Semaine des intellectuels catholiques. Du 10 au 16 mars1971
Foi et religion
René
Rémond. Jacques Duquesne. Francis Jeanson. Jean de Fabrègues. Robert de
Montvalon. Etienne Borne
Roger
Garaudy. Paul Ricoeur. Jean-Louis Monneron. André Mandouze. Vincent Merle. Brigitte
Maurel
Patrick
Viveret. Pierre Liégé. Philippe d'Harcourt. Jean Brun. Pierre Grelot. André
Brien. Serge Bonnet
Etienne
Fouilloux. Francis et Germaine de Baecque. Winoc de Broucker. Cardinal François
Marty
André
Astier. Henri Denis. René Pucheu. Philippe Roqueplo
La
foi soupçonnée
avec :
Etienne Borne, Agrégé de l'Université
Roger Garaudy, Professeur de Philosophie à l'Université
de Poitiers
« La foi soupçonnée », tel est,
sous une forme ramassée et elliptique, le
sujet que se proposent de traiter
deux philosophes de qualité. Chacun sait
différentes, encore qu'ils
nourrissent, l'un et l'autre, des pensées
fort oecuméniques ; et leur débat
qui s'annonce substantiel et animé, n'en
sera que plus fructueux.
Peut-être trouverai-je l'occasion tout à l'heure de
questionner les orateurs
principaux de cette soirée et de m'introduire indiscrètement
dans leur propos. Pour l'instant,
il me suffira de poser le problème
et d'en mesurer l'enjeu.
Que la conscience religieuse soit
incapable de résister à la double
contradiction d'un savoir
objectif et d'une pratique adulte et autonome,
c'est-à-dire, pour parler une
langue aussi moderne que possible, de la
« scientificité » et de la «
praxis », une telle proposition fait figure de heu
commun bien établi dans la
mentalité de quelques vraies ou fausses avantgardes.
Parler de conscience religieuse,
c'est déjà se disqualifier auprès des
esprits avancés, car c'est user
d'une expression deux fois vulnérable et
deux fois suspecte parce qu'elle
dit « conscience » et qu'elle dit « religieuse
» : d'une part, en effet, se
trouve congédié le prétendu témoignage
de la conscience, tronqué, effet
ou épiphénomène retranché de ses causes
objectives, falsificateur à tous
coups de la réalité ; et d'autre part, comme
toute conscience, la conscience
religieuse ne saurait être la cause et le juge
de ce qu'elle pressent, affirme
ou atteste ; victime elle aussi d'une illusion de
transparence, elle ignore ses
propres origines et le mécanisme de sa formation
; aussi ce qu'elle croit être et
ce qu'elle croit faire ne coïncident nullement
avec ce qu'elle est en vérité et
avec ce qu'elle fait réellement, car
cette vérité et cette réalité se
confondraient, nous dit-on, avec un processus
scientifiquement déterminable et
avec une certaine fonction, elle aussi
objectivement, et non pas
subjectivement, décelable, fonction que la religion
ne peut exercer qu'à l'abri d'un
camouflage systématique. La conscience
religieuse étant ainsi mise hors
du jeu, comprendre la religion signifierait
deux choses : en saisir le comment,
c'est-à-dire le mécanisme de sa
genèse ; en appréhender le pourquoi
c'est-à-dire la finalité réelle; bref et,
tout compte fait, la nier en tant que religion. Tel est le défi auquel se
trouvent
affrontés aujourd'hui les hommes
qui s'obstinent, contre vents et
marées, à affirmer une foi qu'ils
continuent à dire religieuse.
Certes la mise en question de la
religion à partir d'un savoir enveloppant
et réducteur n'est pas une si
grande nouveauté. On la rencontre,
singulièrement rigoureuse, dès
l'antiquité. Un Epicure et un Lucrèce ont
proposé pour la religion des
modèles, difficilement dépassables en leur virulence,
d'explication péremptoire et de réfutation décisive.
Modèles, très
littéralement repris, avec le
badigeon freudien qui convient, dans les polémiques
d'aujourd'hui. Toutefois,
lorsqu'on récuse la religion comme une
idéologie sans innocence, on a
coutume de faire référence et révérence à
une très illustre triade qui
jouit aujourd'hui d'un prestige unique, comme
si elle avait le monopole de tout
savoir ès choses humaines. Il n'est pas
contestable en effet que
Nietzsche, Marx et Freud ont inventé, en accord
avec leurs doctrines respectives,
des techniques de disqualification de la
religion, passablement
irrémédiables. Avoir de la religion une intelligence
nietzschéenne, freudienne ou
marxiste, ce sera entrer dans le comment
et le pourquoi d'une religion,
jusqu'au point où il convient honnêtement
de cesser d'être religieux, ou,
pire, de traiter la religion comme une
illusion de théâtre à laquelle on
s'abandonne fictivement afin de se
mystifier poétiquement soi-même.
Qu'entendre d'abord par religion
? Il y a, à mon sens, religion partout
où l'homme cherche à se reconnaître lui-même et à
se promouvoir au-delà
de lui-même par et dans une attestation du sacré.
L'étymologie ne dit
pas autre chose, et cette vérité
de dictionnaire va assez loin : la religion,
lien de l'homme avec le sacré ou,
si l'on veut, le divin. Des entreprises
de désacralisation radicale comme
celles de Nietzsche, Marx et Freud
— experts dans la dénonciation
des comment et des pourquoi réels et
cachés de nos menteuses pensées —
seront donc réductrices et destructrices
de toute religion.
Nietzsche explique le comment :
l'attestation du sacré et de l'absolu
n'est pour lui rien d'autre
qu'une négation de la terre et du temps, un
produit du ressentiment, une
forme de nihilisme. Nietzsche dévoile le
pourquoi : la' religion toujours
humanitaire et moralisante a pour fonction
de décourager les vivants et les
forts, elle est une arme dont se sert le
troupeau pour assurer sa plate
victoire sur la noblesse du monde.
En ce qui concerne Marx, une
implacable mise a nu du comment et
du pourquoi se montrera dans le
texte fameux, la plus illustre des
célèbres citations : « La misère
religieuse est d'une part l'expression de
la misère réelle, d'autre part la
protestation contre cette misère ; la religion
est le soupir de la créature
accablée par le malheur, l'âme d'un monde
sans coeur, de même qu'elle est l'esprit d'une
époque sans esprit ; elle est
l'opium du peuple ». Le comment :
l'homme devient religieux, se relie
à un sacré imaginaire lorsqu'il
est soumis à une oppression qui lui voile
et lui vole son humanité,
oppression contre laquelle il s'insurge idéalement
par une révolte métaphysique qui
n'est que l'alibi et la transfiguration
spirituelle d'une révolution
sociale dont la religion (et le comment
touche ainsi au pourquoi) assure
ainsi l'avortement ; la religion a donc
pour fonction d'être la drogue
qui permet de tolérer l'intolérable, un
moyen d'employer, de déployer, et
de disperser dans le vide les énergies
humaines, lorsque celles-ci sont
incapables de transformer le monde.
Freud enfin avance que le concept
de névrose est un modèle théorique
capable de nous révéler le
comment et le pourquoi de la religion ; la
névrose en effet se définit comme
refuge servant à éluder un problème
difficile ou une situation
insoluble ; la religion joue le rôle d'un stupéfiant
qui fait oublier à l'homme sa
condition misérable, condition qu'il
arrive à Freud de décrire en des
termes pathétiques, pas tellement éloignés
du langage de Lucrèce ou de
Pascal. En vouant ses adeptes à l'infantilisme
et en leur faisant partager un
délire collectif, la religion, dit gracieusement
Freud, réussit, finalité fort
consolante, à épargner à quantité d'êtres
humains de fâcheuses névroses
individuelles.
Entre les philosophies de la
religon que je viens d'évoquer en de
sommaires raccourcis, il y a
d'évidentes correspondances, mais aussi des
contradictions si fortes qu'elles
ne sauraient être vraies ensemble. Nietzsche
et Freud s'accordent à faire de
la religion un désespoir aveugle à lui-même
et compensé par l'absolu d'une
espérance imaginaire. Mais pour
celui-là la fonction de la
religion est d'assurer la domination des faibles
et la déposition des forts, alors
que pour celui-ci elle est de perpétuer
à l'avantage des puissants la
faiblesse désarmée des multitudes opprimées.
Et si Nietzsche, Marx et Freud
semblent s'accorder à faire de la religion
une sorte de rêve gardien du
sommeil de l'homme, Nietzsche et Marx
entendent bien éveiller l'homme
de ce mauvais rêve, cependant que
Freud estime, au moins dans le
pessimisme et peut-être le déclin de ses
derniers jours, que l'humanité
est si misérable, qu'elle ne pourra guère
se passer d'illusions
consolantes, et si la religion est bien une illusion,
la fonction qu'elle remplit fait
qu'elle pourrait bien ne pas manquer
d'avenir. Ajoutons, et ici la
correspondance est saisissante, que pour
Nietzsche et Marx, la
contestation de la religion est non seulement un
moment de leur pensée mais l'acte
fondateur de cette pensée même.
Ainsi, selon le marxisme,
l'aliénation religieuse est le principe et le fondement
de toutes les autres formes de
l'aliénation. Peut-être enfin aurait-on
trouvé une plus grande radicalité
chez Hegel, véritable père de toutes
nos modernités, qui par sa
critique de la transcendance (un Dieu séparé
réduisant l'homme à l'état d'objet et lui confisquant sa
liberté) de l'intériorité
(le dedans, qui ne passe pas par
le dehors du discours et de l'acte,
pour s'exprimer et se nier, est
abstraction vide), du mystère (le mystère
des mystères chrétiens, la mort
de Dieu, devient la rationalité même du
monde), pourrait bien avoir vidé
de tout contenu la conscience religieuse,
avant même Nietzsche, Marx et
Freud, qui sur ce point ne sont guère
que ses épigones. Mais c'est un
autre débat.
Devant la mise en question de la
religion, s'ouvre à l'homme de foi une
alternative dont on décrira les
deux termes, sans s'interdire de trancher.
Une première possibilité éludera
l'affrontement en donnant partie entièrement
gagnée à l'adversaire. Une foi
sans religion ne serait-elle pas une
définition de l'authenticité de
la foi ? La religion attestation du sacré,
disions-nous. Mais qu'est-ce que
ce sentiment sacré sinon un frisson
devant ce qui, dans la nature ou
la société, épouvante et fascine à la
fois ? ; dans le sacré, comment
ne pas découvrir une complicité, de l'ordre
passionnel, entre l'homme et le
monde imaginé sur un mode anthropomorphique
? par le sacré, l'homme ne se
donne-t-il pas une réponse saturante
et sécurisante à des problèmes
que rend bouleversants une angoisse
irrationnelle ? N'est-il pas vrai
que l'homme ne peut grandir que par le
moyen d'une désacralisation de
toutes choses, opérée par une maîtrise de
son destin, et tout à la fois
scientifique, technique, politique ? L'homme
de la foi accepterait cette
totale désacralisation ; i l conviendrait même
que le christianisme est aussi
une religion encombrée d'éléments magiques,
mythologiques, idéologiques — et grâce aux critiques nietzschéenne,
marxiste, freudienne, cette
religion qui n'est que retombée, trahison, et
aliénation de la foi, pourrait
être entièrement évacuée pour le plus grand
bénéfice de la foi qu'elle
masquait et travestissait.
Attitude d'une extrême commodité,
et qui permet au surplus d'utiles
collaborations avec le siècle,
mais qui n'est pas sans grave difficulté.
Car cette foi sans religion,
comment la justifier ou simplement la faire
reconnaître par autrui comme
respectable sans avancer une idée de
l'homme, une conception du monde,
une sorte de discours ? toutes choses
que les critiques ci-dessus
évoquées ont absolument récusées et par conséquent,
mais alors on se contredit, sans
restaurer la possibilité et la valeur
d'une religion suffisamment
décapée. Mais si la foi pure dont on se
réclame refuse comme tristement
religieuses toutes les raisons de croire,
n'est-ce pas la raison elle-même
qu'on saborde par un recours à un
fidéisme sans pensée?
Reste l'autre terme de
l'alternative. Que la tradition judéo-chrétienne
ait, avant même l'essor de la
science et le progrès des techniques, joué
un rôle désacralisant dans
l'histoire des hommes, nul ne saurait le contester.
La foi en la transcendance du
Dieu d'Abraham, d'Isaac, de Jacob et
de Jésus-Christ a tué la religion
du cosmos et de la cité, renvoyée d'un
coup à l'idolâtrie. Si on appelle
religion l'adoration extasiée d'une nature
qui, à la fois, écrase et
émerveille l'homme ou le culte rendu à César, qui
toujours veut faire le dieu pour
séduire et contraindre les hommes, alors
la foi judéo-chrétienne n'est pas
une religion. Mais le sacré de ces sortes
de religion toujours renaissantes
est-il le sacré authentique ? Et comment
ferions-nous le partage entre le
frelaté et le pur s'il n'y avait un vrai
sacré qu'il faut sans cesse
maintenir à la hauteur qui convient pour
l'empêcher de se dégrader ? Si
bien qu'en dépit des critiques modernes
pourrait être maintenue,
approfondie, renouvelée, la définition de la
conscience religieuse comme
attestation du sacré. Et sans ce préalable
souvent étouffé, refoulé,
travesti, de la conscience religieuse, la parole
de Dieu, telle qu'elle se
manifeste dans les Ecritures ou dans la vie des
églises, pourrait-elle être
vraiment entendue?
