Dernier article de la série sur la théologie chrétienne
après la
Deuxième Guerre mondiale, le problème de l’homme est au premier
plan.
La
théologie affronte les « humanismes » contemporains et s'efforce
de les
intégrer à l'anthropologie chrétienne.
Dans un
premier temps (jusqu'en 1965), la tendance dominante est
de créer
un « existentialisme chrétien ».
Après
1965 le problème se déplace pour affronter le marxisme, voire
pour l'intégrer
et le dépasser.
Dans la
première période, les théologiens les plus profonds ont pour
références
essentielles Kierkegaard (précurseur, un siècle auparavant, d'un
«
existentialisme chrétien »), et, plus proches, Heidegger, Jaspers, Gabriel
Marcel
et Sartre. Et la théologie de Karl Barth.
Le
problème central est celui du « face-à-face » entre la subjectivité et
la
transcendance.
Depuis
la retentissante conférence de Sartre en 1948 : « L'existentialisme
est un
humanisme », le débat sur l'homme, pour beaucoup de
théologiens,
est essentiellement une confrontation avec l'existentialisme.
Deux
grands théologiens protestants de cette génération, Rudolf Bultmann
et Paul
Tillich, incorporent l'existentialisme à leur théologie.
Pour
Bultmann la « démythologisation » de l'Évangile s'identifie avec
son
interprétation existentielle (voir Le Kérygme et le mythe1).
Tillich
cherche à apporter une réponse évangélique aux questions existentielles
qui se
présentent à l'homme (Théologie systématique1).
1. Éd. Hubert Reich, Hambourg, i960.
2.
Stuttgart, 1956.
Dans la
perspective juive, Martin Buber considère Dieu comme le
« tu »
absolu, interprétant ainsi « l'alliance avec Dieu » comme un rapport
intersubjectif.
Tout comme Karl Barth écrit : « Le véritable "je suis"
(...)
signifie: je suis dans la rencontre » (La théologie protestante au
XIX'
siècle3).
Le
pasteur Bonhoeffer (exécuté par les nazis en 1945), dont le « christianisme
non
religieux » n'a cessé d'exercer une influence majeure sur
la
théologie, écrit : « Être pour les autres est l'unique expérience de la
transcendance
», ou encore : « La transcendance consiste dans le "tu" le
plus
proche » (Résistance et soumission).
Ce ne
sont là que quelques exemples, parmi les plus éminents, de
cette
tendance à parler de l'homme dans sa subjectivité, indépendamment
De cette
ouverture sur l'homme et sur le monde (au-delà d'une théologie
jusque-là
dominée par la pensée grecque et centrée, encore au
début du
XX' siècle, sur une philosophie néo-scolastique et sur une
conception
ecclésiocentrique), les théologiens les plus représentatifs
eurent
pour chef de file le père Karl Rahner en Allemagne et le père
Chenu en
France.
Il est significatif
que l'un et l'autre seront, comme « experts », les principaux
inspirateurs
et rédacteurs de la Constitution la plus novatrice du
concile
de Vatican II, Gaudium et spes.
Non
moins significatif le fait qu'eux et leurs disciples seront les principaux
partenaires
catholiques des « dialogues chrétiens-marxistes », organisés
conjointement,
en Europe, par le Centre d'études et de recherches
marxistes
(le CERM), que j'avais fondé en 1962, et la Paulusgesellschaft,
dirigée
en Autriche par le père Kellner.
Le
cardinal Koenig, désigné par le Concile comme président de la
Commission
pour les incroyants, considère ces rencontres comme souhaitables
et les
encourage.
Ces
rencontres ont lieu, soit sous la forme de grands colloques internationaux
entre
chrétiens et marxistes (à Salzbourg, à Herren Chiemsee
en
Allemagne, à Marianzké Lazné (Marienbad) en Tchécoslovaquie). Elles
essaimèrent
dans toute l'Europe et en Amérique ; én France sous la forme
de
Semaines de la pensée marxiste.
Le grand
tournant théologique se produit en 1965 et 1966. 1965, c'est
d'abord
la clôture du concile de Vatican II, qui constitue l'événement
fondamental.
1966, c'est la
Conférence mondiale du Conseil oecuménique
des
Eglises, tenue à Genève en juillet, sur le thème « Eglise et
société
». Dans son texte final les Églises protestante et orthodoxe
3. Éd.
Labor et Fides, Genève, 1969.
ouvrent
un grand espace à la réflexion théologique dans ses rapports avec
la
société.
Cette
espérance de mutation s'affirme avec plus de force encore à la
Conférence
de Medellin (1968) de l'épiscopat de l'Amérique latine.
Une
théologie nouvelle est en train de naître et de se développer : à
la
différence des anciens courants existentialistes, elle n'aborde plus seulement
les
problèmes de l'homme individuel, mais ceux de la pratique
morale,
politique, de la transformation de la société.
