Le passé du bassin méditerranéen pas plus que celui de 1'Europe
ne dessinent leur avenir.
Pendant vingt siècles l'Europe fut méditerranéenne aussi bien
par la fécondation mutuelle de ses cultures que par ses échanges
commerciaux, et même par ses affrontementsf ceux de Rome et de
Carthage, comme ceux des croisades jusqu'à Lépante.
A partir du XVIe siècle, l'Europe devient atlantique. D'abord
par la faim de l’or et l'esprit de conquête découlant de ce qu'elle se
croit le "peuple élu", ce qui est la justification traditionnelle des
colonisations.
Après les deux guerres mondiales, 1'Europe, que ses rivalités
internes avaient rendue exsangue, fut dépouillée de ses privilèges anciens. Son avenir et celui du monde se décidèrent à Bretton
Woods en 1944, avec la création du Fonds monétaire international (FMI) et de la
Banque mondiale, et, peu après, du GATT (OMC).
Une étape nouvelle fut franchie, mais dans le même sens
de la
soumission atlantique, avec l'effondrement de l'Union Soviétique
qui ne laissa au monde qu'un seul maître.
L' Europe essaya de retrouver une unité, au moins monétaire et
marchande, avec ce qu'il est convenu d'appeler l e Traité de
Maëstricht, qui est constitué en réalité par une série
d'amendements au Traité de Rome, et d'une série d'avenants où
il est répété à trois reprises que l'Europe ne peut être que "le pilier
européen de l'Alliance Atlantique". Cet amarrage atlantique n'est compensé par aucune considération sur les rapports avec le reste du monde, y compris avec ses voisins du Sud de la Méditerranée.
Tout le reste du monde et la Méditerranée sont livrés aux seuls
diktats du "Fonds Monétaire International" et de la
"Banque
Mondiale", réalisant, par les conditions politiques exigées
pour
consentir un prêt, une recolonisation des anciens colonisés,
comme, par le GATT, une vassalisation des anciens colonisateurs.
L'on comprend dès lors la nostalgie des riverains du Nord et du
Sud de la Méditerranée, d'établir entre eux des rapports que le passé, parfois, suggère.
Par exemple, autour de cette mer (dont aucun pays méditerranéen
ne peut dire aujourd'hui qu'elle est "notre mer",
puisqu'y régnent des escadres venues de loin au delà de Gibraltar), l'on peut
imaginer des formes d'aide mutuelle sous formes de prêts ou d'investissements
qui ne passeraient pas par les gouvernements pour acheter des armes ou dissimuler
des corruptions de la part de ceux qui, aujourd'hui, "donnent" ou reçoivent, (comme par exemple les 40
milliards annuels que l'Etat français consacre à une "aide" dont 5%
seulement contribue au développement des destinataires), mais qui seraient
1) traités directement
avec les communautés de base intéressées ( qu'il s'agisse de coopératives, de
groupements de producteurs, ou de toute autre forme d'organisation de base).
2) que ces prêts ou ces
investissements soient affectés à
des projets précis: forage de puits, construction de routes ou
d' écoles, ou toute autre entreprise contribuant directement à
l'amélioration des conditions de vie des intéressés, en donnant
priorité aux projets destinés à assurer l'autonomie alimentaire
aux pays d'accueil (au lieu du système actuel - imposé notamment par
le FMI - pour qui le remboursement prioritaire
de la dette et le paiement des intérêts exige les monocultures ou les
monoproductions minières exportables en devises, au détriment des cultures vivrières).
3) que ces prêts ou
investissements soient remboursables en
monnaie du pays, afin d'encouragez le réinvestissement sur place
et non pas la saignée, devenue coutumière, des versements en
devises étrangères.
4) le reéquilibrage des
prix des denrées exportées et des
produits importés pour en finir
avec l'inégalité des échanges.
Dans ce nouveau système de rapports,les deux parties
oontractantes seraient bénéficiaires.
D'abord parce que répondre aux besoins spécifiques des pays du
Sud de la Méditerranée, ne pas prétendre leur imposer nos techniques (souvent mal appropriées à la géographie, à l'histoire et à la culture des autres peuples) obligerait les pays les plus
industrialisés du Nord de la Méditerranée à des reconversions de
leurs industries qui non seulement créeraient des emplois, mais
contribueraient aussi à faire évoluer les mentalités vers des
économies moins gaspilleuses et surtout moins meurtrières;
actuellement, par exemple, la vente des armes représente 7% du
produit national brut en France.
Je ne donnerai qu'un exemple qui vaut pour les deux Afriques:
Afrique du Nord et Afrique subsaharienne: le Sahara fut une
immense région de forêts et de pâturages, comme en témoignent les fresques du
Tassili.
Il comporte, entre autres, des nappes d'eau fossile
gigantesques.
Aujourd'hui la refertilisation du Sahara, de Dakar à Mogadiscio,
par l'aménagement des ressources en eau et l'utilisation de
l'énergie solaire coûterait moins cher que la fabrication d'un porte avion
français actuellement en chantier avec les 86 avions Etendards déjà périmés
dont il sera équipé.
Combien d'emplois seraient ainsi créés par la reconversion
d’industries perverses en instrument de résurrection pour des
millions d'affamés ?
Car les problèmes du chômage, de la faim et de l'immigration
sont un seul et même problème :
Comment résoudre les problèmes du chômage alors que les deux
tiers de la population du monde sont insolvables ?
Et comment empêcher que des milliers d'affamés n'essaient, à
tous
risques, d'émigrer du monde de la faim, même si c'est pour
tomber dans celui du chômage ?