Une telle parole, certes, est
insolite, inattendue, bouleversante ; elle est
instauration neuve ; mais elle
est aussi secrètement attendue, grâce à cette
ouverture au sacré qui est une
dimension impossible à raturer de la
conscience humaine ; si bien
qu'en même temps qu'ils appellent à la foi,
le Christ et ses apôtres ne
manquent jamais de restaurer du même coup,
dans tout sa rectitude, une
conscience religieuse assoupie ou dévoyée.
Le Pater que Jésus apprend
à ses disciples et qui ne contient aucune référence
à quelque dogme ou mystère que ce
soit, qui peut être prié sincèrement
en dehors de toute adhésion à une
révélation ou à une Eglise, ne
fait que traduire la pure et
simple vérité d'une conscience religieuse
universelle. Paul sur l'Aréopage
expliquera, en substance, aux Athéniens
qu'ils sont les plus religieux
des hommes, et cette religion, pourtant si
mêlée, si confuse, il ne la
congédiera pas complètement, puisque parmi
tant d'autels qui ne sont que des
pierres, il y a, tolérance sceptique, ou
signe de l'inespéré-espéré, un
autel au dieu inconnu. Et quel qu'ait pu
être le succès de son entreprise,
l'apôtre préparait ses auditeurs à
l'annonce de la Parole en
sollicitant ce qu'ils avaient de conscience
religieuse et de sens du sacré.
L'attestation du sacré pourrait
donc se révéler comme une attitude
originelle, irréductible, de la
conscience humaine — et les critiques qu'on
a évoquées n'atteignent, et en
cela elles sont bienfaisantes, que ses
déviations et ses perversions.
Soit deux exemples rapidement décrits et
qui mériteraient une analyse plus
serrée : l'amour et la mort, qui ne
seraient amour humain et mort
humaine s'ils n'étaient pensés et vécus
que de manière profane et sans
référence au sacré. Des réductions radicales
sont possibles ici, du même type
que celles qui servent à réduire
la conscience religieuse; l'amour
est en effet rencontre de hasard, déterminisme
biologique, réalisation de tel ou
tel modèle culturel ; mais il
n'est pas d'homme qui ne
l'appréhende aussi sous la catégorie du sacré ;
penser et vivre un amour, c'est
toujours éprouver, même à l'état d'aspiration
ou de nostalgie impuissante, un
besoin de consécration, comme si
l'amour, vulnérable à tant de
dangers, était aussi exposé à un péril mystérieux
dont il importe de se préserver,
et comme s'il donnait à la vie un
sens venu d'ailleurs. Sentiment
qui tourne aisément à la superstition,
mais en dehors duquel l'amour,
réduit à la conjonction d'un fait de nature
et d'un fait de culture, est
inégal à sa propre vérité. Semblablement,
l'attitude de respect que l'homme
prend en face de la mort relève de la
même catégorie du sacré ;
profaner un cadavre est une faute religieuse ;
devant la mort — comme devant
l'amour — se trouvent comme interpellées
et agrandies nos possibilités de
crainte et d'espoir ; ainsi s'explique et
se justifie ce qu'on appelle
l'ambivalence du sacré, provoquée par ces
sortes de situation où le pire et
le meilleur pressentis font éclater les formes
ordinairement naturelles et
culturelles du bien et du mal. Au total, si
l'amour ou la mort se
confondaient avec leurs apparences phénoménales
dont il peut y avoir savoir objectif, seraient-ils
vraiment l'amour ou la
mort ? Si bien que c'est grâce à
la catégorie du sacré que pourrait être
saisie obscurément et fortement
l'essence comme voilée de l'amour ou
de la mort.
Telles sont les raisons pour
lesquelles je refuserais l'opposition que l'on
introduit, sans discernement,
entre la foi et la religion. Parce que si la
religion est soupçonnée, la foi
ne peut l'être que davantage et plus radicalement.
Parce que l'attestation du sacré
est la condition nécessaire,
encore qu'absolument
insuffisante, de la foi. Parce que, et c'est la plus
philosophique de mes raisons,
renvoyer le sacré à la magie et à la mythologie,
c'est ne voir dans l'homme qu'un
entrecroisement de relations
naturelles et culturelles, et
manquer ce qui donne à son existence une
valeur ultime et un sens dernier.
Le débat est donc ouvert, et à
peine amorcé. Chacun des deux orateurs
va le reprendre selon sa propre
inspiration. Je suis heureux de la présence
ici de Roger Garaudy,
personnalité dont chacun sait qu'elle est à la fois
politique et philosophique. Roger
Garaudy a été un homme en marche.
Il lui a fallu beaucoup de
courage pour arriver aux positions qui sont
aujourd'hui les siennes, et pour
passer, il voudra bien excuser cette
formulation simpliste, d'un
marxisme clos à un marxisme ouvert. Mais un
marxisme ouvert reste le marxisme
et il entend n'être pas moins vigoureux.
Roger Garaudy est le familier de
bien des colloques entre chrétiens
et marxistes, il a pris
l'habitude de dialoguer avec des interlocuteurs de
choix, prélats ou théologiens
éminents ; nous ne lui en sommes que plus
reconnaissants de vouloir bien
s'entretenir ce soir avec de simples laïcs
sans responsabilités. Qu'on me
permette enfin un dernier mot, aussi
discret que possible ; il fut un
temps où l'idée et la pratique du dialogue
n'étaient pas si communes et
éveillaient plus que des soupçons ; il fut
une maison et une équipe qui
faisaient cependant du dialogue doctrine
et action. Je suis assez fier que
ce soit un ancien de cette maison et un
membre de cette équipe qui donne
ce soir la parole à Roger Garaudy.
Roger Garaudy :
Après la critique radicale de
Marx, puis de Nietzsche et de Freud,
athée de la fin du X Xe siècle ? Quel projet historique commun
pouvons-nous concevoir et
réaliser ensemble?
La critique de Marx est la
première critique radicale. Jusque-là des
théologies sans dieu étaient
opposées aux théologies traditionnelles, des
métaphysiques, conscientes ou
inconscientes, à d'autres métaphysiques
se disant religieuses. Le
matérialisme français du XVIIIe siècle, après
l'empirisme anglais, et avant les
platitudes positivistes, nous fournit
l'exemple de ce genre de critique
de la religon, considérant la religion
et la foi seulement comme une
conception du monde et opposant une
idéologie à une idéologie. Le
combat se déroulant au seul niveau des
représentations, ce type de
réfutation ne laisse que des ruines et rend tout
dialogue impossible puisque
chacun des protagonistes ne reconnaît chez
son adversaire que des fantasmes
sans réalité et une volonté consciente
et mauvaise de forger ces
fantasmes comme instruments de son combat
intéressé : pour un matérialiste
du XVIII8 siècle, toute religion est « une
fable inventée par les tyrans et
les prêtres » ; pour l'Eglise qu'il combat
« un athée ne saurait être
honnête homme ».
Feuerbach ne dépasse guère ce
stade, bien qu'il ait eu la chance de
venir après Hegel. Il a eu le
mérite de déceler dans la philosophie hégélienne
une transposition de la théologie
et, dans le « savoir absolu », une
aliénation de l'essence humaine
et de sa transcendance. Mais renverser ce
que Marx appelait « la cage de
l'idée hégélienne » ce n'est pas sortir de
la cage. Se contenter de définir
« l'essence du christianisme » comme la
projection dans le ciel des
misères et des espoirs de la terre, en prêchant
abstraitement un retour à la
réalité immédiate, c'est substituer une religion
à une autre, un amour de la
religion à une religion de l'amour, infiniment
plus pauvre que celle du
christianisme, et plus « plate » (comme
le dit Engels) que celle de
Hegel.
Il n'y a pas la moindre trace, chez Marx,
d'argumentation métaphysique
contre la religion. « Etre
radical, nous dit-il, c'est prendre les choses
par la racine. Et la racine, c'est l'homme. »
L'homme ce n'est pas l'idée de
l'homme, c'est d'abord le projet de
l'homme.
La critique de Marx, pour la
première fois, n'aborde pas la religion
comme une idéologie mais comme un
projet humain.
En outre, la critique de la
religion n'est pas le point de départ de la
pensée de Marx. Le point de
départ de la pensée de Marx n'est pas une
négation, mais au contraire une
affirmation : l'affirmation du projet d'un
humanisme prométhéen, qui apparaît
dès sa thèse de doctorat,, qui s'affirme
dans les Manuscrits de 1844, où
il considère que le premier mérite
de la Phénoménologie de
l'Esprit de Hegel c'est d'avoir montré que
l'homme est le produit de son
propre travail, que l'histoire n'est que la
création continuée de l'homme par
lui-même, et qui s'épanouit dans
le
Capital.
Se plaçant du point de vue de
classe des ouvriers, Marx et Engels
considèrent même que « l'athéisme
a fait son temps chez eux, il est
dépassé ; ce terme purement négatif
ne s'applique plus à eux, car ils ne
sont plus en opposition théorique
mais seulement pratique avec la
croyance en Dieu » 1.
Dans le projet révolutionnaire de
« transformer le monde » et plus
seulement de changer l'idée qu'on
s'en fait, le prolétariat révolutionnaire
de 1848, se heurte à l'esprit de
la Sainte-Alliance et bientôt de la loi
Falloux, puis du Syllabus, en un
mot à cette forme historique de la religion
qui est un « opium du peuple »
selon l'expression de Marx, qui n'a
pas encore perdu toute actualité.
Mais la critique de Marx ne se limite
pas à ce moment historique.
D'abord il discerne l'importance
du christianisme comme projet. Ce
n'est pas seulement une manière
de se représenter le monde, mais une
manière d'y être présent. « La
religion, écrit-il (dans la Question
juive),
est la reconnaissance de l'homme
par un détour, à travers un médiateur.
[...] Le Christ est le médiateur
que l'homme charge de toute sa divinité,
de toute son angoisse religieuse.
»
A la différence de Feuerbach,
Marx et Engels ne traitent pas de cette
1.
Textes de Marx et Engel sur la
religion. Ed. Sociales (1960), p. 143.
2.
aliénation abstraitement, mais
historiquement. D'abord en soulignant son
ambivalence : la religion peut
être, écrit Marx2 , tantôt expression de la
détresse de l'homme, tantôt protestation
contre elle. Parfois même les
deux à la fois. Peut-être est-ce
là la première formulation de ce que Paul
Ricoeur appelle l'interprétation
archéologique et l'interprétation téléologique.
En tout cas i l n'y a jamais chez
Marx une genèse du supérieur
à partir de l'inférieur.
Comme « protestation », la
religion ne saurait être opium, mais, dans
des conditions historiques
déterminées, levain ou ferment de l'action
révolutionnaire.
Engels en apporte deux
illustrations historiques : dans sa Contribution
à
l'histoire du christianisme primitif, le mettant en parallèle avec le
socialisme,
Engels considère que le
christianisme primitif ouvrait (je cite) « une
phase toute nouvelle de
l'évolution religieuse, appelée à devenir un
des éléments les plus
révolutionnaires dans l'histoire de l'esprit humain...
il y a (chez lui) le sentiment
qu'on est en lutte contre tout un monde
et que l'on sortira vainqueur de
cette lutte ; une ardeur [...] qui a complètement
disparu chez les chrétiens de nos
jours, écrit-il en 1884, et ne se
rencontre plus qu'à l'autre pôle
de la société, chez les socialistes. »
Puis il essaye d'analyser le
mécanisme de la récupération, par les
classes dominantes, au temps de
Constantin, de cette espérance du christianisme
primitif. L'espérance en un
monde autre est transformée en espérance
d un autre monde, où sera
compensée la misère de celui-ci.
Au christianisme prophétique
succède ainsi, pour de longs siècles, une
Eglise constantinienne, liée aux
pouvoirs établis. Le courant prophétique
réapparaît parfois avec les
sectes millénaristes pour s'affirmer avec force,
au XVIe
siècle,
avec le soulèvement paysan dirigé par Thomas Munzer,
le premier théologien de la
révolution, avec qui la foi chrétienne débouche
sur une lutte armée pour un
communisme évangélique.
Engels, analysant « la guerre des
paysans », ne sous-estime nullement
la portée révolutionnaire de la
prédication et des luttes de Thomas
Munzer. Il souligne même qu'au
milieu du XIXe siècle
encore « plus d'une
secte communiste moderne ne
disposait pas d'un arsenal théorique plus
riche que celui des sectes
munzériennes du XVIe siècle ».
Selon Marx, c'est seulement à
partir de la fin du XVIIIe siècle que le
christianisme n'anime plus aucune
force progressive, et que sa tradition
dominante, désormais exclusive,
est celle de la justification de toutes les
dominations. Désormais le
christianisme est essentiellement aliénant. C'est
alors que dans un article de L'Observateur
rhénan, en 1847, il résume
tous ses griefs politiques contre
un tel christianisme en rappelant que
3.
Contribution à
l a critique de l a philosophie du droit de Hegel.
4.
