Le texte ci-dessous n'est pas tiré du livre illustrant l'article.
Sur mon tiré à part de ce dernier figure une dédicace de la main du futur cardinal: A Monsieur Roger Garaudy avec mon estime. Signé: Père Georges M.M.Cottier
Sur mon tiré à part de ce dernier figure une dédicace de la main du futur cardinal: A Monsieur Roger Garaudy avec mon estime. Signé: Père Georges M.M.Cottier
Marxisme et religion
M. Roger Garaudy, Membre du Comité central du Parti communiste
français,
a donné à l'hebdomadaire Témoignage Chrétien (n° 1080,18.III.1965)
un
article dans lequel il exprime ses vues actuelles sur la religion: Notre
combat, comme marxistes, est un
combat pour l'homme. Selon
l'intention de
son
auteur, ce texte devrait permettre une entrée en dialogue avec les
chrétiens1.
Plusieurs paragraphes se retrouvent textuellement dans la
réponse
à une enquête de La Lettre, qui avait demandé à M. Garaudy comment
il
envisageait le problème du «dialogue avec l'Incroyance». Enfin,
lors
d'un récent dialogue avec le P. Dubarle, à Genève, ce sont les mêmes
thèmes
et les mêmes formules qui ont été développés par le philosophe
marxiste.
Les
deux textes parallèles de Témoignage Chrétien et de La Lettre ont
le
mérite
de la clarté. Leur analyse nous permettra de peser les chances présentes
du
dialogue avec les marxistes, dont on a beaucoup parlé ces derniers
temps.
1. «La main tendue »
C'est
dans le prolongement de l'«initiative historique» de la politique de
«la
main tendue aux catholiques», prise par Maurice Thorez en 1936, que se
situent
les actuelles amorces de dialogue. Cette politique, qui s'est déjà
montrée
féconde à plus d'une reprise, ne doit pas être considérée comme
«une
manoeuvre tactique» mais comme «une prise de position sur la base de
principes
fondamentaux».
1On sait
que l'hebdomadaire parisien a reçu un blâme de l'épiscopat français pour
avoir
publié cet article. Dans le même numéro de T. C , l'article de M. G. est suivi
d'un texte
du R. P. Jolif O.P., qui est une belle profession de foi: Une aube se lève
qui
rendra p l u s visible les dimensions de l ' A m o u
r de D i e u . Dans les lignes qui suivent nous
nous
plaçons à un autre point de vue que le P. Jolif.
Ces
«principes fondamentaux» sont, sans doute, ceux qu'ont énoncés
Marx,
Engels, et Lénine. Comme l'aliénation religieuse n'est qu'un reflet de
l'aliénation
«réelle», «profane», économique, la lutte contre la religion ne doit
pas
prendre la forme directe de la persécution ou de la polémique théologique ;
elle
consiste à s'attaquer aux racines sociales de la religion1.
«L'idée fondamentale, c'est qu'en
demeurant fidèle au principe : lutter contre
la religion, c'est lutter contre ses
racines sociales, c'est-à-dire contre toutes les
formes d'oppression et
d'exploitation qui écrasent l'homme, — il est possible
d'appeler à cette tâche les
chrétiens eux-mêmes» 2.
Ceux-ci
sont, en effet, également victimes de l'oppression. Marxistes et
chrétiens
peuvent donc travailler en commun : les premiers savent qu'avec
l'aliénation
humaine disparaîtra l'illusion religieuse qu'elle a fait naître, les
seconds
pensent que de cette lutte la foi sortira purifiée. Puisque par
rapport
à la lutte, qui est l'essentiel, la rémanence de la foi, qui est destinée
à
s'éteindre d'elle-même, est inoffensive, on se gardera d'y porter atteinte.
S'il
n'y a pas «manoeuvre tactique» au sens d'utilisation momentanée des
croyants
pour atteindre un résultat déterminé avec l'appui de leur nombre
et
de leur action, il reste que les croyants sont invités à entrer dans un
processus
dont on leur assure qu'au terme il implique l'extinction de la foi.
Il
convient donc d'être averti sur le contenu qui est donné à la formule:
lutte
«contre toutes les formes d'oppression et d'exploitation qui écrasent
l'homme».
