Comme
les rapports de force, la géopolitique contemporaine évolue cependant
très vite : l’hégémonisme impérial privé de son adversaire traditionnel a
cru pouvoir renouer avec la politique de la canonnière. Le suprématisme
fait visiblement long feu : de l’Irak à l’Afghanistan, il ne
collectionne que les échecs. Le dernier terrain propice aux guerres
coloniales asymétriques est l’Afrique. Après la forfaiture de
l’ingérence humanitaire en Libye, la guerre éternelle contre le
terrorisme islamiste, sponsorisé comme ailleurs par les alliés saoudiens
et qatariens de l’Occident, est le prétexte aux interventions
néo-coloniales Il s’agit au Moyen-Orient comme en Afrique d’une
répartition des rôles entre féodalités du Golfe Persique et
occidentaux ; les uns créent le monstre que les autres utilisent au
mieux de leurs intérêts...
Où en sommes-nous ?
Michel Peyret
-------------------------------------------------------
La Fondation Frantz Fanon a participé à la réunion Bandung 60 ans après, quel bilan ?
De Bandung au BRICS : de la décolonisation à la multipolarité
par Omar Benderra
Fondation Frantz Fanon
Fondation Frantz Fanon
En hommage à Hocine Ait-Ahmed
La
Conférence de Bandung aura été le signal de la résurrection politique
des pays colonisés, l’irruption des Damnés de la Terre dans un Forum
international dont ils étaient exclus. Et elle fera date. Dans un
contexte de guerres de libération et de confrontation entre les deux
blocs du Socialisme « Réel » et Occidental, la réunion de peuples
désireux de faire entendre leur voix dans le concert des nations
témoignait ni plus ni moins que de leur volonté d’émancipation.
Bandung, l’universalité des luttes pour l’émancipation
Pour
les Algériens, Bandung est un repère essentiel - un marqueur historique
indiscutable - dans la reconnaissance internationale de la Révolution
Algérienne et donc dans le processus, encore inachevé aujourd’hui, de
reconquête de leur dignité citoyenne. Permettez-moi à l’occasion de
cette rencontre de rendre un hommage tout particulier à Hocine Ait Ahmed
qui dirigeait la délégation algérienne à la Conférence de Bandung en sa
qualité de responsable des relations extérieures du Front de Libération
Nationale. Dès avant la réunion, Hocine Ait-Ahmed avait saisi le
caractère stratégique de cette rencontre à la fois pour la Révolution
Algérienne et pour le devenir du pays : « le Front de Libération
Nationale rencontrait les peuples du Sud, constituait sa première
alliance mondiale et sortait d’un tête-à-tête bien trop déséquilibré
avec l’Etat colonialiste ».
A
Bandung, le soutien des pays de ce qu’on appelait alors le tiers-monde à
la cause défendue par la délégation du FLN consacrait en effet le
caractère universel des revendications du peuple algérien que la
propagande colonialiste représentait comme une pure conspiration
nassérienne d’inspiration communiste. La diplomatie de la Révolution
Algérienne se constituait ainsi sur des principes fondamentaux : le
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’égalité entre les nations et
la solidarité entre les peuples. Ce sont bien ces principes et le rejet
de toute appartenance à un bloc ou de toute sujétion à une alliance
inégalitaire qui a fondé une diplomatie militante.
Une
diplomatie aujourd’hui révolue ou révoquée à laquelle contribua
efficacement Frantz Fanon. Pour le psychiatre et le politique, la
désaliénation de l’homme et son affranchissement du joug colonial
participaient du même mouvement libérateur. C’est « l’esprit de
Bandung », en tant que prise de conscience d’une destinée commune, qui
donnera naissance à la notion, en métamorphose permanente, de
Tiers-Monde et à des alliances politiques pour la défense d’intérêts
communs. L’OPEP, avant l’inféodation politique totale de l’Arabie
Saoudite, est ainsi une organisation-type dont la création a été
inspirée par les idéaux de Bandung, C’est bien cet esprit de fraternité
de lutte anticoloniale qui permettra de brandir haut les étendards des
peuples de couleur et portera l’internationalisme au pinacle des vertus
politiques.