«les principes sociaux du christianisme ont
justifié l'esclavage antique,
magnifié le servage médiéval, et
s'entendent également à défendre l'oppression
du prolétariat, même s'ils le
font avec de petits airs navrés [...] ils
prêchent la nécessité d'une
classe dominante et d'une classe opprimée [...]
ils placent dans le ciel le
dédommagement de toutes les infamies [...]
ils déclarent que toutes les
vilenies des oppresseurs envers les opprimés
sont [...] le juste châtiment du
péché originel [...] ils prêchent la résignation
et l'humilité, bref toutes les
qualités de la canaille, alors que le prolétariat
a besoin de son courage, du sentiment
de sa dignité, de sa fierté et de
son esprit d'indépendance,
beaucoup plus encore que de son pain... »
Nul ne peut nier que
d'innombrables textes d'Eglise et une pratique
plusieurs fois séculaire
vérifient pleinement cette critique qui, une fois
encore, n'a pas perdu toute
actualité. La conclusion que tire Marx de
cette analyse est d'ordre
pratique : cette religion, dit-il, « c'est la conscience
inversée du monde parce que ce
monde est un monde à l'envers » 3.
« La critique de la religion,
ajoute Marx, s'achève par l'affirmation
que l'homme est la réalité
suprême et, de là, découle l'exigence de lutter
contre les conditions sociales
qui font de l'homme un être humilié, asservi,
abandonné, méprisé » *. Une étape nouvelle a commencé au
milieu du
X X e
siècle
: comme en chaque moment de fracture de l'histoire, comme
à l'époque de la crise de
l'esclavage avec le christianisme primitif, comme
à l'époque de la Renaissance et
des luttes contre l'ordre ancien avec
Thomas Munzer, à notre époque,
qui est celle de l'enfantement douloureux
du socialisme, de luttes de
libération des peuples colonisés, et de la
grande mutation scientifique et
technique, de plus en plus nombreux
sont les chrétiens qui vivent
leur foi moins comme résignation que comme
résistance et même comme révolte.
Une nouvelle résurgence du christianisme
prophétique met en cause les
traditions constantiniennes.
L'intégration de la critique
radicale de Marx, cinquante ans plus tard
de celle de Nietzsche puis de
Freud, apparaît à un nombre croissant de
chrétiens comme un moment
nécessaire de leur foi.
La critique de Nietzsche, dans sa
généalogie de l'a priori, enrichit celle
de Marx sur un point au moins ;
en l'enracinant dans le vécu de l'existence
personnelle. Il rend plus
insupportable encore l'invocation de ce
que le P. Dubarle appelait si
justement le « Dieu des trous » chargé de
pallier par une explication
illusoire aux lacunes provisoires de notre
pensée, ou l'invocation d'un Dieu
des alibis intervenant à coups de
miracles pour pallier aux défaillances
de notre action.
Un homme parvenu à une mentalité
adulte, responsable, exclut l'hypo-
3. C r i t i q u e de l a philosophie du droit de
Hegel, M.E.,
p.
4.
4. Mega I, I, I, 614-615.
thèse métaphysique et
l'intervention surnaturelle. Il n'a plus besoin de
Dieu comme explication, ni de
Dieu comme force, il n'a plus besoin
surtout des vieux dualismes grecs
si profondément étrangers à l'expérience
chrétienne, et de ce « platonisme
pour le peuple », comme disait Nietzsche,
qui résume toutes les perversions
spiritualistes du christianisme.
Freud a apporté une contribution
beaucoup plus riche et profonde
à cette critique, moins par sa
critique propre que par les suggestions
positives de son système.
Du point de vue critique,
lorsqu'il définit la religion comme « l'universelle
névrose obsessionnelle de
l'humanité » et établit un parallèle entre le
cérémonial de l'obsédé et le
culte religieux, lorsqu'il établit un lien entre
le complexe paternel et la
croyance en Dieu, faisant du Dieu personnel
un père transfiguré, il traduit
en langage psychologique et retrouve finalement
les deux pôles de l'aliénation
désignés par Marx : le moment du
tabou et de la culpabilité et le
moment de la promesse, l'interdiction et
la consolation.
La conception générale de Freud
apporte beaucoup plus à ce que
Paul Ricoeur appelle la critique
de « l'existence sous la loi », inaugurée
par saint Paul, continuée par
Luther et Kierkegaard, et reprise par
Nietzsche : elle met fin à
l'opposition de P« éros » et de P« agapè », elle
met en cause tous les dualismes
mortels de la tradition chrétienne.
Le P. Teilhard de Chardin, dans
ses notes sur « l'évolution de la chasteté
», souligne le rôle cathartique
du freudisme à l'égard de la tradition
chrétienne : reprenant cette idée
(« base la plus sérieuse de la psychanalyse
», écrit Teilhard) que «
l'énergie dont s'alimente et se tisse notre
vie intérieure est primitivement
de nature passionnelle », il dénonce le
«
séparatisme de la matière » dont découlent les principales
perversions
de l'enseignement chrétien : le
préjugé selon lequel « les relations sexuelles
sont entachées de quelque
déchéance et de quelque souillure », avec
toutes ses conséquences. Teilhard
rappelle que « la perfection chrétienne
consiste moins à se purifier des
poussières terrestres qu'à diviniser la
création ».
Si nous faisons maintenant le
bilan de cette critique radicale depuis
Marx, l'on peut se demander si,
loin de détruire la foi, elle ne l'a pas
débarrassée de ses scories et n'a
pas créé les conditions d'une vie nouvelle.
Le christianisme avait besoin de
cette révolution culturelle pour s'affranchir
du poids de ses propres
traditions.
Marx, Nietzsche, Freud ont permis
d'exhumer ce qui est essentiel, dans
la foi chrétienne, des formes
historiques, institutionnelles ou culturelles
que le christianisme a pu prendre
au cours de son histoire.
Marx a aidé les chrétiens à
rompre avec la tradition des Saintes
Alliances, des Montalembert, des
lois Falloux et des Syllabus. Il a permis
d'en finir avec les conceptions
artisanales de la charité. Il a rendu possible
l'expérience cruciale des
prêtres-ouvriers comme la théologie du travail
du P. Chenu ou du pasteur
Hromadka, et, dans le Tiers-Monde, le mouvement
de rénovation, de Luther King à
Camillo Torrès et à Dom Helder
Camara, le mouvement de tous
ceux, parmi les chrétiens, qui luttent pour
obtenir de leur Eglise la grande
inversion nécessaire en notre temps : non
plus dénoncer le capitalisme
seulement dans ses abus et condamner le
communisme comme «
intrinsèquement pervers », mais condamner le
capitalisme dans son principe et
le socialisme seulement dans ses
perversions.
L'existentialisme nietzschéen a
permis, à travers Kierkegaard, Karl
Barth et Bultmann d'opérer le
renversement copernicien de la théologie
critique et dialectique selon
laquelle tout ce que je dis de Dieu c'est
un homme qui le dit, et de
rencontrer Dieu, avec Bonhoeffer, non pas
dans les marges mais au centre,
non pas dans les échecs de l'homme mais
dans ses plus hauts
accomplissements.
Avec Freud le christianisme a été
débarrassé de quelques convulsionnâmes
et de beaucoup de tartuffes, et
surtout il a donné des armes
neuves contre ceux qui tentaient
paradoxalement de faire du christianisme
une doctrine de la
désincarnation.
La critique radicale n'a donc
enlevé au christianisme que ce qu'il
conserve de plus archaïque : la
fausse politique de conservation, la fausse
psychologie du dualisme, la
fausse morale de la résignation.
A notre époque, la crispation sur
le passé n'est plus seulement une
aliénation, mais une délinquance.
Une foi chrétienne qui prend en
charge la critique radicale, non seulement
ne perd rien de l'essentiel du
message chrétien, mais est la seule
qui nous apporte le message, qui
nous annonce la bonne nouvelle dans un
langage que nous pouvons entendre,
et nous présente un christianisme
dont l'athée d'aujourd'hui
éprouve le besoin.
Nous en avons besoin pour
inventer une alternative à la décadence:
face à un capitalisme qui conduit
à la dégradation de ceux qui ont, à
l'oppression de ceux qui n'ont pas,
à la perspective de la destruction de
tous, face à des formes
perverties du socialisme qui conduit à la répression
d'une classe ouvrière au nom de
laquelle il prétend parler, à l’étouffement
d'une culture qu'il a pour tâche
de rénover et d'un homme qu'il se doit
de libérer, allons-nous trouver
des chrétiens plus nombreux, au premier
rang de ceux qui se battent pour
la reconquête de l'espoir ?
Un christianisme qui aide les
marxistes, en partageant leur combat,
à empêcher le marxisme de
retomber dans les fétichisations du stalinisme,
parce qu'ils seront les témoins
vivants de la bonne nouvelle du christianisme
: tu as en chaque moment, la
possibilité de commencer à vivre une
vie nouvelle et de construire une
histoire nouvelle.
Repolitiser les hommes c'est
d'abord les défataliser.
C'est aujourd'hui notre tâche
commune et notre tâche première. Mai
1968 a montré la possibilité,
mais la possibilité seulement, de construire
notre avenir non par délégation
ou par aliénation politique, mais à partir
de la prise de conscience, par
chacun, de sa responsabilité personnelle et
de son initiative historique.
C'était le commencement, ou du
moins la promesse de la politisation
véritable c'est-à-dire de la défatalisation.
Nous n'y réussirons ni en nous
attachant seulement au changement
des structures comme l'ont cru
longtemps les marxistes, ni seulement au
changement des consciences comme
l'ont cru les chrétiens. L'action véritable
et efficace est celle qui
s'attache à la fois au changement des structures
pour que l'homme ait le droit et
le pouvoir réel de décider, et au
niveau des consciences pour qu'il
en ait le désir.
Ce chrétien peut-il, oui ou non,
accepter l'essentiel du message libérateur
de Nietzsche ? Il ne m'appartient
pas d'en décider. Mais ce dont
je suis sûr c'est que ce défi de
la grandeur est de signe positif ; seul un
christianisme vivant peut empêcher une légitime volonté de
puissance
de se dégrader en suffisance, et
de servir à l'écrasement aristocratique
des masses au lieu de s'épanouir
en générosité.
Au réveil du nietzschéisme, qui
est l'une des caractéristiques de l'orientation
actuelle de notre jeunesse, le
christianisme peut répondre, non en
freinant cet élan nouveau, mais
en le rappelant à sa vocation d'ouverture
et de générosité, que, selon
l'expression du P. Girardi, l'homme est trop
grand pour se suffire à lui-même.
Il en est de même pour le
freudisme : si Freud, après Nietzsche, et
surtout après Marx, peut apporter
beaucoup au christianisme, un chrétien
aux yeux neufs peut lui apporter
beaucoup en prenant en charge l'énergie
primordiale de l'éros et des
instincts de nature pour les faire s'épanouir
en culture, en générosité et en
amour.
Dans cet accueil, pour autant que
j'en puisse juger par analogie avec
le marxisme, i l ne me semble pas
que le christianisme ait à se renier
mais au contraire à s'accomplir.
Il en est sans doute du
christianisme comme du marxisme. Le marxisme,
au-delà des formes
institutionnelles ou culturelles qu'il a pu revêtir au
cours de son histoire, n'est
lui-même qu'en retrouvant ce qui est en lui
essentiel et qui peut seul nous
aider à résoudre les problèmes de notre
temps ; une méthodologie de
l'initiative historique, une science et un art
de dégager, à partir des
contradictions présentes, les possibles futurs.
lui et, pour nous tous,
contribuer à résoudre les problèmes de notre
temps, non pas seulement par une
« démythologisation » négative, éliminant
les mythes descriptifs élaborés
selon les conceptions et les contraintes
historiques d'une époque et dans
le langage de cette époque, mais par
un effort pour retrouver dans le
mythe, non un ersatz du concept, mais une
interpellation qui dépasse le
concept, un appel à une action qui est à la
fois rupture, promesse, amour et
action militante.
Ce n'est point là une
anticipation ni un choix entre les chrétiens. C'est
le résumé d'une expérience, et
l'affirmation de cette certitude joyeuse : la
plus grande des révolutions est
encore à réaliser, ce serait un grand
malheur si nous ne
l'accomplissions pas ensemble.
Le thème de cette soirée a été
placé dans le cadre d'une interrogation
sur le rapport entre foi et
religion. Une question a été posée : La
foi peut-elle exister sans religion? Or l'école du
soupçon (comme on
dit), dont Etienne Borne nous a
retracé les thèmes, nous empêche
de nous installer dans cette
distinction commode et de pratiquer une
sorte de défense élastique à la faveur de laquelle
nous abandonnerions,
si j'ose dire, à l'ennemi la tunique de la
religion pour sauver
la peau de la foi. Car c'est bien la foi
elle-même, au coeur de la
religion, qui est soupçonnée par
la sorte d'interrogation radicale
ouverte devant nous par Marx,
Nietzsche et Freud. Ce qui, par eux,
est livré au soupçon, c'est, si
j'ose emprunter un mot à Garaudy,
le bloc historique de la foi et
de la religion. Le soupçon n'épargne
rien, le soupçon ne fait pas de
détail ; l'homme au marteau - comme
s'appelait Nietzsche - qui tantôt
casse à grands coups les idoles, tantôt
en fait résonner le vide d'un
choc léger, ignore tout simplement la
distinction toute moderne entre foi et religion. Je ne dis pas
qu'elle soit
sans valeur ni utilité ; j'y ai moi-même parfois
recours, mais dans
certains contextes que je dirai à
la fin. Au départ, elle n'est d'aucun
secours devant la question
massive, totale, radicale qui est posée ce soir.