Le
terrain avait été préparé par une série de controverses, au Quartier
latin,
entre existentialistes et marxistes qui avaient connu leur apogée
avec une
gigantesque confrontation à la Mutualité : toutes ses salles et
la rue
étaient sonorisées pour accueillir 6 000 étudiants, le 7 décembre
1961.
Sartre était assisté d'Hyppolite, directeur de l'Ecole normale supérieure,
et
moi-même du physicien Jean-René Vigier, de l'Institut Henri-
Poincaré.
Le débat fut immédiatement publié par les Editions Pion, et
marqua,
dans la jeunesse, le commencement d'une relève de l'existentialisme
par le
marxisme.
Le
terrain avait été préparé aussi par les discussions entre marxistes et
chrétiens
sur l'oeuvre du père Teilhard de Chardin. Dès 1959, mes Perspectives
de
l'homme (existentialisme, pensée catholique,
marxisme)
saluent
en le père Teilhard de Chardin un maître de l'espérance.
Par son
effort de savant et de prêtre pour « capter les forces vivantes
de notre
époque », qu'il s'agisse des sciences ou de la construction de
l'avenir,
et pour intégrer dans une vision dynamique et optimiste du
monde le
sens de l'évolutif, depuis la formation de la terre et l'évolution
biologique
jusqu'aux efforts des hommes pour construire leur avenir,
la
vision du monde du père Teilhard de Chardin permet d'ouvrir
le débat
fondamental avec les marxistes : le débat sur la transcendance
du
futur. Je reprenais à mon compte l'hommage rendu à Teilhard par
le père
de Lubac : « Il a atteint des vivants ; mieux : il a suscité la vie. »
Il est
piquant de noter qu'au moment où un décret du Saint Office
du 6
décembre 1957 décidait : « Les livres du père Teilhard de Chardin
doivent
être retirés des bibliothèques, des séminaires et des institutions
religieuses,
et on ne doit pas en faire des traductions dans d'autres langues
»,
j'obtenais que l'on publie à Moscou une traduction russe du Phénomène
humain
de Teilhard et en écrivais une préface
enthousiaste !
Précurseur
de l'esprit du concile de Vatican II, le père Teilhard voulait
passer
du « christianisme de dédain du monde ou d'évasion » à un
«
christianisme de dépassement et d'évolution ».
« Il
offre le terrain d'un dialogue fécond... parce que ce dialogue n'est
vicié au
départ ni par les préoccupations du conservatisme social, ni par
la
défiance à l'égard de la science et de la joie de vivre » (Perspectives
de
l'homme, 1959).
Le
premier grand dialogue eut lieu en effet à Paris, devant
3 000
personnes, entre six philosophes, trois catholiques et trois marxistes,
à partir
de l'oeuvre de Teilhard et fut aussitôt publié sous le titre
Morale
chrétienne et morale marxiste*.
Sur le
plan théologique, c'est en 1965 que
se manifestèrent les premiers
signes
de la grande mutation : le problème central n'est plus, pour
les
chrétiens, d'intégrer les variations existentialistes sur la subjectivité,
mais un
marxisme fidèle au programme de Marx : « Les philosophes
n'ont
fait jusqu'ici qu'interpréter le monde ; i l s'agit maintenant de le
changer
» (Onzième thèse sur Feuerbach).
Déjà, en
1964, est publiée la Théologie
de l'espérance, du protestant
Jiirgen
Moltmann. Sous l'influence majeure du Principe espérance, du
marxiste
Ernst Bloch restaurant, à l'intérieur du marxisme, le messianisme
et
l'utopie qui, disait-il, jouent dans l'action politique un rôle analogue
à celui
de l'hypothèse dans la recherche scientifique comme
anticipation
créatrice de l'avenir. En 1965, le
père Chenu dans « L'Evangile
dans le
temps » développe sa Théologie de la matière^ prolongeant
sa Théologie
du travail de 1955.
En 1965
paraît en Amérique un best-seller théologique, La Cité séculière,
de
Harvey Cox, qui n'a pas le souffle prophétique de Moltmann,
mais
considère que les changements politiques sont le point de départ
de la
réflexion théologique et de l'ecclésiologie.
En 1966
est publiée L a Nouvelle Réforme de l'évêque anglican John
Robinson.
La même
année Johann Baptiste Metz élabore en Allemagne sa Théologie
politique.
1965, c'est aussi l'année de la parution de
mon livre De l'anathème
au
dialogue. Un marxiste s'adresse au Concile (qui
est traduit en quatorze
langues,
jusqu'au Japon !) et se situe au centre des dialogues entre
théologiens
chrétiens et théoriciens marxistes : dès sa traduction allemande,
le père
Karl Rahner en fait la préface. Il y expose sa thèse maîtresse
: « Le
christianisme est la religion de l'avenir absolu » dont le
marxisme
ne pourrait être qu'une étape. Jean-Baptiste Metz en écrit la
postface.