Le retour de la politique de la canonnière
Le
monde a évidemment beaucoup changé depuis 1955, le souffle émancipateur
des peuples du Sud semble être retombé, le soleil des indépendances a
réduit en cendres bien des illusions. Comme le pressentait avec acuité
Fanon, les régimes qui ont succédé aux colons se sont souvent avérés
impotents, liberticides et corrompus. Sur un plan plus large, la
mondialisation spéculative, synonyme d’exploitation et de misère, est
l’ordre du jour global d’un libéralisme qui croit s’être débarrassé des
idéaux de justice et d’équité avec la dislocation du communisme
bureaucratique. Le Mouvement des Non Alignés qui proclame sa filiation
avec Bandung mais tributaire de la guerre froide apparait ainsi comme le
fruit de contingences politiques. De fait, la disparition du bloc de
l’Est a fortement comprimé les marges de manœuvre des pays du Sud et
laissé les mains libres à l’unilatéralisme américain secondé par ses
vassaux de l’Otan. Le Mouvement des Non-Alignés déjà miné par les graves
dissensions nées de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979 n’a
plus qu’une existence formelle. Tout comme d’ailleurs l’Assemblée
Générale des Nations Unies qui ne pèse plus que d’un poids très relatif
face au Conseil de Sécurité, dominé par les puissances occidentales.
Comme
les rapports de force, la géopolitique contemporaine évolue cependant
très vite : l’hégémonisme impérial privé de son adversaire traditionnel a
cru pouvoir renouer avec la politique de la canonnière. Le suprématisme
fait visiblement long feu : de l’Irak à l’Afghanistan, il ne
collectionne que les échecs. Le dernier terrain propice aux guerres
coloniales asymétriques est l’Afrique. Après la forfaiture de
l’ingérence humanitaire en Libye, la guerre éternelle contre le
terrorisme islamiste, sponsorisé comme ailleurs par les alliés saoudiens
et qatariens de l’Occident, est le prétexte aux interventions
néocoloniales.
Il
s’agit au Moyen-Orient comme en Afrique d’une répartition des rôles
entre féodalités du Golfe Persique et occidentaux ; les uns créent le
monstre que les autres utilisent au mieux de leurs intérêts. En le
soutenant comme en Libye ou en Syrie ou en le combattant comme en
Somalie ou dans le Sahel. En perte de vitesse et confronté à
l’irrésistible ascension de la Chine et des pays émergents, l’occident
n’a plus pour avantage comparatif que ses capacités d’agression. C’est
bien le djihadisme inspiré par l’obscurantisme wahhabite qui justifie la
création de commandements opérationnels et de bases militaires pour
superviser l’Afrique, continent le plus riche en ressources en
raréfaction dont les ex-métropoles, déstabilisées par la pression
chinoise, souhaitent conserver le contrôle.
Le
redéploiement impérialiste avec la complicité du wahhabisme pétrolier
s’accompagne d’un cortège de souffrances, d’accroissement sans précédent
des inégalités et de confort des dictatures. Cet arbitraire, trop
souvent sanglant, suscite l’indignation, nourrit les résistances et
forge des solidarités renouvelées. Car l’esprit de Bandung, loin de
s’évaporer dans l’histoire en mouvement, demeure vivace dans la mémoire
politique des peuples. Il continue d’être porté par des forces sociales
agissantes au niveau de nombreux Etats comme à celui de la plupart des
sociétés. L’hégémonisme occidental est contesté par les pays émergents
et, au sein même des zones d’expansion historiques de l’impérialisme,
par des sensibilités qui ne sont pas représentées par les appareils
traditionnels, altermondialistes, minorités « visibles », indignés… Le
Brics, et d’autres pays émergents, ainsi que le mouvement des forums
sociaux mondiaux, celui des Indignés et ses successeurs sont
effectivement les héritiers actuels, très divers et parfois
contradictoires, de la dynamique enclenchée en Indonésie il y a bientôt
soixante ans.
La solidarité renouvelée des Peuples
C’est
bien cet idéal solidaire et universel qui irrigue l’œuvre ultime de
Frantz Fanon, « Les damnés de la Terre ». Fanon, ambassadeur du FLN en
Afrique avait pris la mesure des obstacles qui aujourd’hui encore se
dressent face à l’émancipation des peuples et à l’égalité entre les
hommes. Dans le chapitre intitulé « les mésaventures de la conscience
nationale », Fanon en visionnaire inspiré décrit les dérives des
bourgeoisies nationales et leur échec inéluctable. Les luttes pour les
indépendances n’ont pas libéré les peuples, seules ont changé les formes
d’exploitation et de domination. Les politiques criminelles du FMI et
les orientations imposées par la Banque mondiale appliquées par des
tyrannies en faillite confirment les conclusions fanoniennes sur le
danger d’imiter l’Europe et de reproduire son modèle social et
politique. Il s’agit aujourd’hui pour les peuples de découvrir de
nouvelles voies et d’inventer d’autres types de relations fondées sur
les libertés, le droit et la démocratie.