Je le dis tout net, mon problème
n'est pas de dire ce qui tient de la
vieille foi, mais de dire ce que
devient, en nouveauté de pensée et d'existence,
la foi qui a traversé l'épreuve
du feu. Pour moi, en effet, la foi
chrétienne n'est pas un noyau qui resterait identique à
lui-même lorsque
changent au cours des siècles les
enveloppes de langage, de culture, d'institutions,
de pratiques. Il y a une histoire
de la foi, une histoire où le
semblable et le dissemblable,
l'identique et le différent sont indissolublement
liés. Cette histoire de la foi
est la continuelle reprise du même,
mais dans des interprétations
toujours autres. Tradition et interprétation,
reprise et invention
appartiennent à la vie de foi.
Ma thèse c'est que, à cette
histoire de la foi, l'athéisme aujourd'hui
appartient. Il n'est pas l'ennemi de l'extérieur, mais la
composante de
l'intérieur, grâce à quoi de
nouvelles dimensions de foi sont libérées,
voire découvertes ; de nouvelles
dimensions qui, je le montrerai en détail,
étaient déjà là en un sens, mais
non épanouies, non déployées. Bref,
j'essaierai de dire ce que la foi devient par le soupçon,
pour le croyant
et pour le philosophe. Mais je
veux dire aussi qu'en retour l'homme
du soupçon ne sort pas non plus
indemne de ce débat, de ce « combat
amoureux », comme aurait dit Karl
Jaspers. Car i l y a aussi un soupçon
du soupçon, une critique de la
critique, une démystification des démystificateurs.
C'est donc en termes de lutte, et
non de compromis, que je
tiens à m'exprimer. Et si je ne
conçois pas, du côté de la foi, l'issue de
cette lutte comme la séparation
d'un noyau protégé, mais comme la
promotion d'une nouvelle qualité
de foi, de même la non-foi ne doit
pas sortir à mes yeux intacte de
cette empoignade. Elle aussi doit être
blessée au vif. C'est dire que
rien ne m'est plus étranger qu'une quelconque
démarche oblique de récupération
qui ferait confesser la foi à
l'athée. Cette manière de
baptiser l'adversaire est tout simplement
horrible.
Je rappellerai d'abord la
problématique du soupçon en quelques mots
plus brefs que je n'avais prévu,
puisqu'Etienne Borne l'a très bien fait
avant moi. Je mettrai plutôt
l'accent sur Nietzsche et sur Freud, puisque
Garaudy l'a mis surtout sur Marx
; si je fais ce choix c'est parce que
je connais mieux Nietzsche et
Freud, surtout Freud, mais aussi (c'est
peut-être un point où je ne serai
pas tout à fait d'accord avec Garaudy)
je crois que Marx est moins
radical : au total il me semble que le
nom de
« penseur du soupçon » convient
mieux à Nietzsche et à Freud. Ils ont en
effet inventé une méthode
extraordinairement efficace, que Nietzsche a
appelée « généalogie » ; elle
consiste à creuser sous les croyances ; au
lieu de prendre pour ce qu'elles
se donnent conceptions du monde,
croyances, représentations, elle
les traite comme des effets de surface
et cherche par quelle genèse de
sens elles se constituent. Cette méthode
procède à la fois de la philologie
et de l'interprétation médicale des
symptômes ; pour cette méthode
mixte toute croyance est à la fois
texte et symptôme.
Ce que la « généalogie » porte au
jour, c'est une dimension de la
volonté que Nietzsche appelle
volonté de puissance, qui n'est pas tellement
le pouvoir de commander à
soi-même et aux autres que le pouvoir
d'évaluer ; la thèse ici c'est
que c'est par faiblesse, par défaut d'affirmation,
de puissance à se dépasser,
qu'une volonté projette au-dessus d'elle,
dans un lieu absolu, dans un ciel
supérieur, l'origine des valeurs, lesquelles
en retour lui reviennent sous
forme d'interdiction et de menace. C'est
ainsi que l'homme religieux, qui
est l'homme moral, fait figure, dans
l'apologue bien connu de Zarathoustra
, du «chameau» accablé de
devoirs ; sous cette dimension se
dissimule, pour Nietzsche, le mépris
des instincts, la calomnie de la
terre, le ressentiment de la faiblesse
contre la force.
Le christianisme est impliqué
dans cette critique dans la mesure où il
se situe du même côté que le
platonisme, dans la mesure où il est proprement
un « platonisme pour le peuple »
; à ce titre il est incorporé au
grand drame historique qui est en
train de se dénouer par le « nihilisme »,
lequel fait paraître toute
projection d'absolu comme une projection dans
un heu vide ; or le nihilisme
n'est pas quelque chose que Nietzsche
invente, c'est un cataclysme
historique, dont il est le témoin, le témoin
effrayé. C'est ainsi que la
critique de Nietzsche se dresse comme une
accusation de l'accusation, au
bénéfice de ce qu'on pourrait appeler
une non-morale ; en effet, ce que
la critique promeut, c'est une vision du
monde qui n'est plus marquée par
le bien et le mal, mais proclame
l'innocence du devenir. Il est
très difficile, il est vrai, de dégager une
philosophie positive de
Nietzsche, car Nietzsche est enseveli sous les
ruines qu'il accumule sur
lui-même. Il n'est d'ailleurs pas sûr qu'une
telle philosophie, si on peut
encore lui donner ce nom, échappe à l'autodestruction
; c'est bien pourquoi elle reste
prise dans une sorte de mythologie
; mythologie dans le sens grec du
mot, avec le mythe de Dionysos —,
mythologie dans le langage de la
cosmologie moderne, avec l'Eternel
Retour —, mythologie en langage
politique, avec la « grande politique »
et le surhomme. Au-delà de ces
trois mythologies, il y aurait peut-être
le thème du « jeu », du monde
comme un jeu, comme un chaos, et non
plus comme un ordre, comme un
cosmos. Telle serait la vue d'un monde
sans caractère moral aucun.
Ce qui m'a paru intéressant chez
Freud, et ce que je retiendrai ici,
c'est ce qui renforce Nietzsche.
Je suis de plus en plus frappé par l'extraordinaire
proximité culturelle,
spirituelle, entre Freud et Nietzsche. Ce que
Freud apporte de spécifique, ce
sont des critères de clinicien ; partant de
ce qu'il a sous les yeux comme
médecin, le spectacle de la névrose
obsessionnelle, du masochisme
moral, de la mélancolie, i l essaie de comprendre
le phénomène religieux par
extension de la méthode de déchiffrage
appliquée d'abord aux rêves et
aux symptômes. C'est ainsi que ce
relais par la clinique devient un
renforcement des analyses de Nietzsche.
Freud, en effet, pensait pouvoir
réinterpréter en termes psychanalytiques
certains résultats de
l'ethnologie de son temps concernant le fonctionnement
du totem et du tabou. Il s'est
ainsi fait, dans son oeuvre, une
étrange et très intéressante
conjonction de la clinique et d'une théorie
de la culture. Cette conjonction
n'exprime aucune extrapolation indue,
si l'on considère que, dès le
début et dès l'auto-analyse de Freud, la
psychanalyse faisait affleurer,
si l'on peut dire, des mythes publics dans
des rêves privés, comme l'exemple
fameux de la tragédie d'OEdipe le
prouve.
C'est cette convergence de la
généalogie des idéaux chez Nietzsche
avec la clinique de l'homme
oedipien chez Freud qui fait le fond de la
conjonction des deux grands
penseurs. Le parallélisme est plus étendu
encore, puisque la nouvelle
mythologie que représente chez Nietzsche
l'innocence du devenir a sa
contrepartie prosaïque chez Freud dans
certains traits du principe de
réalité, ceux-là même qu'il désigne d'un
nom mythique, d'un nom grec, Ananké,
la «nécessité». Or le principe
de réalité, c'est essentiellement
ce qui s'oppose au principe de plaisir
comme source de toutes les satisfactions
illusoires et des mythes.
C'est ainsi qu'une deuxième
critique de la religion se développe
conjointement chez Nietzsche et
chez Freud, critique que Freud, cette fois,
explicite plus complètement que
Nietzsche : la religion comme consolation.
Roger Garaudy y faisait allusion
tout à l'heure : la critique de la religion
est complète lorsque la critique
de la consolation s'ajoute à la critique de
l'accusation.
Telle est pour moi la
signification de Nietzsche et de Freud ; je dis
bien pour moi, car non seulement
je sais bien qu'il y a plusieurs interprétations
de Nietzsche et de Freud, mais je
sais aussi qu'on n'interprète
pas de nulle part et qu'une
interprétation fait déjà partie de l'ensemble
des positions et des convictions
de l'interprète. C'est pourquoi je reconnais
volontiers que l'interprétation
que je viens de proposer fait déjà
partie de ce que j'ai appelé en
commençant le « combat amoureux » de
la foi et de la non-foi.
Ma lecture, je l'avoue donc, était déjà une interprétation
et cette interprétation
était déjà l'envers de quelque
chose qui se cherche comme
foi. Eh bien, c'est ce débat
entier que je veux essayer maintenant de
porter au jour. Je l'ai dit en
commençant, je ne me replierai pas sur
la distinction entre foi et
religion, ce qui serait ici une simple commodité,
un confort apologétique. Ce qui
ressort de cette critique, c'est la nécessité
d'un départage intérieur à la foi
elle-même ou plutôt, pour abandonner
l'image qui laisse encore quelque
chose d'intact et d'inentamé,
ce qu'il faut, c'est une
promotion de sens qui ferait remonter dans le
christianisme moderne des
éléments primitifs, oubliés ou refoulés, mieux,
une promotion de sens qui soit
véritablement une novation de sens, une
nouveauté de vie. La foi vivante
a une histoire ; certes, dans cette
histoire, elle réidentifie son
intention première, mais elle ne peut ressaisir
cette intention première sans
inventer de nouvelles formes. Ce que
je voudrais donc suggérer, c'est
la conjonction entre un retour à l'archaïsme
et une création de sens pour une
foi post-critique, pour une
foi qui a perdu la naïveté.
Je proposerai trois thèmes à la
discussion.
D'abord je rattacherai plus
fortement qu'à d'autres époques la foi
à l'espérance. Par là je voudrais
mettre en prise directe, si j'ose dire, la
question de la foi avec la
possibilité d'exister comme homme ou, pour
parler plus directement, plus
concrètement, avec la réalisation de la liberté
dans l'histoire.
Cette manière d'entrer dans le
problème est à la fois archaïque et
moderne. Archaïque en ce sens
qu'elle est fidèle à ce que l'exégèse contemporaine
a mis en lumière concernant la
prédication de Jésus, laquelle
a été essentiellement la
prédication du « Royaume qui vient ». « Le
Royaume est proche, le Royaume
s'est approché de vous. » C'est surtout
depuis Albert Schweitzer que
l'exégèse a reconnu cette dimension eschatologique
de la prédication de Jésus.
Remontant au-delà de la prédication
de Jésus, Martin Buber avait dès
longtemps opposé le Dieu du
désert et de la pérégrination, le
Dieu de l'événement, de la promesse
et de la surprise, le Dieu de
l'histoire et non de l'espace, à toutes les
sortes de mystique de l'évasion,
de l'au-delà, de la non-histoire, du ciel
et de l'éternité.
Mais cette manière archaïque
d'entrer dans le problème de la foi
est aussi nouvelle, en ce sens
qu'elle est en même temps l'oeuvre du
nihilisme au sens nietzschéen,
c'est-à-dire de ce long processus d'érosion
qui a détruit le support
métaphysique traditionnel de la foi, celui, précisément,
qui faisait du christianisme un
platonisme pour le peuple. Ce
qui s'est défait, et ce qui n'a
pas fini de se défaire, c'est le pacte de
notre culture, le pacte dans
notre culture entre le Dieu de l'espérance
et la thèse métaphysique de
l'être nécessaire, de l'être suprême, du premier
moteur, du législateur divin.
Bref, ce qui s'est défait, ce qui se
défait, c'est ce que Kant, avant
Heidegger, appelait onto-théologie. Assumer
dans la foi le déclin de
l'onto-théologie, voilà la tâche. C'est donc
sans appui dans la différence
entre transcendance et immanence, entre
au-delà et en deçà, entre
surnaturel et naturel, qu'il nous faut entendre
avec des oreilles neuves la
délivrance de l'Exode, la prédication du
Royaume de Dieu, l'annonce de la
Résurrection. Peut-être qu'ainsi nous
pourrons comprendre les formes en
apparence marginales, mais peut-être
centrales, du christianisme
contemporain, où il nous est parlé de la
« faiblesse de Dieu », plutôt que
de sa « Toute Puissance ». Ainsi
Bonhoeffer dit « Seul un Dieu
faible peut aider ». Il faut entendre aussi
tous ceux qui nous parlent de
l'absence et du silence de Dieu. Il y a là
un rapport extrêmement profond,
un rapport de foi, un rapport religieux,
avec Dieu.
Bref, ce qui nous est demandé de
vivre et de penser, c'est l'espérance
sans arrière-monde, l'espérance
comme vection intérieure de notre histoire.
