
outils témoignent du détour de la création de moyens
pour
atteindre une fin. Cela s'appelle la conscience, et plus tard
la
science.
Les
tombes attestent que l'homme ne laisse plus ses morts
réintégrer
le cycle des métamorphoses de la vie simplement
naturelle.
l1 considère sa vie comme distincte de la simple
nature
puisqu'elle implique le sacrifice. Même si nous en ignorons
les
rites et les intentions, il y a là les traces d'un travail
qui
n'est plus directement utilitaire.
L'outil
et le sacrifice sont les deux premiers témoins de communautés
spécifiquement
humaines.
De l'outil
il a été beaucoup parlé, au point que l'on a cru,
en
Occident, pouvoir définir et hiérarchiser la civilisation
humaine
à partir de ce seul critère : âge de la pierre taillée, de
la
pierre polie, du bronze, du fer, et, plus tard, de la vapeur,
de l'électricité,
de l'atome...
Du
sacrifice et de son histoire, en Occident, il a été fait moins
de cas
bien que de lui soient nées non seulement les questions
que se
posait l'homme sur le sens de sa vie, à travers les religions,
les
arts, et plus simplement les rapports proprement
humains
de communauté. A l'inverse de l'individualisme occidental,
celui
des Grecs, comme celui qui règne de la Renaissance
à nos
jours, celui qui fait de l'individu le centre et la
mesure
de toutes choses, la communauté est une forme de rapports
humains
où chacun se sent responsable de l'action de tous
les
autres.
Le
travail est le principe de nos rapports avec la nature.
Le
sacrifice celui de nos rapports avec les autres.
L'amour,
sous sa forme proprement humaine en est la forme
première.
La
sexualité, lorsqu'elle n'est pas exclusivement l'instinct de
propagation
de l'espèce, comme dans le monde animal, est une
première
sortie du « petit moi ».
Eprouver
le besoin de l'autre, c'est prendre conscience que
je ne
me suffis pas à moi-même. Je ne suis plus à moi-même
ma
propre fin. Je suis un être inachevé qui ne peut s'accomplir
que par
la complémentarité de l'autre, d'une femme pour
un
homme, d'un homme pour une femme.
Besoin
conscient car la conscience proprement humaine est
d'abord
celle de cet inachèvement par lequel, à la différence
de tout
animal, l'homme éprouve comme une question le sentiment
de ce
qui lui manque pour devenir pleinement humain.
De
cette question émerge le problème du sens. Il ne se pose
que
lorsque déjà l'homme a conscience de n'avoir plus en luimême
son
centre. Mon centre n'est plus mon moi. Il est dans
l'autre.
Dans cet autre que, par l'amour, je porte en moi. Perte
du «
moi » fondé sur l'illusion d'être unique. Retour au « soi »
enrichi
de la présence de l'autre. Où nous ne faisons ni deux,
ni un
(comme le disent, en leur langage, Vadvaïta védantin ou
la
trinité chrétienne).
Etre un
et deux, comme les pôles indissociables de
l'«
aimant ».
Le
sacrifice est aussi ce qu'il y a de proprement humain dans
l'amour
: préférer le plaisir de l'autre au sien propre, la joie
de
l'autre à la sienne, la vie de l'autre à la sienne. Telle est
dans
l'acte d'amour l'expérience de base de la transcendance,
qui est
le contraire de la « suffisance » : le « moi » dans
l'illusoire
solitude de sa « suffisance » met en cause ses propres
fins en
ordonnant sa propre vie à l'autre comme une fin
nouvelle.
«Je
pense, donc je suis. » Tant d'inhumanité en si peu de
mots !
Comme si je n'existais pas avant de penser et comme si
cette
pensée n'était pas habitée par l'histoire et la culture des
générations
antérieures.
« Nous
aimons, donc nous sommes. » « En toi, je suis. » Loi
première
de toute vie proprement humaine.
Une nouvelle
naissance, une nouvelle création, car la totalité
nouvelle
que nous formons par l'amour est quelque chose
d'autre
et de plus que l'addition des forces de chacun.