Ce n'est là qu'une ébauche de rapports nouveaux possibles, non
seulement entre peuples méditerranéens mais entre tous les
peuples.
Mais ce n'est qu'un rêve car les uns et les autres sont
enchaînés par les organes du véritable "Conseil de la terre" comme
dit David Rockfeiler dans sa Préface au livre de Jim Mac Neil: "Au
delà de l'interdépendance" (1991) traitant "de nouvelles
formes de direction pour piloter la planète". (p. 124)
Le 15 avril 1994, à l'appel du FMI et de la Banque Mondiale fut
signé à Marakech, par 121 pays, « L’organisation mondiale du Commerce »,
première pierre d'un futur gouvernement mondial commençant (comme au XlXe
siècle les nations avec le zollverein par une réglementation du commerce assortie
de conditions politiques, pudiquement appelées "ajustements
structurels".
C’est ainsi que les plus généreux projets sur une unité méditerranéenne
sont rejetés dans le royaume des rêves.
Le nouveau gouvernement mondial, qui n'ose pas dire son nom, interdit
les initiatives partielles et même nationales.
L'article XVI-4 de l'accord de Marrakech dit expressément:"
chaque membre assurera la conformité de ses lois,
réglementations et procédures administratives avec ses
obligations telles qu'elles sont énoncées dans les accords".
Et ceci sans limite dans le temps. L'article XVI-5 stipule:"11
ne
pourra être formulé de réserves en ce qui
concerne les dispositions des présents accords".
Voilà qui est clair. Et les sanctions sont faciles: il a suffi
d'un coup d'ordinateur pour que, pour punir le président Zedillo,
l'argent des spéculateurs internationaux soit rapatrié
de Mexico à New York. De toute manière, l'article 301 de la loi américaine
permet aux Etats-Unis des mesures de rétorsion pour faire tomber toutes les protections
et les barrières douanières, sauf les leurs.
Il est remarquable que l'Union Soviétique avait refusé de signer
les accords de Bretton Woods en 1944. En 1992, Eltsine, solidement encadré par les experts du FMI et de la Banque Mondiale, qui
font la politique russe à sa place (Sachs, puis le trop fameux Soros) se
soit aligné depuis 1991.
Il n'y a donc plus d'exception à cette domination mondiale sur
toutes les nations, recolonisêes au Sud, vassalisées au Nord.
La seule possibilité de réaliser notre rêve méditerranéen, qui
Serait le prélude à un changement radical des rapports Nord-Sud
à
1'échelle
du monde, serait de rompre radicalement avec les
institutions nées de Bretton Woods, c'est à dire de nous retirer
du FMI, de la Banque Mondiale, de "1'Organisation Mondiale du
Commerce",de se retirer en un mot de toutes les instances
globales, non pas pour opérer un repli nationaliste et protectionniste sur notre nation, ou sur un groupe de nations, mais au contraire de reconquérir la liberté de nous ouvrir sur le monde entier.
Nous pourrons ainsi réaliser non pas une unité impériale, qui prétend
être une "mondialisation" et n'est en réalité qu'une
marchandisation et une américanisation du monde, mais une unité symphonique où
chaque peuple, à titre égal, apporte la contribution de sa propre culture en un
véritable dialogue des civilisations.
Cinq siècles d'expérience du système marchand ont montré, que par une libéralisation croissante des échanges, l'on aboutissait pas, comme le
croyait Adam Smith à ce que chacun poursuivant son intérêt personnel, l'intérêt général soit satisfait.
Tout au contraire, ce système, dont certains continuent à nous
vanter les mérites jusqu'à voir dans son triomphe universel la "fin
de l'histoire"( le titre du livre de Fukuyama) a conduit en fait à
une accumulation de la richesse à un pôle de la société et à la misère des multitudes:
selon les chiffres du PNUD, aux Nations Unies: 80% des ressources naturelles du
monde sont contrôlées et consommées par 20%. Ces 20% les plus riches disposent
de 83% du revenu mondial, et les 20% les plus pauvres de 1,4%. Il en résulte
que le modèle occidental de croissance coûte au monde chaque année 40 millions
de morts de malnutrition ou de faim, c'est à dire l'équivalent de morts de 1
Hiroshima tous les deux jours.
Pour atteindre ce résultat la dette et les échanges inégaux sont
plus meurtriers que les armes: il suffit pour maintenir l'esclavage et la mort,
d'imposer le "libre-échange" et d'abandonner au seul marché la régulation
de tous les rapports" humains. Comme 1'écrivait déjà au siècle dernier, le
Père Lacordaire:"Entre le fort et le faible c'est la liberté qui
opprime".
Il est ainsi chimérique, en maintenant les règles de la
"mondialisation", c'est à dire du marché libre à l'échelle
mondiale, tel qu'il est imposé par l’ Organisation mondiale du
Commerce" de spéculer sur une unité méditerranéenne autonome.
Instaurer les réglementations nécessaires pour créer une
communauté méditerranéenne est en contradiction radicale avec la loi
d'airain de l'O.M.C. qui en son principe même ne peut subsister que si
elle ne comporte aucune exception.
Il n'est donc que deux possibilités : se retirer ou se
soumettre.
Monsieur Busch disait:"il faut créer une zone de
libre échange de
l'Alaska à la Terre de Feu" et son Secrétaire d'Etat ajoutait:"il
faut une zone libre de libre échange de
Vancouver à Vladivostok."
Laisserons-nous crucifier l'humanité sur cette croix d'or ?
Tel est le débat du siècle.
Roger Garaudy
Lisbonne-Mai 1995