Comment ? Je le dirai dans le
deuxième et le troisième point.
Mais auparavant, je veux dire
encore un mot sur mon premier thème,
la promotion du thème de
l'espérance. Car il ne marque pas seulement
un retour à l'original de la
prédication du Royaume, une manière d'assumer
la mort des arrière-mondes, il
est aussi une manière de riposter
à la critique. Je dirai que
l'espérance, c'est la réponse de la foi à ce
qui, chez Nietzsche et chez
Freud, s'appelle « amour du destin »,
« éternel retour », lutte d'Eros
et de la mort, principe de réalité, « Ananké
».. Je suis très frappé de ce que
tous ces athéismes, y compris celui
de Marx — ce serait certainement
là mon point principal de divergence
avec Roger Garaudy — tous ces
athéismes mettent inéluctablement l'accent
sur la nécessité. Pour eux, être
libre, c'est comprendre la nécessité. C'est
ainsi qu'ils tendent à dissoudre
l'homme plutôt qu'à le mettre debout.
Ce n'est pas par hasard que le
marxisme contemporain produit, non seulement
Garaudy, mais Althusser. Après
avoir reproché à la foi religieuse
d'asservir l'homme aux puissances
d'en-haut, on s'abîme à nouveau dans
la considération de la nécessité.
Eh bien, je dirai que l'espérance c'est
la percée du possible contre le
nécessaire, c'est l'affirmation que, quoi
qu'il arrive, l'homme peut
être, parce qu'il lui est donné d'être possible.
Il m'est arrivé plusieurs fois de
parler à cet égard de la « logique
absurde » de l'espérance, laquelle
dit « en dépit de... » : en dépit des
entraves, des maux et des
malheurs, la liberté appartient dès maintenant
à un ordre des choses où i l lui
est possible de se mouvoir, de vouloir
et exister. C'est cette
appartenance au royaume de la libération qui
constitue l'espérance de la foi.
Dans la même logique absurde,
l'espérance dit encore : « Même les
maux, le mal et le malheur,
concourent à l'avancement du Royaume ».
C'est l'exergue même du Soulier
de Satin ! Etiam peccata, même les
péchés... Ce n'est donc point la
rumination sur la méchanceté qui constitue
le chrétien, mais le regard de
l'espérance, qui traverse le mal en
direction de quelque avènement, à
quoi i l concourt sans le savoir. Car
il y a aussi une ruse de
l'espérance comme il y a une ruse de la raison.
Enfin, dans la même logique
absurde, l'espérance dit : « Là où le non-sens
abonde, le sens surabonde ». Par
là, je transcris simplement saint
Paul : « Là où le péché abonde,
la grâce surabonde ». Car péché ne veut
pas dire seulement, ni
principalement transgression, mais aussi et
fondamentalement aliénation,
absence de sens.
Cette logique de la surabondance
fait craquer la logique de l'équivalence,
de la répétition, que, à son
insu, l'«éternel retour» consacre.
C'est pourquoi cette logique
absurde de l'espérance est à mes yeux la
riposte fondamentale de la foi à
la non-foi. C'est en ce sens que je
parlais tout à l'heure de
démystifier la démystification ; je crois en effet
qu'il faut procéder à la
démystification de toutes les séductions attachées
à ce thème de l’amor fati, de
l'amour du destin, de l'éternel retour.
Ainsi l'espérance, notre premier
thème, est-il à la fois retour à la prédication
judéo-chrétienne primitive, prise
en charge du nihilisme, mais
aussi réponse combattante à la
résignation.
Deuxième thème : Je voudrais
maintenant rapprocher la foi de l'imagination.
En effet je dirai que l'espérance
parle à l'imagination plutôt qu'à
la volonté. La volonté c'est la
fonction de commander et d'obéir. L'imagination,
c'est ce lieu de nous-même, ce
lieu où l'homme se crée à partir
des images, des signes qui
donnent forme à son désir, qui donnent
configuration à son effort. Entre
l'espérance et l'imagination, le lien est
étroit. C'est l'imagination qui
propose ce que Pascal appelait les « figuratifs
», les « figuratifs » qui
soutiennent et qui illustrent la logique
absurde de l'espérance. La percée
de l'espérance se fait toujours dans le
sillage de ces figuratifs. Ici
encore, je retourne à l'archaïsme, car la
théologie de l'Ancien Testament,
nous le savons aujourd'hui, ne s'est pas
faite dans une spéculation, mais
en composant le grand récitatif de la
délivrance, autour du noyau de
l'Exode. Et ce récit, articulé dans une
« théologie des traditions »,
engendre les figuratifs de l'homme libre. La
sortie d'Egypte est ainsi la
figure de toutes les délivrances, comme
l'exil est la figure de toutes
les aliénations. Le lien du récit et de la
figure se fait dans le poème qui
chante les délivrances anciennes et se
tourne prophétiquement vers les
délivrances à venir. C'est pourquoi
aussi, c'est en images, en
paraboles, que le Royaume est annoncé. Le
Royaume est semblable à... Ce
n'est pas là rhétorique superficielle,
comme si un enseignement se
dissimulait sous l'enveloppe de la similitude.
C'est au niveau même de la
métaphore que la parabole parle, parce que
son langage est exactement
approprié à ce foyer où l'existence libre est
suscitée en imagination.
Ici donc, je retourne à l'origine
de la prédication ; mais ici aussi, je
pense, j'assume la critique de
l'athéisme. En effet, ce que je retiens de
Nietzsche et de Freud, c'est bien
la critique qu'ils font de la volonté,
de l'effort pour être soi-même
maître de soi ; comme dit Freud, tu ne
sais pas que tu n'es pas maître
dans ta propre maison. Et ce que Nietzsche
montre, c'est que la volonté
forte est en réalité une volonté faible. Or,
tout le cycle de la religion, aux
yeux de Nietzsche, c'est finalement
un cycle de la volonté ; car le
Dieu dont il annonce la mort, c'est le
dieu moral, le dieu du
commandement et de l'obéissance. Toute la généalogie
de la morale est à mes yeux, le
démantèlement de la théologie
des idéaux pour la volonté. A mon
avis, la critique porte, dans la mesure
même où le christianisme a sans
cesse reconstitué un moralisme, un légalisme.
C'est une chose d'ailleurs
étonnante que cet incessant retour au
légalisme, qui est très
exactement l'oubli de ce que Luther appelait
l'Evangile dans l'Evangile, à
savoir la critique de la loi. Il est remarquable
en effet que pour saint Paul, la
loi, ce n'est pas le tout des commandements,
c'est un régime entier de vie,
figuré par le «chameau» du
Zarathoustra de Nietzsche, un
régime d'existence qui englobe dans son
cercle infernal le commandement,
la transgression, la culpabilité, la
condamnation, la mort. Saint Paul
va même jusqu'à dire : la loi suscite
la transgression en suscitant la
convoitise. Dès lors, vivre sous la loi,
c'est vivre sous ce régime
infernal du cercle vicieux entre interdiction
et transgression. (Je penserais
volontiers que le cercle répression-contestation,
c'est le même !).
Ce que Paul appelle la vie selon
la grâce — combien ce mot est devenu
banal ! c'est donc bien la sortie
hors de ce régime, hors de cet enfer
circulaire. Or qu'est-ce que cela
veut dire, sinon précisément sortir du
régime volontariste dans lequel
je rencontre Dieu comme le maître
qui ordonne et non comme mon
libérateur qui me fait signe ? Je dis donc
que la critique des idéaux, chez
Freud et chez Nietzsche, non seulement
ramène au noyau prophétique,
évangélique, de la foi, mais me contraint
d'inventer une manière d'être
post-critique, où le sens de l'Evangile
est à greffer directement sur les
puissances créatrices, celles-là même
qui sont libérées par le
nihilisme, afin de les informer, de leur donner
forme, au niveau des schèmes de
vie, des projets figurés de mon existence.
Comment vivre la dialectique de
la foi et de l'imagination après
Nietzsche et Freud ? Voilà, pour
moi, le problème de vie, le problème
existentiel par excellence. Par
là, encore une fois, je ne me livre pas sans
riposte à la critique ; car, dans
ce retour à la parabole originelle sous
l'aiguillon de la critique, je
trouve aussi de quoi lui répondre. Car les
figuratifs de la délivrance, pour
continuer dans ce langage, sont aussi la
réfutation de la volonté de
puissance. A cet égard, je n'hésite pas à dire
que l'échec de Nietzsche, c'est
précisément d'avoir continué de parler
en termes de volonté et de
puissance, et non d'imagination et d'écoute.
C'est pourquoi i l reste lui-même
l'homme du ressentiment. Son oeuvre
n'en finit pas de condamner ce
qui condamne : Dionysos contre le Crucifié,
m'avez-vous bien compris ?
Je viens de prononcer le mot
d'écoute. Il appartient déjà à mon
sième thème par lequel je tente
de cerner ce que j'entends par foi.
Ce troisième thème concerne le
lien entre foi et parole. C'est cet enchaînement
qui m'a intéressé : foi et
espérance, foi et imagination, foi et
parole. Car si l'espérance ouvre
un avenir à la liberté réelle, en lui
disant : tu peux être homme, si
l'imagination est le lieu des figuratifs
qui suscitent l'espérance, la
parole est le milieu, l'élément où des figuratifs
se
disent. Il
y a un lien étroit entre la foi et l'écoute d'une parole.
C'est un rapport que je
caractériserai d'abord négativement comme non-maîtrise.
Tous les autres usages du
discours, en effet, tendent de près
ou de loin à la domination :
domination des choses, domination des
hommes ou, plus fondamentalement,
domination des signes, réduits à leur
fonction instrumentale, rendus
disponibles. Or il y a un lieu où ce
rapport au langage s'inverse. Je
ne le maîtrise plus, mais il m'interpelle
et me revendique. Pour moi, ce
retournement dans l'usage du langage,
dans la pratique du langage,
constitue l'expérience poétique au sens
fort. Par poésie, je n'entends
pas le langage versifié, distinct de la prose,
mais plus fondamentalement la
poïésie, l'expérience d'être créé par le
langage. Je crois que c'est cela
l'ontologie, et peut-être la seule ontologie
qui soit vraiment impliquée dans
l'Evangile ! à savoir que j'existe par
la puissance de la parole. En
effet, il n'y a pas d'espérance, ni de figuratif
de l'espérance, sans ce vivre
poétiquement, c'est-à-dire sans ce
rapport inversé à la parole, où
le langage est moins ce que je parle
que ce qui me parle. De ce
rapport avec le langage, je dirai ce que
j'ai dit de l'espérance et de
l'imagination. Il est à la fois un retour
à l'origine et une invention
moderne.
Un retour à l'origine, car
l'expression même de « parole de Dieu »
signifie que tout se joue
fondamentalement dans une certaine expérience
du langage ; c'est dans le
récitatif, dans le psaume, dans l'hymne, dans le
proverbe, dans la parabole,
finalement dans l'annonce, la proclamation, que
s'opère l'expérience d'être créé
par la parole ; pour moi, c'est là le coeur
de la foi. Et c'est aussi le
moment où se sépare la vie selon la foi et
l'humanisme ; le principe de tout
humanisme, en effet, c'est la maîtrise
de l'homme sur l'ensemble de ses
oeuvres. A quoi s'oppose l'expérience
fondamentale de dépendance,
l'expérience d'être créé par la parole, c'està-
dire d'exister non par soi-même,
mais par un autre. Dans cette expérience
de non-puissance tout le
prométhéisme dont on parlait tout à
l'heure — le prométhéisme de la
puissance et de la domination — trouve
sa limite. Ici toute prétention à
la maîtrise cesse. C'est pourquoi je me
sens très proche des théologiens
qui tiennent « l'événement de parole »
pour le centre de la réflexion
théologique. En disant cela, je suis encore
une fois très conscient d'avoir
de quoi riposter — modestement, mais fermement
— à Nietzsche, autant que je
reçois de lui instruction. Car nous
Atteignons ici un rapport d'obéissance qui n'est
aucunement un rapport
de soumission. Je dirai même que
nous satisfaisons à une demande de
Nietzsche, celle de découvrir une
forme non-morale de l'obéissance. Cette
obéissance est la soumission au
sens de la parole. C'est pourquoi l'écriture,
le texte, a une si grande
importance ; car le texte c'est ce qui
éloigne de moi le sens. Il faut
que je le lise, que je le déchiffre, il
est consigné là en face de moi.
L'écriture objective, en quelque sorte,
le rapport de soumission au sens.
Tel est, pour moi, l'événement de
parole : une création
d'existence, une suscitation par la parole comprise.
La parole nous précède, elle est
notre maître ; nous n'en disposons
pas, elle dispose de nous.
Dans les quelques minutes qui me
restent, je voudrais ouvrir la voie
à plusieurs lignes de discussion
que je ne fais qu'esquisser, me réservant
de développer quelques-uns de ces
thèmes au cours de la discussion.