L'émergence
de ce radicalement nouveau que l'on ne peut
«déduire»
à partir de chacun des éléments, mais seulement
produire
par leur rencontre, est une forme plus haute encore
de
l'expérience de la transcendance et qui naît de la première
sortie
de moi dans l'amour. La première ébauche de la transcendance
était
le dépassement de ses propres frontières. La
seconde
est celle de l'émergence de ce qui est radicalement nouveau
et ne
peut se réduire à la somme ou à l'addition des
parties.
Le
surgissement de cette présence à laquelle on ne peut assigner
un mot
ni un concept est, pour la raison simplement
déductive,
un mystère sinon un scandale.
Elle a
pourtant sa source dans l'amour, cette polarité spécifiquement
humaine
du sexe et du sacrifice.
Cette
unité, racine de l'humain, doit être préservée contre
tout
dualisme : ni sexualité sans amour, ni défiance du sexe.
La
sexualité sans amour est un produit de l'individualisme
mutilant
pour lequel tout ce qui n'est pas « moi » est un moyen
de ma
jouissance et de mon pouvoir.
Cet
usage de la sexualité est comparable à celui de la drogue
comme
jouissance solitaire et puissance illusoire. La forme
actuelle
de la publicité pour les préservatifs illustre cette dégradation.
Le
préservatif n'y est plus présenté comme l'un des moyens
de ne
plus laisser la naissance au hasard, forme de la maîtrise
sur la
nature, faisant de la procréation un acte volontaire, un
acte de
culture. Mais il est présenté comme un produit de la
peur,
notamment du sida, et comme un moyen de garantir la
sécurité
de rencontres occasionnelles en allant à la discothèque
pour y
échanger deux plaisirs solitaires, sans amour et sans lendemains.
Comme
si le « jeu » sexuel était, pour oublier le non-sens
quotidien
de la vie, un dopage désespéré, de même que l'excès
de
l'alcool ou des décibels.
Curieusement
les interdits prétendument « religieux » partent
d'une
même conception de la sexualité : du même séparatisme
de la
matière.
Pourtant,
dans les Évangiles (Mt 12, 3-9; Me 10, 2-12;
Le 16,
18) lorsqu'est abordé le problème du mariage, sous
l'aspect
d'ailleurs étriqué de la casuistique des pharisiens sur
la
répudiation, Jésus échappe à leur piège en rappelant seulement
que
dans la Genèse (1, 27) l'homme complet est celui
du
couple : homme et femme il les créa, et ils ne furent qu'une
seule
chair. Le formalisme de la Loi, en matière de « répudiation
»
ignore, dans sa définition de l'adultère, le rapport proprement
humain
du mariage. A aucun moment Jésus, dans les
Evangiles,
n'invoque la fécondation comme finalité du mariage,
ni
n'exprime la moindre méfiance à l'égard de la sexualité.
Une
longue tradition catholique, remontant à saint Paul et
à sa
conception de la femme, a si longtemps enseigné le
contraire,
que le concile de Vatican II a dû rappeler que « le
mariage
n'est pas institué en vue de la seule procréation » (Gaudium
et
Spes, 2, § 50, 3).
Cette
sorte de biologie théologique (comme disait à ce sujet
le père
Teilhard de Chardin) a conduit à des résultats inverses
de ceux
qu'on lui assignait : saint Paul a montré que comme
contrainte
extérieure « la loi produit la colère » (Rm 4, 15) et,
même
s'il la considère comme « sainte » (7, 3) lorsqu'elle
s'exerce
comme « commandement », elle conduit à « la virulence
du
péché » (idem) et elle divise l'homme, « la loi est spirituelle
et moi
je suis charnel » (7, 14). Ne pouvant appliquer
cette
loi parce que le péché l'habite, il est acculé au dualisme,
au
séparatisme de la matière : « Qui me délivrera de ce corps
qui
appartient à la mort ?» (7, 24).
Il
suffit d'inverser ce rapport, à l'intérieur du même dualisme,
pour
entendre le cri de la révolte contre des injonctions
qui ne
peuvent s'appliquer à l'homme entier, esprit et corps.
Qui me
délivrera de ces contraintes qui m'empêchent de vivre ?