La
bipolarité Est/Ouest construite sur l’équilibre de la terreur a
accouché d’une unipolarité arrogante et belliqueuse, convaincue de la
supériorité ontologique de ses « valeurs ». Entre marché dérégulé et
suprématisme civilisationnel, l’Occident martèle inlassablement qu’il
n’existe pas d’alternative à l’ultralibéralisme nourri par l’idéologie
néoconservatrice. Les formidables moyens de propagande n’arrivent plus
cependant à masquer le caractère oppressif, liberticide et gaspilleur
d’une hégémonie prédatrice qui a dévoyé le sens même de la démocratie
comme le montre la gestion éhontée des crises spéculatives.
En
dépit d’un rapport de forces encore très inégal, de nombreux Etats
estiment qu’il y va de leur pérennité que d’exprimer leurs divergences
et de proposer face à la dictature des intérêts égoïstes et au
militarisme une autre forme de relations internationales fondée sur
l’échange et le dialogue. La réunion du groupe des 77 dans quelques
semaines dans la Bolivie du Président Morales est un signe du réveil de
la conscience des Etats du sud. De la dynamique naturelle vers la
multipolarité, traduction d’une démocratie universelle aux antipodes des
diktats occidentaux. Il s’agit bien là de la continuité du processus de
décolonisation et de désaliénation défendu avec passion et conviction
par Frantz Fanon.
L’évolution
vers la multipolarité est ainsi portée par de puissants courants
politiques au Sud mais aussi relayée au Nord par des forces sociales
confrontées aux crises et au démantèlement méthodique des acquis
sociaux.
La convergence des luttes au Sud et au Nord
Les
premières victimes du dumping social européen sont les populations
immigrées originaires du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne. Par un
effet de retournement de l’histoire, les démocraties occidentales
ré-acclimatent les méthodes de gestion coloniales sur leur propre
territoire pour contrôler des populations stigmatisées, largement
exclues et reléguées dans des périphéries urbaines ghettoïsées.
L’exclusion raciale se superpose à l’exploitation de classe. Ces damnés
de la terre délocalisés, longtemps passifs et silencieux prennent
progressivement conscience de leur état en refusant la fatalité de la
relégation politique et de la ségrégation économique. La faillite des
appareils traditionnels et la recomposition qu’elle induit sera-t-elle
mise à profit par les forces de progrès pour assurer la convergence des
fronts démocratiques ? Il s’agit certainement d’un des enjeux politiques
principaux de notre temps.
Certes,
le chemin est encore long pour remettre à l’ordre du jour un nouveau
Bandung que beaucoup espèrent. A l’image des gouvernances africaines,
les régimes arabes, à l’exception notable de la Tunisie, forment un
continuum de dictatures militaires ou de monarchies soutenues par les
puissances impérialistes. Ces pouvoirs ineptes et corrompus sont
parfaitement capables d’écraser leurs peuples mais impuissants face au
grand jeu géopolitique de redécoupage du Moyen-Orient sur des bases
confessionnelles et ethniques.
La
crise syrienne et les fragmentations irakiennes n’ont d’autre finalité
que d’assurer la pérennité hégémonique d’Israël en diluant la question
palestinienne dans le creuset absurde des guerres de religion. A la
différence de la plupart des peuples d’Amérique du Sud et d’Asie,
l’Afrique et le Monde Arabe ne sont pas vraiment sortis de la longue
nuit coloniale. La mystification des « printemps arabes » est la
démonstration des énormes capacités d’induction en erreur et de
manipulation médiatique occidentale. Ce pouvoir d’articulation permanent
du mensonge est l’une des raisons pour lesquelles il est essentiel de
poursuivre le travail politique d’analyse et d’étude sur la base du
principe de réalité cher à Fanon. Ce travail est le préalable pour
renouveler les perspectives, démasquer le discours trompeur des
dominants, et réanimer l’esprit de solidarité des peuples, arme décisive
pendant la phase des luttes pour les indépendances.
Permettez-moi
de conclure en citant encore de mémoire notre frère Hocine Aït-Ahmed :
« Bandung nous a permis de mesurer l’extraordinaire puissance de la
solidarité entre peuples très divers, de cultures très contrastées, mais
qui se sont tous retrouvés dans le même combat pour la dignité. Bandung
pour la révolution algérienne a été bien plus qu’une fenêtre sur le
monde. Bandung en nous mettant devant l’évidence de l’universalité
plurielle des revendications pour la justice a immensément enrichit
notre lutte. »