Une première discussion
concernerait sans aucun doute le rapport
entre foi et philosophie ; en
effet j'ai surtout décrit la foi comme une
manière d'être, de se comporter,
d'être libre ; si je m'en tenais là, on
pourrait dénoncer une sorte de
fidéisme dans mon propos ; c'est pourquoi
je voudrais montrer que la
possibilité d'un discours organisé appartient
aussi à cette expérience ; mais,
je le dis aussi, je ne pense pas qu'un seul
discours organisé soit approprié
à cette foi. J'évoque ainsi le thème central
de la pensée de saint Anselme : «
je crois pour comprendre » ; il y a
en effet une suscitation
d'intelligence, une mise en route du discours,
qui peut se faire dans plusieurs
directions. Il y a d'abord celle de la
théologie ; la théologie en effet
a un sens comme mise en ordre des thèmes
didactiques et comme rapport du
savoir théologique aux autres savoirs.
Et puis i l y a le discours
philosophique qui, pour moi, est autre chose,
parce qu'il est enraciné dans la
philosophie grecque. A ce titre, il a une
histoire propre et une limite
propre. Mais, compte tenu de cette origine
autre, de cette position autre,
un certain rapport peut s'esquisser entre
philosophie et théologie, qui ne
soit ni d'indifférence mutuelle, ni de
subordination de l'un à l'autre,
mais d'approximation mutuelle, d'aimantation
d'un discours par l'autre. Pour
ma part, je trouve dans un style
de philosophie de type kantien un
très bon exemple d'articulation souple.
En effet, plus j'approfondis
Kant, mieux aussi je comprends Nietzsche,
Freud et Marx. Car c'est Kant
qui, le premier, dans une philosophie des
limites, de la modestie de la
connaissance, a compris que toute philosophie
positive devait passer par ce
moment critique. Le premier philosophe
de l'illusion, c'est Kant.
Seule la critique de l'illusion transcendantale, en
tant que destruction des faux
objets, des objets métaphysiques, libère
l'horizon pour l'espérance. Ce
n'est donc pas par hasard si Kant est
aussi le premier qui définisse la
fonction de la religion par l'espérance.
Bien plus, je trouve chez Kant
une admirable description de ce qu'il
appelle l'idée du Christ — Kant
comme philosophe n'est pas intéressé
par les événements eux-mêmes — ;
mais l'idée du Christ accompagne mon
effort pour réaliser ce que la Dialectique
de la Raison Pratique appelle
« l'objet entier de la volonté »
; je trouve en moi, sans pouvoir la produire,
l'image de l'homme agréable à
Dieu. En ce point, Kant a aperçu
qu'une philosophie de l'imagination
devait compléter une philosophie
de la volonté.
Une autre direction consacrerait
le rapport entre foi et politique. Peut-être
la réserverons-nous pour la
discussion. Je me contente pour l'instant
de dire que je m'oriente vers un
rapport très proche de celui que Garaudy
propose, vers une sorte de
dialectique entre la foi et la politique ; à mon
sens, les deux pôles de cette
dialectique doivent être maintenus distincts ;
certes, je suis prêt à dire — et
je le dis — que l'espérance a des implications
politiques, dans la mesure où
elle n'est pas tournée vers les arrière-mondes,
mais où elle est une vection de
l'histoire et nous ramène toujours
au combat historique ; j'admets
aussi que cette dimension politique
comporte des thèses très précises
concernant la critique des puissances et
des puissants, la malédiction des
riches et la promesse aux pauvres ; le
Magnificat le dit : il a abaissé
les puissants et élevé les petits... Mais
d'autre part, je ne serai pas
prêt à dire que l'espérance doit s'investir
entièrement dans le politique,
dans la mesure où le politique est lié à
l'exercice du pouvoir, à la
conquête du pouvoir. L'Evangile est non
politique en ce sens précis qu'il
est l'imagination du possible. Or, je
prolonge ici une suggestion de
Max Weber : l'éthique a toujours deux
faces. Il y a, d'une part, une
éthique de la conviction qui veut l'impossible
; c'est pour moi l'éthique selon
l'espérance. Il y a, d'autre part, une
éthique de la responsabilité, qui
est aussi l'éthique de l'usage limité de
la force. Il faut qu'entre les
deux la tension se maintienne sans qu'il y
ait jamais confusion.
Je m'arrête au point où je ne
parlerai pas du rapport entre foi et
religion. Tout mon exposé aussi
bien tend à mmimiser cette question.
Je me demande en effet si cette
opposition ne procède pas, bien souvent,
d'un problème mal posé. Je
remarque en effet que tous les philosophes
dont j'ai parlé ignorent cette
distinction. C'est nous, gens du XXe siècle,
qui venons de l'inventer, pour
des raisons d'ailleurs légitimes ; mais j'ai
un peu l'impression que le mot
religion est en train de remplacer le mot
superstition du XVIIIe
siècle,
tandis que le mot foi prend la place du
mot religion. Disons alors que
c'est un problème sémantique ! Ce
rapprochement entre religion et superstition
suggère que la foi peut être dite
en lutte contre la religion dans
la mesure où la religion exprime la séparation
du sacré et du profane, la
fixation d'un langage dogmatique, le
renforcement autoritaire des
médiations, la survalorisation des pratiques.
Tout cela est vrai. Mais, d'autre
part, la foi ne peut pas exister sans un
véhicule historique, sans un
langage articulé, sans un minimum de support
institutionnel. C'est pourquoi je
proposerai de dire que la communauté
ecclésiale est ce lieu où la
religion n'en finit pas de mourir ; mais c'est
dans cette mort sans fin que la
foi garde à la fois un obstacle et un
véhicule.
Débat
Etienne
Borne :
Nous venons d'entendre une
admirable poétique de la foi, qui n'exclut
pas mais requiert comme condition
même de sa force une extrême rigueur
de pensée théologique et
philosophique.
La religion de la foi (qu'il ne
s'agit plus, et j'en prends acte, d'opposer
l'une à l'autre) est nous dit
Paul Ricoeur fondamentalement espérance.
D'autre part, Roger Garaudy nous
a proposé comme capable de fédérer
chrétiens et marxistes l'espoir
essentiellement politique d'un monde autre,
qu'ils ne pourraient réaliser
qu'ensemble. Quelles sortes de relations
peuvent entretenir cette
espérance, qui est l'âme de la religion, et cet
espoir, qui est l'esprit de la
politique ? Il conviendrait donc d'interroger
Roger Garaudy sur le cas qu'il
fait de l'espérance religieuse et Paul
Ricoeur sur la place qu'il
accorde à l'espoir politique. Première question.
Il y en aurait bien d'autres, et
par exemple et je m'adresse plus
particulièrement à Paul Ricoeur,
celle des conditions de possibilité de
la foi, qu'il nous a décrite
comme attitude ou expérience existentielle,
et qui est, disons pour avoir une
référence historique et doctrinale,
la question kantienne par
excellence : dans l'homme en lui-même, dans
la relation de l'homme à l'homme
et au monde, y a-t-il, décelables,
une attente de l'inespéré, une
ouverture à une parole bouleversante, bref
ce qu'on pourrait appeler une
espérance naturelle, philosophiquement
justifiable ? Le « tu dois donc
tu peux » kantien, clef d'un dépassement
métaphysique de la morale, tente
ce passage du spirituel humain à une
affirmation sur le fond des
choses, passage indispensable, car si la foi,
comme don, passe d'un infini les
raisons de croire, une foi sans raisons
de croire serait-elle une foi
véritablement humaine ?
Enfin, et cette dernière question
concernerait davantage Roger Garaudy,
si les grands démystificateurs,
Nietzsche, Marx, Freud, évoqués si souvent
ce soir, peuvent opérer un
décapage heureusement radical de la religion ou
des retombées de la religion,
décapage qui peut tourner à la purification
de la foi, il reste qu'on ne
détruit bien que ce que l'on remplace, que les
négations des désacralisateurs ne
sont que l'envers d'affirmations dogmatiques
et péremptoires, disqualifiant le
contradicteur afin d'éluder efficacement
toute contradiction. Et ces
affirmations, il semble qu'elles ne
soient guère capables de fonder
espérance ou espoir ; l'innocence du
devenir ou le retour éternel font
chez Nietzsche une poétique du destin,
plutôt qu'une philosophie de la
liberté, Freud nous montre l'existence
humaine en proie à de sombres
nécessités qui rappellent FAnanké des
anciens Grecs. L'antichrétien
pourrait alors nous faire rétrograder vers
le préchrétien. Roger Garaudy a
écrit que la parole initiatrice du christianisme
avait défatalisé l'histoire, mais
il reste à savoir si, non seulement
Nietzsche et Freud, mais aussi
Hegel et Marx, ne l'ont pas, et ceux-ci
à force de dialectique,
refatalisée.
Mais abordons la première
question : espérance religieuse et espoir
politique.
Roger
Garaudy :
J'accepte volontiers la question.
Pouvons-nous opposer espérance chrétienne
et espérance marxiste ? Ce serait
peut-être mal poser le problème.
Tout à l'heure Paul Ricoeur
parlait d'une espérance sans arrière-monde,
comme vection fondamentale de
notre histoire. Il s'agissait de quelque
chose qui dépasse une simple
espérance politique. Mais ce serait entendre
la politique en un sens étroit
que de la séparer de l'espérance évoquée
par Ricoeur. Lorsque, comme
marxiste, je parle d'espérance, il s'agit
d'une action militante :
l'espérance comme confiance dans ce que le
monde, par nos efforts, pourra
devenir. Le seul point de l'exposé de
Ricoeur avec lequel je ne sois
pas d'accord est celui-ci: Ricoeur a dit
que les athéismes mettent
l'accent sur la nécessité. Il a sans doute raison
lorsqu'il s'agit de Nietzsche. Il
a évoqué aussi la « sombre nécessité »
dont parle Freud ; peut-être
est-elle liée seulement à un aspect scientiste
que revêt quelquefois, pour des
raisons d'époque, le développement de
sa pensée. En ce qui concerne
Marx, nous devons récuser cette idée. La
liberté, « conscience de la
nécessité », est une formule qui figure en
effet dans la Dialectique de
la nature de Engels. Reprenant l'expression
de Hegel, Marx n'emploie jamais
cette formule. Par contre i l retient
très souvent l'idée que ce sont
les hommes qui font leur propre histoire.
Il ajoute : ils ne la font pas de
manière arbitraire, ils la font toujours
dans des conditions structurées
par le passé. Il s'efforce ainsi de tenir les
deux bouts de la chaîne : le
moment de « l'initiative historique » de
l'homme, (Lénine — dans sa
préface aux Lettres de Marx sur la Commune
de Paris — rappelait que Marx
n'appréciait rien tant que l'initiative
historique des masses) et le
moment de la nécessité. Ce serait interpréter
Marx à l'inverse de sa pensée
profonde que de lui attribuer un
déterminisme mécanique. Lorsque
des disciples de Marx, (il y en eut
très tôt qui furent dogmatiques)
définissaient le marxisme comme un
« déterminisme historique », Marx
disait : « Si c'est cela le marxisme,
alors moi je ne suis pas marxiste
». Ce n'est pas une boutade mais une
thèse sans laquelle le marxisme
n'aurait aucun sens. Dans le Capital,
lorsque Marx définit l'histoire
humaine, il ne se réfère pas à Descartes
et au mécanisme cartésien mais à
Vico plaçant la création poétique au
point de départ de toute action
et de toute pensée de l'homme. Par cette
référence à Vico, Marx marque la
différence entre l'évolution biologique
et l'histoire proprement humaine.
Dans le Capital et pas seulement
dans ses oeuvres de jeunesse,
Marx définit le travail humain par opposition
au travail animal, celui de
l'abeille, ou de la fourmi, comme un
travail précédé de la conscience
de ses fins, précédé de son projet.
Il y a rupture avec l'évolution
biologique, par l'émergence du projet. Il
y a rupture avec le déterminisme
ou les déterminismes naturels.
Lorsque Marx parle de nécessité,
il faut prendre garde aux deux sens
dans lesquels i l emploie ce
terme. Dans des sociétés où règne l'aliénation,
(et il en donne une très longue
description dans le Capital, à propos
du « fétichisme de la marchandise
») l'histoire humaine peut parfois
ressembler à l'histoire de la
nature, c'est-à-dire paraître soumise à une
causalité venue « de derrière», à
l'archéologie et non pas à la téléologie,
caractéristique de l'histoire
proprement humaine. J'utilise volontairement
les termes de Ricoeur pour rendre
plus facile, en parlant la même langue,
la discussion.
Il y a donc une forme d'histoire
aliénée, qui peut en effet ressembler
à une histoire de la nature. Plus
elle est aliénée, plus elle lui ressemble.
Mais, lorsque Marx dit par exemple
: le socialisme est une nécessité historique,
le mot nécessité ici n'a plus le
même sens. Le socialisme, pour
Marx, ne viendra pas par une
sorte de force d'inertie de l'histoire,
l'homme subissant les poussées de
l'histoire antérieure. Lorsqu'il parle du
sens de l'histoire, i l ne faut
pas l'interpréter dans un sens providentialiste
où déjà tout serait écrit, où
l'histoire serait un scénario que nous n'aurions
plus qu'à jouer. Tout au
contraire, lorsque Marx affirme la nécessité
du socialisme, i l entend par là
que les contradictions qui minent le système
capitaliste sont de telle nature
qu'il n'est possible de les surmonter
qu'en instituant le socialisme.
Il ne s'agit nullement d'une nécessité
mécanique, car une autre
hypothèse est possible : c'est que nous ne
surmontions pas du tout ces
contradictions. Si nous étions assez aveugles,
pour ne pas voir ces
contradictions ou si nous étions assez lâches pour,
les ayant vues, ne pas mettre en
oeuvre une action pour les surmonter,
elles ne seraient pas surmontées.