La loi
n'est plus alors seulement le « révélateur » du péché, elle
y
conduit, par un angélisme coupant l'homme en deux : l'âme
et le
corps.
Mépriser
le corps ou même le diaboliser, tant que l'Eglise
avait
pouvoir de répression, conduisait à l'hypocrisie de la
« faute
» cachée. Lorsqu'elle a perdu ce pouvoir, même sur les
esprits,
la réaction de révolte s'exprime ouvertement, dans la
parole
et dans la pratique. Le corps, à son tour, fait sécession,
et
s'érige en souverain.
La dure
vérité de Nietzsche se manifeste dans le quotidien :
« Le
christianisme a donné du poison à boire à Eros. Il n'est
pas
mort, mais il a dégénéré en vice. »
Tel est
le châtiment de qui n'accueille pas l'homme dans sa
totalité.
Car le sexe ne devient un démon que lorsqu'on en a
fait un
dieu.
Le sexe
n'est pas seulement le médiateur matériel de l'espèce
pour sa
propagation. Dès que l'homme émerge de l'animalité,
par
l'outil et le sacrifice, il n'est plus seulement un fait de
nature,
mais de culture. Le corps est le moyen d'expression de
l'homme,
dans le don et le sacrifice pour transformer l'autre,
se
transformer lui-même, comme dans le travail pour transformer
la
nature.
Le
rapport d'amour entre l'homme et la femme fait échapper
à la
mort. Pas seulement parce qu'il perpétue la vie naturelle
de
l'espèce, mais parce qu'il arrache l'individu qui naît
et
meurt à son artificielle solitude. Il le fait entrer en participation
avec
une réalité humaine qui le dépasse et ne meurt pas :
la
communauté culturelle proprement humaine, celle du sacrifice.
L'égoïste
ou l'avare s'en excluent ; l'homme et la femme
en sont
exclus par un système social réduisant l'homme à n'être
que
producteur et consommateur, c'est-à-dire le réduisant au
seul
rapport avec la nature par le travail et le besoin, et excluant
ses
dimensions proprement humaines (qu'en un autre langage
on
appelle divines et transcendantes) précisément parce qu'elles
brisent
le cercle du besoin et du travail.
Celui
qui n'aime pas demeure dans la mort. Cet amour entre
l'homme
et la femme, cette première sortie du « moi » par le
désir
de l'autre, crée une réciprocité et une forme nouvelle
d'échange
qui n'est plus l'échange fonctionnel et totalitaire,
mais
échange du don et du sacrifice par quoi l'homme devient
humain.
La
création
La
troisième expérience de la transcendance est celle de la
création,
de cette création continuée de l'homme par l'homme,
par
tous les hommes et tous les jours, et qu'on appelle l'histoire.
Pas
seulement l'histoire des outils et des techniques qui
ont en
effet contribué à la construire, pas du tout celle des guerres
et des
dominations qui n'ont cessé de la détruire, mais celle
de tous
les projets victorieux ou avortés qui ont tendu vers
l'émergence
de l'homme total.
Chaque
oeuvre de l'art se lit comme un visage qui rend
physiquement
visible l'invisible du sens. De la danse à la peinture,
de la
musique au cinéma, du théâtre au roman, l'art est
l'expression
de la vie des autres, pas leur reflet mais le sens
qu'ils
ont donné à cette vie, les projets possibles à tous les âges
de
l'humanité.
Les
arts nous transmettent par une sorte de contagion totale,
indivisiblement
physique et spirituelle cette profusion des
manières
d'exister, alors que l'histoire n'enregistre que celle qui
ont
triomphé, car elle est toujours écrite par les vainqueurs.
Les
arts seuls, fût-ce par leurs vestiges mutilés, peuvent nous
permettre
de revivre les formes d'existence dont il ont incarné
le
projet ; de vivre, par leur présence en nous quand nous savons
les
lire, la véritable histoire de l'humanité : l'histoire des possibles
humains.
Que
sont donc ces « possibles » et qu'est-ce que savoir les
lire?
