L'autre volet du génocide.
Plaidoyer pour l'abbé Pierre. De l'antijudaïsme à l'antisémitisme. Système
détestable. L'honneur de la recherche. L'Occidental a-t-il jamais accepté l'Islam
?
LE MONDE du
19.05.1996
Si les «
déconnophonies » de l'abbé Pierre et de quelques autres apportent de l'eau au
moulin des révisionnistes, c'est qu'il existe un flou apparent dans l'histoire
du génocide. Les historiens ont focalisé leur vision sur les camps de
concentration qui représentaient, si l'on peut dire, le chef-d'oeuvre de
l'horreur absolue. Mais quand les révisionnistes font leurs comptes, ils
soutiennent, sans doute avec quelque apparence de raison, que les installations
existantes connues, notamment en ce qui concerne les fours crématoires, n'auraient
jamais pu venir à bout de six à huit millions de cadavres. Ils oublient
seulement l'autre volet du génocide dont on a beaucoup moins parlé : les
exécutions sur place et les enfouissements sommaires dans des fosses communes,
qui ont été pratiqués à une très vaste échelle.
Pour
accomplir cette sinistre besogne, il y avait non seulement les SS, mais aussi
des unités spécialisées qui ne faisaient que ça (les einsatzgruppen), et plus
occasionnellement les soldats de la Wehrmacht à qui on ne demandait pas de
comptes. En 1942, j'étais au Stalag 325 à Rawa-Ruska en Galicie (camp de
représailles pour prisonniers évadés récidivistes). J'ai observé de près une
unité des einsatzgruppen, en l'occurrence une compagnie de feldgendarm ; ils
n'étaient pas beaux à voir.
Bien que ne
sortant pas du camp où j'avais un travail, j'ai cependant pu voir au-delà des
barbelés un certain nombre de cadavres de civils à l'emplacement même où ils
avaient été abattus, hommes et femmes. Par contre, mes camarades qui sortaient
pour des corvées, ou qui se trouvaient dans des komandos extérieurs, ont pu
assister à des atrocités qui confondent l'imagination. A travers la campagne,
il y avait des charniers partout (lire notamment Le Temps des morts de P.
Gascar). Les témoignages étant nombreux et concordants, il ne peut y avoir de
doute sur la réalité des faits rapportés.
En
extrapolant cette vision ponctuelle à l'ensemble du territoire polonais, la
seule question qui se pose est celle-ci : ça fait combien de millions de morts
au total ? Il y a eu très peu de témoins à part les exécuteurs et les exécutés
en sursis temporaire. Tout au plus quelques prisonniers franco-belges, et
quelques rares autochtones qui avaient tout intérêt à faire semblant de n'avoir
rien vu.
Peut-on
encore, actuellement, se faire une idée de l'amplitude du massacre ? Une
enquête menée par des journalistes serait-elle encore possible ? Si oui, elle
serait la bienvenue.
Simplement,
en tant qu'être humain, j'ai souvent eu mal ces dernières semaines en entendant
les propos, parfois cruels, tenus contre l'abbé Pierre. Durant plusieurs
décennies, il s'est battu, a véritablement consacré son existence à défendre
les plus démunis avec une intelligence, un courage et une générosité hors du
commun. Un jour, il s'est trompé d'amitié, il s'est trompé lui-même, car jamais
il n'a tenté de tromper les autres. Ne pourrait-on pas lui faire grâce d'un
moment d'égarement dans toute une existence si joliment remplie au service de
l'amour et du respect humain ? Il est impensable que notre vieux militant des
droits de l'homme ait songé une seconde à profaner d'une manière aussi
grotesque, la mémoire de tous ceux, nos frères, qui furent victimes de
l'infâmie la plus honteuse de l'histoire des hommes. Alors, je souhaite que,
nombreux, nous venions dire à notre vieil homme, si courageux et si bon, merci
pout tout ce que vous avez fait pour nous, vous avez très largement gagné le
droit à notre indulgence.
C'est la
déception qui a prévalu en moi à la lecture du témoignage quant à «
l'apostrophe » de l'abbé Pierre aux juifs, les accusant d'avoir, selon la
Bible, conquis la Terre promise à la force de l'épée. La « critique » de l'abbé
Pierre n'est pas innocente. Apportant de l'eau au moulin antisémite, elle
pourrait faire songer à une Histoire « avec une grande tache », celle des juifs
déjà ? massacreurs, oppresseurs, et finalement encore déjà ? usurpateurs sur
une terre qui ne leur appartenait pas. L'Histoire est aussi histoire de
batailles et de conquêtes, et de morts, cela pour tous les peuples, qu'ils
soient établis ici ou là. Les Celtes, Alamans, Avars, Vandales, Francs,
Normands, et j'en passe, choisis au hasard sur le « terrain » européen,
venaient-ils avec des conventions à signer ? Sont-ils plus ou moins coupables
que les Hébreux conquérant Canaan il y a plus de 3 000 ans ?
Les «
peuples de la mer », dont les Philistins, n'ont-ils pas, en leur temps, dû
s'imposer à leur tour sur toutes les côtes de la Méditerranée orientale ? Et
les hordes arabes n'étaient-elles, à travers leurs conquêtes du VIIIe siècle,
armées que de la foi ?
Ce qui est,
ici, suspect chez l'abbé Pierre, c'est cette manière de raconter ou de
stigmatiser en ne reprenant qu'une facette parmi cent mille du diamant brut de
l'histoire, technique typique du discours drumontien ou maurrassien.
Je le mets
ici au défi de citer un seul peuple dont l'amateur que je suis ne puisse
raconter la trajectoire historique ternie, dégradante et honteuse, grâce à des
éléments irréfutables soigneusement choisis dans un passé récent ou lointain.