Rien ne nous est promis et personne
ne nous attend. Il existe
toujours la possibilité de ce que Lénine appelait
un « pourrissement » de
l'histoire, par opposition aux conceptions déter-
ministes et mécanistes
caractéristiques des conceptions réformistes que
Lénine a toujours combattues. Je
voudrais en donner un exemple historique
: interprétant mécaniquement,
abstraitement, dogmatiquement, les
enseignements de Marx, Kaustsky disait à Lénine : « Marx a montré
que le socialisme était le
dépassement des contradictions d'un capitalisme
parvenu à sa pleine maturité » ;
or en Russie, il n'y a pas de
maturité du capitalisme ; les
conditions objectives ne sont donc pas remplies
; il ne faut pas faire la révolution
! Lénine, dût-il être accusé de
volontarisme, considérait cela
comme une interprétation dogmatique du
marxisme. Il a retenu surtout,
dans le marxisme, l'essentiel : la science et
aussi l'art de dégager, à partir
des contradictions présentes, un possible
futur. Et il a inversé le schéma
de Marx : au lieu de considérer qu'il fallait
attendre que les conditions
économiques soient réalisées pour adapter les
superstructurees politiques à cet
état de l'économie, comme cela s'était
produit pour la Révolution
Française, il a considéré que l'on pouvait
inverser les facteurs et prendre
le pouvoir pour réaliser ensuite les conditions
économiques du socialisme.
Il y a donc, chez Marx, deux
conceptions de la nécessité. La seconde
tient compte de cet élément essentiel
que, dans l'histoire humaine, tout
passe par des actions, des
décisions et des choix d'hommes. La préoccupation
essentielle du marxisme
authentique, celui de Marx et aussi celui
de Lénine, c'est de nous rendre
pleinement responsables de notre histoire.
Je voudrais simplement conclure
en disant que, soulevant ce débat, Ricoeur
a posé le problème essentiel du
dialogue théorique entre christianisme et
marxisme : quelle est, de nos
deux manières de vivre le monde et de
le penser, celle qui nous rend le
plus pleinement responsables de notre
histoire ?
Paul
Ricoeur :
Mon doute ne concerne pas les
textes de Marx qui se bornent à une
description des systèmes
économiques et de leur dynamique, et qui, précisément
parce qu'ils ne comportent pas de
métaphysique, montrent le
jeu de la nécessité et de la
décision. Mon doute et mon objection
s'adressent aux textes qui
prétendent donner une théorie générale de la
réalité, une théorie «
matérialiste » ; le marxisme, à mon sens, oscille
entre ces deux niveaux ; ou bien
il propose une anatomie ou une physiologie
des systèmes économiques récents,
plus précisément du capitalisme,
— ou bien il offre une conception
d'ensemble de l'homme et de
la réalité ; c'est celle-là qui
comporte les difficultés bien connues de la
conscience-reflet, du
déterminisme et de la liberté ; mais vous les avez
évitées en vous repliant sur
l'autre forme du marxisme.
Ma deuxième objection porte sur
la conception proprement politique
du marxisme ; je l'ai dit dans
mon exposé ; ce n'est pas par hasard
qu'il y a eu Staline ; le
stalinisme, je le crains, révèle un vice déjà présent
chez Lénine et peut-être chez
Marx, à savoir la captation de l'histoire
par un groupe d'hommes qui
s'appelle lui-même le Parti. Le même phénomène
se répète dans la suite des
substitutions qui amène à concentrer
le pouvoir dans le Comité
Central, puis dans le Bureau, puis dans la personne
du Secrétaire Général. Je me
demande si ce processus n'est pas
figuré à l'avance dans la thèse
de la « dictature du prolétariat ». Rien
ne paraît plus dangereux que
cette confiscation et cette concentration
du pouvoir.
C'est ici que j'introduis pour ma
part une réflexion sur la spécificité du
politique et sur les conditions
proprement politiques de l'usage limité de
la force.
Et c'est à cette réflexion sur la
dialectique du pouvoir que je rattache
ma conviction que l'humanité a
besoin de deux types de communauté,
une communauté politique,
organisée en vue de l'exercice du pouvoir,
une communauté ecclésiale, qui
doit rester une communauté de la parole,
en vue de la diffusion des
figuratifs de l'espérance. Ici encore, je reste
kantien ; pour Kant, en effet, la
fonction de la religion est de répondre
au problème du mal radical en
promouvant la régénération du coeur ;
cette fonction est non politique
par principe ; le problème de la politique,
c'est l'arbitrage des conflits ;
or, comme Kant va même jusqu'à dire dans
le Projet de Paix Perpétuelle,
même une société de démons peut résoudre
ce problème. D'où la possibilité
de joindre un certain optimisme politique
à un pessimisme anthropologique.
D'où surtout la nécessité de ne pas
confondre la fonction ecclésiale,
qui est la prédication non-violente de
l'espérance, et la fonction
politique, qui comporte l'exercice du choix
rationnel et l'application de la
force. Or, je ne vois pas de base dans le
marxisme pour ce jeu entre le
politique et cette autre instance où s'exercerait
la fonction d'inspiration, parce
que c'est là que l'Esprit souffle
où il veut.
Etienne
Borne :
Communauté de la parole et
communauté politique, qui doivent manifester
chacune sa spécificité, et dont
la distinction et la tension sans
complémentarité, sont conditions
de la liberté du croyant comme de la
liberté du citoyen. Si la
communauté de la parole se veut communauté
politique, c'est cléricalisme ;
si la communauté politique prétend être
communauté de la parole, c'est
totalitarisme ; et nous serons aisément
d'accord pour congédier le
cléricalisme et refuser le totalitarisme. Ces
deux communautés toutefois ne
sont pas étrangères l'une à l'autre ;
lorsque paraît dans l'histoire
une communauté de la parole — bref une
église — qui revendique son
originalité et exerce sa fonction propre, la
communauté politique, limitée et
relativisée, se trouve profondément
changée, dans la mesure où est
contredite son ambition totalisante.
Paul
Ricoeur :
Je crois qu'à ce moment-là le
domaine politique est limité, comme
vous le disiez d'ailleurs au
début ; je crois qu'il faut une certaine limitation
de la politique, précisément
parce qu'elle est toujours l'usage de la
force ; il faut que le prophète
et le roi soient distincts.
Etienne
Borne :
Mais le roi, découronné de tout
charisme prophétique et auquel est
ôté le gouvernement des
consciences, risque de se trouver fort peu royal ;
et il accusera le prophète — cela
s'est vu et se verra dans tous les
régimes — d'être un agent de
subversion de l'ordre politique. D'accord
donc sur la limitation de la
politique par la parole, la défense faite à la
politique de prendre la parole,
je veux dire d'user d'une parole sacrée ;
mais la limitation est du négatif
et je demande un peu plus ; il doit y
avoir et il y a entre les deux
communautés une certaine sorte de relation
positive, par exemple une
inspiration chrétienne en politique.
Paul
Ricoeur :
En tout cas, la pire des
relations, c'est l'existence d'un parti chrétien.
Etienne
Borne :
La notion de parti chrétien est
en effet indéfendable.
Paul
Ricoeur :
Il y en a beaucoup qui
s'appellent comme cela.
Etienne
Borne :
Mais dans leur propos — qu'ils
fassent de la bonne ou de la mauvaise
politique — ils ne se réfèrent ni
à la foi ni aux églises, mais à une
certaine projection culturelle du
christianisme, non pas à la parole en tant
que telle, mais aux incidences de
la parole dans l'ordre politique, lesquelles
sont recevables aussi bien par
des incroyants que par des croyants ;
un parti d'inspiration
chrétienne, si on entend le mot chrétien dans le
sens qui convient ici, n'est pas
un parti confessionnel et ne concède rien
au cléricalisme ; il est donc
bien assuré qu'un parti chrétien, qui voudrait
changer la communauté de la
parole en communauté politique, est absurde
et haïssable, aussi bien
chrétiennement que politiquement. Et je me
demande si l'invitation, faite
couramment aujourd'hui aux chrétiens, de
rejoindre un courant
révolutionnaire au nom de leur foi, ne les presse pas
au fond de se constituer en parti
chrétien, dans le pire sens de l'expression.
Dédaignons de trop faciles
polémiques. Pour moi, j'exprimerais simplement
et aussi fortement que possible
deux convictions : d'une part, toute
utilisation ou récupération du
christianisme dans un sens conservateur ou
révolutionnaire, blesse
profondément la foi, mettant la parole au service
de la politique ; d'autre part,
la politique qui ne serait qu'usage de la
force ne serait pas une vraie
politique ; une politique digne de ce nom
vise des valeurs de justice et de
liberté, et il y a dans le christianisme
humainement, historiquement,
culturellement considéré, un incontestable
ferment de justice et de liberté.
Je citerai une fois encore l'admirable mot
de Roger Garaudy sur le Christ
qui a « défatalisé » l'histoire, mot qui se
réfère non au fond même de la
foi, mais à l'incidence majeure sur l'histoire
des hommes du courant
judéo-chrétien ; donc, et c'est la deuxième
conviction que je disais, l'idée
d'une inspiration chrétienne dans l'ordre
politique est valable, car la
parole n'est pas incapable, comme par surcroît,
d'humaniser la politique, de
l'empêcher de se dégrader en volonté de
puissance, de la faire se
souvenir de sa véritable finalité. Mais je me
suis introduit bien légèrement
dans le débat ; et c'est à Ricoeur que
Garaudy doit répondre.
Roger
Garaudy :
Je voudrais, pour répondre à
Ricoeur, faire d'abord une remarque
méthodologique. Il me semble un
peu paradoxal que lorsqu'il essaie de
définir ce qu'est le marxisme, il
le prenne, pardonnez-moi l'expression,
par les deux bouts. A la fois par
les Manuscrits de 44 ou bien par
le stalinisme. Je ne crois pas
qu'il soit de très bonne méthode de juger
d'un système à partir de sa
préhistoire ou à partir de sa décadence. II
serait préférable d'examiner
d'abord la pensée de Marx et expliquer
comment on a pu arriver à sa
perversion stalinienne qui n'est pas un
effet du hasard, vous avez eu raison
de le souligner.
En ce qui concerne les Manuscrits
de 44, la conception de la révolution
s'exprime en termes hégéliens.
C'est une pensée qui contient déjà
des éléments très importants du
marxisme, mais qui est encore très
imprégnée par la philosophie de
l'histoire de Hegel et par la philosophie
de Hegel tout court.
En ce qui concerne le stalinisme,
je pense, comme vous, qu'il ne s'agit
pas d'un accident. Mais je ne
crois pas que le stalinisme découle des
principes mêmes du marxisme, mais
des conditions historiques dans lesquelles
le marxisme a été amené à se
construire. Tout à l'heure, évoquant
la polémique entre Kautsky et
Lénine, je rappelais la thèse de Kautsky :
les conditions économiques ne
sont pas réalisées, la Russie est un pays
sous-développé, par conséquent
vous ne pouvez pas passer au socialisme
tel que Marx l'a défini à partir
de l'analyse du capitalisme le plus développé
de son temps, c'est-à-dire le
capitalisme anglais. Lorsque le socialisme
commence à se construire à partir
d'un pays économiquement sous-développé,
dans la Russie de 17, ou dans la
Chine de 48, c'est-à-dire
dans des pays qui partent avec un
lourd handicap de retard technique,
économique, dans des pays qui
n'avaient pas réalisé ce que Marx appelait
« l'accumulation primitive », il
se construit dans des conditions particulièrement
difficiles qui impliquent en
particulier une extrême concentration
des sources, des pouvoirs et même
des espérances, avec toutes les conséquences
que cela comporte : violations de
la démocratie (non seulement
violation de la démocratie
bourgeoise mais violations d'une démocratie
socialiste), conception
utilitaire, pragmatique de la culture. Le stalinisme
n'est donc pas un accident. La
personne de Staline ne joue même qu'un
rôle limité. Lorsqu'on institue
une dictature du prolétariat à partir d'un
pays où le prolétariat était
profondément minoritaire avant 1917 et où,
par suite de la guerre civile et
de l'invasion étrangère, les éléments les
plus dynamiques, les plus
conscients et les plus courageux de ce prolétariat
ont été pratiquement exterminés,
on en arrive au paradoxe qui a
été celui de la Russie de 1921 :
faire une dictature du prolétariat presque
sans prolétariat. Dès lors, un
parti parle au nom d'une classe qui n'est
encore que virtuelle, et, de
glissement en glissement, un appareil parle
au nom du parti, une direction au
nom d'un appareil et, à la limite, un
homme au nom de cette direction.
Staline a certes joué un rôle ; mais
il est beaucoup plus un effet
qu'une cause.
Ce n'est donc pas à partir de là
que l'on peut définir le marxisme.