Même
les genres morts nous aident à revivre : l'homme de
l'épopée
est ce que les biologistes appelleraient un « mutant » :
il est
habité par un avenir encore indistinct. Il préfigure une
manière
de vivre dont les moralistes et les philosophes ne
découvrent
que plus tard les lois. Plus tard, c'est-à-dire quand
leur
manière de vivre, comme écrit Aragon dans La Semaine
sainte,
aura « cessé d'être les tâtonnements
d'un homme pour
s'incarner
dans les masses humaines ».
Pour
Arjuna, dans le Mahabarata la route n'est pas tracée :
le
héros porte en lui un avenir en germe, la loi qui donne à
cette
vie son unité est encore en train de se faire. Le sens n'en
est
clair qu'au regard du Dieu Krishna. Il n'est pas vrai qu'un
art à
hauteur d'homme n'intéresse pas les foules d'aujourd'hui :
lorsque
Peter Brook dévoile cette immensité humaine dans une
carrière
de pierre, en un spectacle de neuf heures, et lorsqu'il
en tire
un film, des millions d'hommes et de femmes ont vécu
au-dessus
d'eux-mêmes, et dans la joie de la plénitude. Comme
lorsque
Vilar faisait partager les angoisses et les certitudes
d'Antigone
de Sophocle aux gens de Suresnes ou de Saint-
Denis.
Le
moment où l'homme se cherche un sens dans le chaos du
monde,
et qui fait naître, à la Renaissance par exemple, avec
le
renversement de toutes les valeurs anciennes, les Shakespeare
et les
Cervantes n'a pas cessé d'émouvoir les masses qui y
retrouvent
leurs angoisses du jour. Ces oeuvres portent pourtant
leurs
racines profondes : Cervantes écrit un siècle après
l'ouverture
d'un Nouveau Monde : il est soldat à la croisade de
Lépante
contre les Turcs, intendant de la préparation de l'Invincible
Armada,
i l a vu chavirer le destin de l'Espagne.
Shakespeare
est né cinquante ans après « l'utopie » de Thomas
More,
et du Prince de Machiavel, dix-huit ans après la mort
de
Luther. Il a vingt-deux ans lors de la destruction de l'Invincible
Armada,
vingt-trois quand Elisabeth fait décapiter Marie
Stuart.
Dix ans après, il ouvre son « théâtre du Globe », théâtre
des
tempêtes de la Renaissance. Que de mondes et de projets
Shakespeare
a vu naître et mourir ! Comme Cervantes.
Leur
enracinement dans ce siècle de fauves et d'orages leur
a
permis de donner des oeuvres nous faisant vivre l'angoisse et
l'espoir
du sens dernier de la vie.
1605. Le
R o i Lear révèle la décomposition du monde « où
les
fous mènent les aveugles » (acte IV, scène 1). Le Roi n'est
plus
que « morceau de ruine ». Il pose la question cruciale :
« Qui
pourra me dire qui je suis ? »
«Je
sais qui je suis », répond Don Quichotte (I, 5) lui aussi
terrassé,
lui aussi au fond du malheur. Mais habité par le projet
fou de
lui donner un sens.
Ces
drames nous sont restés fraternels et présents.
On ne «
lit » pas une peinture, une musique, ou un monument
comme
on lit un traité de mathématique ou de gestion.
Car «
comprendre » une oeuvre d'art n'est pas seulement affaire
de
pensée. Cet acte requiert la participation de la totalité de
l'homme
et d'abord de son corps.
Un
esclave enchaîné de Michel Ange irradie de sa force et
de son
effort dans l'espace qui l'entoure. Je ne lis pas cela
comme
un manuel d'anatomie. Mon corps est pris dans ce
champ
d'énergie dont j'éprouve, sans médiation intellectuelle,
dans
mon torse, mes bras, mes cuisses, les vibrations et les tensions
; les
lignes de force s'emparent des fibres de ma chair
comme
si j'étais sommé de prendre la responsabilité de briser
ces
liens.
Le
bouddha de Mathura, au contraire, aspire en lui l'espace
et
semble le détruire : la répétition rythmique des courbes stylisées
qui dessinent
ses sourcils, et ses lèvres, comme des feuilles
de
lotus dont les contours appellent mon regard vers la tige
qui les
rassemble et guident mes yeux vers la profondeur des
eaux.