Harvey Cox m'invite à Harvard pour une confrontation
majeure.
Moltmann, en Allemagne, compare l'importance de ma démarche
avec
celle de Ernst Bloch pour une théologie de l'espérance.
Au
Canada, de notre dialogue au Saint-Michael's Collège de Toronto,
Leslie
Dewart tire son livre sur L'Avenir de l a foi6.
4. Éd.
Pion, La Palatine, i960.
5. Éd. du Cerf.
6. Éd. Herder and Herder, 1966.
En 1967,
le père Cottier écrit Chrétiens et marxistes. Un dialogue avec
R
. Garaudy1.
La même année, un professeur à
l'université pontificale
salésienne
de Rome, le père Girardi, publie M a r x i s m e et christianisme
(avec
une préface du cardinal Koenig et une postface de R. Garaudy).
En 1968
paraît à New York Dialogue chrétien-marxiste* entre le
jésuite
américain Quentin Lauer et R. Garaudy.
En 1969
le théologien espagnol Gonzalez Ruiz (l'un des participants
au
dialogue de Salzbourg) écrit Croire après Marx, et pose le problème
central
: Dieu n'est pas un rival de l'effort humain. Prométhée peut être
inscrit
dans le calendrier chrétien. La gratuité de la grâce divine ne fait
nul
obstacle à la pleine liberté de l'homme.
En 1970
a lieu, en Italie, à Assise, une rencontre entre le père Balducci,
prieur
de l'abbaye de Fiesole, le théologien espagnol Gonzalez
Ruiz, le
théologien français Bernard Besret, et Roger Garaudy, qui sera
publiée
en Italie et en France sous le titre : Un risque appelé prière9.
Le père
Alfredo Fierro, directeur de l'Institut universitaire de théologie
de
Madrid, dans son livre L'Evangile militant 10 écrit
: « Des rencontres
entre
chrétiens et marxistes ont eu lieu en 1964-1965. Le dialogue
explicite
ou implicite de théologiens avec des théoriciens marxistes a
exercé
une influence décisive sur le tournant de la théologie, au point
que les
actuelles théologies de la révolution et de la libération peuvent
être
considérées comme la réaction spécifique des chrétiens à l'impact
nouveau
du marxisme dans la deuxième moitié du siècle. Si l'on veut
déterminer
avec précision le moment du saut théologique de l'existentialisme
à la
politique, il faut souligner surtout les conversations entre
chrétiens
et marxistes français en 1966 (à Lyon et à Paris), la rencontre
de
Salzbourg en 1965, avec les théologiens, et les plus éminents théoriciens
du
marxisme. »
Le
principal résultat de ces dialogues fut une orientation nouvelle, à
la fois
des interlocuteurs marxistes et des interlocuteurs chrétiens.
Chez les
marxistes, ces rencontres avec les théologiens chrétiens les
engagèrent
dans la recherche des « dimensions perdues » de l'homme.
Chez les
théologiens, catholiques ou protestants, la critique des idéologies
de Marx
les conduit à aborder plus concrètement les problèmes
pratiques.
Le père
Schillebeeckx écrit : « L'herméneutique du Royaume de Dieu
consiste
avant tout à rendre le monde meilleur », et le père Gonzalez-
Ruiz
écrit son livre : Créer es comprometerse11
(Croire c'est s'engager).
7.
Éd. Marne.
8.
Éd. Doubleday et à Paris, Éd. Arthaud.
9.
Éd. Desclée de Brouwer.
10.
Éd. Verbo divino, 1975.
11.
Barcelone, 1970.
Le
rameau le plus significatif et le plus fertile, ce furent les théologies
de la
libération.
De ces
confrontations découla une autre conséquence qui n'est pas
moins
importante : la recherche commune de l'essentiel permit de dépasser,
sur de
nombreux points, les clivages anciens entre théologiens protestants
et
catholiques. Pour la première fois peut-être depuis la Réforme,
l'accent
était mis sur les problèmes communs.
Chez les
théologiens de la libération, l'oeuvre du théologien Ruben
Alvez
converge avec celle de ses homologues catholiques. En Europe le
grand
théologien de l'espérance, le pasteur Jiirgen Moltmann poursuit
ses
recherches critiques dans le même esprit que le catholique J.-B. Metz
dans sa
théologie politique.
Tous ont
désormais éprouvé les nouvelles exigences de toute théologie:
pratique, publique, critique.
Roger
Garaudy
Vers une guerre de religion ? Le débat du siècle
Préface de Leonardo Boff
© Desclée de
Brouwer, 1995
Annexes. Pages 140 à 146