Ce genre de
sophisme est aussi à la portée de beaucoup : idéologues plus ou moins
fascisants, détracteurs de tout poil des juifs, musulmans convaincus,
communistes marrons, catholiques intégristes, nazis, gauchistes niant le «
système », amateurs divers du Protocole des sages de Sion et, là aussi, j'en
passe l'ont utilisé ou l'utilisent à plein rendement dans leurs démonstrations.
Poussé par
son amitié pour Roger Garaudy ou par un antijudaïsme d'origine sans doute plus
ou moins « cléricale », l'abbé Pierre en est-il arrivé là ?
Il ne peut
plus désormais y avoir le moindre doute : il existe bel et bien en France une
redoutable machine de guerre contre la liberté d'opinion et d'expression (...)
dont la sinistre loi Gayssot. L'affaire de l'abbé Pierre illustre ce fait de
façon exemplaire. Quoi ! Voilà un saint homme, recru de fatigue et de grand
âge, traîné dans la boue, humilié, obligé par les ayatollahs du
droit-de-l'hommisme à faire publiquement son autocritique comme au pire temps
du stalinisme ! Et ce pour une opinion qui n'a que le tort d'être discutable,
et encore au sens littéral du terme, à savoir « qui prête à discussion, au
débat », cette arlésienne du paysage politically correct à la française. Nous
voilà ravalés au rang d'un pays tel que le Bangladesh qui condamne à la prison
Talisman Nasreen et ses propos dérangeants sur l'islam pour contravention à la
loi Gayssot de son pays, intitulée « incitation à la haine intercommunautaire
». D'ailleurs en France nous n'en sommes même plus là. Qui aurait dans ce pays
le courage de discuter l'islam, religion pourtant éminemment discutable ? Tous
ceux qui s'y sont risqués y ont laissé des plumes : de Jean-Claude Barreau,
dont la scandaleuse mise à pied a été si vite enterrée et oubliée, à, tout
récemment, Brigitte Bardot, en passant par le cinéaste Gérard Blain dont la
carrière cinématographique a été brisée net il y a environ dix ans pour un film
très modéré et en tous points véridique sur certaines moeurs maghrébines.
Qui ne voit,
à part les médias branchés, que, petit à petit, notre pays s'achemine vers un
système détestable qui cumule les défauts de la consuméro-démocratie
(insécurité sous toutes ses formes, pornographie mercantile, grossièreté des
moeurs, etc.) et ceux de la dictature (absence de liberté d'expression,
d'opinion, langue de bois et chasse aux sorcières) ?
Dites-vous
bien que ce qui ne peut se dire ouvertement de façon mesurée, circule sous le
manteau en bien pire et finit toujours par exploser.
Je cite P.
Vidal-Naquet (Le Monde du 4 mai) : « Il faut que les historiens travaillent et
continuent à travailler... l'historiographie est restée longtemps médiocre [sur
le sujet de la Shoah]... en France, nous avons toujours une sorte de panique
devant l'histoire contemporaine... faiblesse de l'historiographie... j'ai
toujours été absolument contre cette loi [Gayssot] avec d'ailleurs la grande
majorité des historiens. Elle risque de nous ramener aux vérités d'Etat et de
transformer des zéros intellectuels en martyrs. »
La raison
même et l'honneur de la recherche, historique ou autre, consistent à sans cesse
mettre en doute, à réexaminer ce qui est considéré comme parole d'évangile,
comme vérité établie une fois pour toutes, surtout si elle est proclamée telle
par une loi. On ne peut durablement verrouiller la recherche historique. Sur
aucun sujet. On n'échappera donc pas, aujourd'hui ou demain, à la nécessité
d'organiser des rencontres entre spécialistes pour confronter les thèses sur ce
qui fait problème. Les « zéros intellectuels », comme n'importe qui, seront attendus
sur des preuves et des chiffres qu'il faudra vérifier objectivement. Mais il
conviendra de n'exclure a priori de ces rencontres qui que ce soit pour manque
de savoir-vivre ou pour délit de « faciès idéologique ».
La lettre
adressée à l'abbé Pierre par Bernard Kouchner, parue dans Le Monde du 30 avril,
a dû choquer bien des musulmans. Non par sa critique du négationnisme, laissons
cette querelle aux Européens qui n'ont pas fini de régler leurs comptes sur ce
point. L'antisémitisme qui, pour les défenseurs de la Shoah, serait à l'origine
du négationnisme, n'est ni arabe ni musulman, il est européen !
Non, ce qui
a dû choquer mes coreligionnaires, c'est que, aveuglé « par sa peine », Bernard
Kouchner mette sa propre intolérance à nu et s'en prenne à la religion
musulmane. « Ses pratiques et ses recherches philosophiques le [Roger Garaudy]
tirent vers l'ombre. Protestant, il devient catholique [passage vers l'ombre,
le catholicisme ?] avant de choisir la religion musulmane, à l'inverse de
l'ouverture et de la fraternité. » Voilà, tout est dit ! L'Occidental a-t-il
jamais accepté l'islam ?
Bernard
Kouchner écrit plus loin que l'existence d'Israël ne peut être moins légitime
sous le prétexte du massacre de Cana « parce que toutes les guerres dans cet
endroit du monde en engendrent ». Le Liban était-il en guerre contre Israël ?
(...)
ALBERT
VIDONNE, BESANCON
(DOUBS) - EUGENIE
CZORNY, BESANCON
(DOUBS) - D. ALLOUCHE, PARIS
F. SEGUIN, BOUJAN-SUR-LIBRON
(HERAULT) - JEAN MEURIOT, SURESNES
(HAUTS-DE-SEINE)
GHYSLAINE
AMRANI RA