Mon corps entier est entraîné dans une calme spirale. Le
même
mouvement rythmique des paupières qui se ferment
semble
aspirer mon corps comme l'espace, non pour l'abolir
mais
pour l'ordonner à une unité plus harmonieuse et sereine.
Comme
un yoga de méditation d'où je n'émergerais du néant
que
pour retrouver le visage d'avant ma naissance. Recommencer
une
autre vie après une naissance purifiée.
Le
parcours d'une oeuvre « sacrée » me porte au-delà de moi
pour me
faire prendre conscience d'une réalité qui me dépasse
et à
laquelle j'appartiens, où je deviens un avec le tout, de tout
ce qui
est vivant en moi.
La
visite de la cathédrale de Chartres, d'Albi ou de Notre-
Dame de
Paris, même pour qui n'y vient pas avec une intention
religieuse,
est une dilatation de l'être. Je ne puis, physiquement,
la
traverser en ligne droite, du portail à l'autel.
D'invisibles
lignes de force s'emparent de moi, m'appellent à
suivre
les déambulatoires des nefs latérales, à passer, de colonne
en
colonne, d'arc en arc, comme si je n'en finissais jamais
d'entrer,
de franchir des portes, en une sorte de rite initiatique,
de
pèlerinage où, même seul, je me sens entouré par une
foule
fraternelle ; accompagné par elle, habité par elle jusqu'à
ce que
dans le cocon de l'abside, après la marche silencieuse,
au-delà
de tant de seuils, je me sente transporté dans une terre
nouvelle,
éclairée par d'autres soleils : ces rosaces de vitraux à
dominante
bleue, comme si le soleil illuminait la nuit sans la
détruire,
la « nuit lumineuse » que chantait saint Jean de la
Croix.
Le
silence, par le même paradoxe, est bourdonnant de ce dialogue
avec
les voûtes d'où est né le chant grégorien.
Un art
n'est pas sacré parce qu'il est destiné à un culte
comme
tant de peintures ne sont pas sacrées parce qu'elles traitent
d'un
sujet « religieux ».
L'art
est sacré lorsqu'il ne me laisse pas intact, lorsqu'il me
fait
participer à une vie plus grande : l'Eglise d'Auvers existe
encore,
et nous passons aujourd'hui devant elle comme devant
n'importe
quel édifice. Mais lorsque Van Gogh la transfigure,
elle
nous fait revivre une agonie et une résurrection. Les murs
de
pierre grise et les toits de brique sont devenus chair et sang,
sous la
poussée d'un ciel d'un bleu torride et noirci de serpents
de
couleur. Mes muscles se tendent pour résister à cet écrasement,
ils
sont parcourus par toutes les tensions de ces murs
gémissants,
de ces tuiles sanglantes, de cette église arc-boutée
au sol
pour résister à la tenaille des chemins reptiles qui l'enserrent
déjà et
à la pesée du ciel. Je participe tout entier à cet effort
vers
une impossible victoire.
La
danse est la synthèse de tous les arts.
Le
corps du danseur n'est plus limité aux frontières de sa
peau :
il envahit l'espace et leur donne un sens. Il en suggère
l'immensité
ou l'étouffement. Martha Graham, dans Frontiers,
nous
fait physiquement éprouver l'illimité des grandes plaines
d'Amérique
et l'aventure humaine qu'elles appelaient.
Marie
Wigman, au contraire, dans toutes ses chorégraphies,
hantée
par l'écrasement hitlérien, nous fait éprouver l'espace
comme
une cage contre laquelle le corps s'arc-boute et se casse
pour
résister. Ce n'est pas un spectacle mais une célébration.
L'esprit
y « prend corps ». Dans le corps dansant habite un
autre «
moi », plus grand. La danse est ce que je deviens en le
regardant.
Telle
est, dans les arts, la troisième expérience de base de la
transcendance,
qui nous permette de comprendre, même si
nous ne
les partageons pas, la naissance des projections divines
dans le
coeur des hommes.