Cela serait aussi aberrant que
si, parlant du christianisme, on répondait :
Salazar ! Je ne veux pas du tout
engager une polémique, mais simplement
dire qu'il ne s'agit pas de
comparer le marxisme tel qu'il est avec un
christianisme tel qu'il devrait
être, ou bien un marxisme tel qu'il devrait
être avec un christianisme tel
qu'il est. Cette communauté de la parole,
j'en apprécie beaucoup les
vertus, mais elle les a toutes, sauf celle d'avoir
historiquement existé. Je ne dis
même pas politiquement, mais historiquement
existé. Le problème qui se pose
pour nous est de savoir ce
que nous pouvons retenir dans le
marxisme, quelles qu'aient pu être
historiquement ses perversions,
et dans le christianisme qu'elles qu'aient
pu être historiquement ses
perversions ; d'ailleurs, comme i l a le privilège
d'être le plus âgé, le
christianisme a connu de plus nombreuses et plus
longues perversions ! mais il
s'agit de savoir si nous pouvons, à partir
de ce qui est l'âme même du marxisme,
sa méthode d'analyse des contradictions
historiques, prendre chez lui des
leçons d'efficacité historique. Les
marxistes ont commis quelquefois
l'erreur de penser que les conditions
économiques, sociales et
politiques étant réalisées, un homme nouveau
allait naître automatiquement :
l'histoire nous a montré durement qu'il
n'en était pas ainsi. Le problème
est de savoir si nous pouvons conjuguer
nos efforts pour attaquer
l'avenir à la fois au niveau des structures politiques,
(non pas au sens simplement de
l'exercice du pouvoir et de la
domination, mais au sens d'une
politique capable d'accorder à l'homme à
la fois le droit et le pouvoir de
décider) et aussi au niveau des consciences,
pour que cet homme en ait le
désir. Si nous y parvenons, notre
athéisme ne sera pas un ennemi
mais une composante de votre foi et
votre foi peut devenir une
composante de notre athéisme.
Etienne
Borne :
Vous les chrétiens, nous les
marxistes, nous dit Roger Garaudy, entendons-
nous pour faire enfin la vraie
révolution, à la fois celle des structures
et celle des âges, et construire
ensemble un monde nouveau. Je
reste cependant curieux de la
condition qui sera faite aux chrétiens,
au christianisme et à la religion
dans cet univers socialiste. Sera-t-il
permis à ceux d'entre eux qui ne
seraient pas d'accord avec la révolution
établie de manifester leur
contestation ? Plus généralement, la
religion,
ou, comme nous disons ce soir, la
parole, implique une exigence critique
à l'égard des choses du siècle
qui, même améliorées et ajustées aux
requêtes de la raison, ne se
confondront jamais avec le royaume de
Dieu ; la religion risque donc
d'être, dans le monde socialiste, génératrice
de doute, d'inquiétude et, encore
une fois, de contestation. Or nous sommes
invités à travailler pour
l'avènement de la dernière révolution, ce qui
est fascinant mais quelque peu
terrifiant, car, au lendemain de la révolution,
ce qui risque d'être aboli c'est
l'esprit révolutionnaire, qui s'opposant
à la révolution établie est
proscrit comme contre-révolutionnaire. Cela s'est
vu et se voit. Je ne suis pas si
sûr que cette classique dialectique ne
jouerait pas encore.
Autre remarque voisine de la
précédente. Le propos révolutionnaire
définit une politique mais
non pas la politique. La pluralité des doctrines
et des projets est non seulement
un fait incontestable, mais se présente
en droit comme la condition même
d'une liberté réelle et efficace ; bref,
la démocratie — maison commune
qui admet plusieurs demeures — est
pluraliste ou elle n'est pas. Il ne
s'agit pas seulement de savoir, irritant
et sérieux problème, si la
révolution telle que la voit Roger Garaudy
abolirait tout pluralisme, car il
y a aussi une plus immédiate question
qui est celle de la situation
faite aujourd'hui et en ce moment aux chrétiens
non marxistes. Car il serait
abusif de faire de l'adhésion au
marxisme et au propos
révolutionnaire la seule politique possible et d'y
voir un critère d'authenticité
chrétienne par-dessus le marché. Un démocrate
réformiste peut aussi avoir droit
au dialogue et n'être pas chrétiennement
et politiquement disqualifié.
Bref il peut y avoir intérêt à ce
que malgré l'entrecroisement des
séductions réciproques, chrétiens et
marxistes fassent deux.
Roger
Garaudy :
Je ne pense pas qu'il y ait deux
communautés. C'est mal poser le
problème. Il n'y a pas les
chrétiens ici et les marxistes là. Il y a une
seule communauté affrontée aux
mêmes problèmes : de la lutte contre
un capitalisme qui est dégradant
pour tous, d'un socialisme dont nous
connaissons les perversions (et,
par conséquent, d'un système qui n'est
pas la seule réponse possible aux
contradictions du capitalisme). La pire
erreur serait d'identifier
simplement le socialisme avec la socialisation
des moyens de production et pire
encore avec leur étatisation. Marx ne
définissait pas ainsi le marxisme
; il le définissait comme un système
dans lequel chaque enfant qui
porte en lui le génie d'un Mozart ou d'un
Descartes pourrait le déployer
pleinement. La socialisation des moyens
de production est un moyen, mais
un moyen seulement, une condition
nécessaire mais pas une condition
suffisante. Nos problèmes communs
sont ceux de ce capitalisme, ceux
de ce socialisme, ceux de ce christianisme
(car le christianisme aussi a été
perverti par sa propre histoire)
Et puis il y a les problèmes du
tiers-monde, les problèmes des grandes
mutations scientifiques et
techniques. Il n'y a qu'une communauté affrontée
à l'ensemble de ces problèmes.
Après dix ans de pratique du dialogue,
nous en avons fini avec les
prolégomènes. Ricoeur peut, comme moi,
mesurer le chemin parcouru, car
il a été un des pionniers de ce dialogue,
dans cette même salle, au cours
d'une « Semaine de la pensée marxiste ».
Le temps n'est plus où nous
disions : vous êtes là, vous les chrétiens, nous
les marxistes nous sommes là ;
est-ce qu'il est possible de discuter
ensemble et de faire quelque
chose ensemble ? Il faut inverser les termes
de la question. Nous sommes
affrontés à des problèmes qui nous sont
communs, voyons comment nous
pouvons chacun apporter quelque chose
pour les résoudre. Vous me dites
: est-ce que ce socialisme que vous rêvez
ne nous obligera pas à accepter
les principes d'une certaine politique ? Je
ne parle ni du dehors ni du
dedans du Parti Communiste. Pas du dedans
puisque j'en suis exclu, ni du
dehors non plus parce que d'en être exclu
ne m'en a fait perdre ni les
visées, ni l'espérance, ni la solidarité. Le
socialisme que nous voulons faire
— et je voudrais parler avec autant de
responsabilité que du temps où
j'étais l'un des dirigeants de ce parti —
ne sera pas seulement ce que les
communistes veulent en faire. Il portera
l'empreinte de tous ceux qui
auront participé à le construire. Dans un
petit livre que j'ai intitulé La
reconquête de l'espoir, j'ai
attribué une
grande importance à la dimension
humaine et surtout à la participation
des chrétiens. Parce que, plus
les chrétiens qui acceptent, comme le disait
tout à l'heure Ricoeur, d'«
intégrer la critique radicale », pour en faire
une composante de leur foi,
seront nombreux dans la construction du
socialisme, plus les rechutes du
stalinisme deviendront improbables. C'est
pourquoi je tiens tellement (et
d'une façon permanente, pas seulement
depuis l'an dernier, mais depuis
trente-sept ans), non seulement à réaliser
une convergence, mais une
coopération, une fraternité de combat. Il ne
s'agit pas seulement d'une
nécessité tactique. Dans un pays comme le nôtre,
dire que l'on voudrait faire le
socialisme sans les chrétiens ou contre
eux, cela reviendrait à dire
qu'on ne veut pas faire le socialisme du tout.
Mais là n'est pas l'essentiel :
même si l'on parvenait au socialisme à la faveur
d'une crise, d'une guerre, d'une
manière exceptionnelle, nous risquerions
de retomber dans les erreurs du
passé, de retomber dans des formes
bureaucratiques, voire
despotiques, dans la mesure où l'une des composantes
de ce socialisme ne serait pas
cette « défatalisation ». C'est le
dénominateur commun sur lequel
nous nous sommes retrouvés. Vous
avez tout à l'heure évoqué, à
propos du Christ, cette image de celui qui
« défatalise ». Dans la mesure où
dans la construction du socialisme cette
composante chrétienne sera une
composante non seulement historiquement
nécessaire mais une composante
réelle et une composante puissante, nous
pourrons réaliser un socialisme
qui ne prenne pas les formes bureaucratiques,
autoritaires ou despotiques. Il
les a prises dans des pays qui
avaient à remonter un lourd
handicap de développement et à réaliser
cette accumulation primitive qui
avait été faite d'une manière si criminelle
par le capitalisme. Elle s'est
accompagnée d'un certain nombre de
crimes aussi à l'intérieur du
socialisme. Si dans notre pays, nous n'avons
pas ce handicap à remonter, il
nous est possible de retrouver le modèle
primitif de Marx, c'est-à-dire de
voir dans le socialisme un dépassement
du capitalisme ayant atteint son
plein épanouissement. Oui, i l nous est
possible de construire une
véritable démocratie socialiste, à condition que
nous la construisions ensemble.
C'est l'une des conditions essentielles de
la reconquête de l'espoir.
Paul
Ricoeur :
J'entends tout à fait l'appel de
Garaudy et il sait bien que, politiquement,
je suis sur ces positions-là. Ce
que j'ai voulu dire ce soir, c'était
quelque chose d'assez différent.
Assez différent parce que je n'ai pas
pensé à deux communautés : la
communauté des chrétiens, la communauté
des marxistes ; sinon nous nous
méprendrions complètement. Je
pensais à deux niveaux
d'efficacité : c'est tout à fait différent. D'une
part, le niveau des projets
fondamentaux, ce que j'appelais l'espérance,
et d'autre part, le niveau de
l'incarnation dans une action institutionnelle.
Il ne s'agit donc pas de groupes
opposés, mais de niveaux de réflexion
et d'action ; la sorte de société
dans laquelle nous vivons peut être
attaquée à des niveaux très
différents : celui des partis, mais aussi celui
des hypothèses fondamentales ; à
ce niveau, nous sommes peut-être au-delà
de la querelle
capitalisme-socialisme ; car je ne suis pas sûr que les
vraies options soient maintenant
à ce niveau-là. Dans l'espèce de révolution
culturelle qui se développe aux
Etats-Unis et ailleurs ce qui est en question,
c'est la place de la rationalité,
c'est la possibilité même de vivre
dans des institutions, c'est la
signification du lien humain le plus fondamental,
c'est la nature de la sexualité,
c'est la destination du langage ;
ces questions appellent une
critique radicale et aussi une prédication fondamentale,
au niveau des significations les
plus profondes ; peut-être
que les sociétés industrielles
avancées rencontrent des problèmes absolument
spécifiques qui ne sont plus la
répétition des problèmes du
XIXe siècle : capitalisme, socialisme.
Ce qui est maintenant en jeu,
c'est la possibilité de vivre
quand on n'a plus à lutter pour survivre ;
passé un certain seuil
d'abondance, ce qui devient possible — et même
nécessaire — c'est une critique
de la signification humaine de toutes les
institutions, y compris celles du
socialisme. C'est là que nous avons
besoin d'un niveau de projection,
d'un niveau de réflexion, d'un niveau
d'action où l'homme est moins
engagé dans les luttes de pouvoir. C'est
pourquoi je tiens tout de même à
une certaine polarité, non pas du
tout entre des groupes de
marxistes et des groupes de chrétiens, mais
entre deux niveaux d'action :
d'une part une action au plan fondamental,
sans souci de la réussite
immédiate et des limites du possible ; d'autre
part, une action responsable,
déterminée par l'exercice du pouvoir et la
lutte pour le pouvoir. Je ne
cache pas le caractère wébérien de cette
analyse...
Etienne
Borne :
Personne ce soir ne saurait
revendiquer le dernier mot. En guise
d'une impossible conclusion, je
voudrais seulement souligner que les
deux philosophes qui ont débattu
devant vous, moins de religion et de
foi, que de religion et de
politique, ont témoigné pour cette exigence
et cette rigueur sans lesquelles
i l n'est pas de philosophie digne de ce
nom. Pas d'affirmation sans
qu'ait été poussé jusqu'à son terme extrême
le souci critique. Si on parle de
marxisme et de christianisme, c'est en
s'efforçant de penser l'un et
l'autre dans leur vérité, qu'il ne faut point
confondre avec ses retombées
idéologiques et ses perversions historiques.
Un philosophe n'a pas pour
fonction de justifier le train du monde et
de se faire l'apologiste des
compromis du siècle. Ce qui suppose un sens
aigu de ce qui devrait être et
mériterait d'être. Telle est la religion du
philosophe, écartelé par fonction
entre la parole et la politique. Telle est
aussi la religion naturelle — qui
dit à chacun de nous dans le secret
que, si le monde va de travers,
nous sommes désignés pour tenter de le
remettre droit, même si cette
rectitude reste un horizon inaccessible —
religion invincible à tous les
démystificateurs, contre laquelle ne vaut
aucune autorité, fût-ce celle de
Nietzsche. Marx ou Freud, parce que,
tout simplement, elle relève de
cette conscience par laquelle l'homme
est l'homme.
Recherches et Débats , n°73, pages 51 à 89
(revue créée par le Centre catholique des Intellectuels français fondé en 1941 et dissous en 1977 )