2. L'opium du peuple
La
«main tendue» a également provoqué «un approfondissement théorique
et
un enrichissement humain du marxisme». Les marxistes ont été amenés à
mieux
scruter la signification de deux thèses de Marx: celle selon laquelle
«la
religion, c'est l'opium du peuple», et celle qui affirme que seul le communisme
peut
«réaliser de façon profane le fonds humain du christianisme».
Les
communistes ont été nécessairement conduits «à poser dans l'esprit de
notre
temps le problème de la nature et du rôle du fait religieux», par «les
changements
survenus dans la conscience chrétienne de notre époque»,
changements
dont le Concile a révélé l'ampleur et «par le rôle joué par la
1M. GARAUDY a naguère expliqué ce point dans L ' E g l
i s e , le Communisme et les
Chrétiens,
Ed.
Sociales, Paris, 1949, 2, P., ch. I, M a r
x i s m e et R e l i g i o n , p. 203 et
suiv.
Cf.
notamment p. 222.
2 Op. cit., p. 227.
religion,
et notamment par l'Islam, dans les mouvements de libération
nationale».
Relevons à propos de ce second point que la religion est jugée
ici
selon le critère de son efficacité politique, «révolutionnaire».
C'est
avec raison que M. G. affirme que la conception marxiste de la
religion
ne se laisse pas réduire à l'unique formule: «la religion, c'est l'opium
du
peuple». Il ajoute que cette phrase, qui est de 1843, date à laquelle «Marx
n'est
pas encore marxiste», ne constitue pas une «définition métaphysique»
de
«l'essence» de la religion, «qui serait valable partout et toujours». Une
telle
définition se rattacherait à la pensée feuerbachienne plutôt qu'à la
conception
de Marx et d'Engels qui, quand en 1846, dans L'Idéologie Allemande,
ils
jetteront les bases du matérialisme historique, reprocheront à
Feuerbach
d'avoir «idéalisé» le fait de l'aliénation religieuse et de l'avoir
rendu
«indépendant», au heu de «l'interpréter comme le produit d'une
période
historique de développement déterminé et dépassable ». Les
travaux
postérieurs d'Engels, comme l'étude de 1850 sur La guerre des paysans
ou
la Contribution à l'histoire du christianisme primitif de 1894-1895,
montrent
au contraire que les croyances religieuses, expressions de conditions
historiques
variables, «peuvent jouer un rôle différent aux différentes
époques».
Ce n'est donc pas toujours et partout que la religion fit fonction,
comme
au temps de la Sainte-Alliance, de «ralliement» et «d'arme idéologique
pour
toutes les forces réactionnaires».
D'ailleurs,
dès 1843, Marx avait entrevu le caractère «dialectique» du fait
religieux,
quand i l écrivait :
«La détresse religieuse est, pour
une part l'expression de la
détresse réelle, et,
pour une autre part, la protestation contre la détresse
réelle.»
Selon
les époques, l'un ou l'autre aspect sera dominant, de sorte que
«la thèse selon laquelle la
religion, en tous temps et en tous lieux, détourne
l'homme de l'action, de la lutte et
du travail, est en contradiction flagrante avec
la réalité historique. Ce n'est pas
une thèse marxiste».
Ce
raisonnement suggère quelques remarques.
a) Il est historiquement exact que la
première formulation du matérialisme
historique
est donnée dans L'Idéologie Allemande. Marx et Engels
prennent
alors leur distance par rapport à la philosophie de Feuerbach.
Mais
distance n'est pas rupture. La structure de l'aliénation notamment
demeure
substantiellement
la même; c'est la portée de ce schéma explicatif
qui
devient de «métaphysique» («l'essence de la religion»), «historique» dans
la
mesure où la définition de l'homme qui se dégage de L'Idéologie Allemande
est
historiciste. Pour reprendre une expression de Gramsci, la «nature humaine
»
est devenue «le complexe des rapports sociaux». Telle est l'affirmation
fondamentale
des Thèses sur Feuerbach. Dès lors, l'aliénation elle-même
est
envisagée du point de vue de cette dynamique sociale.
b) La formule: «La religion, c'est
l'opium du peuple» se trouve dans le
même
texte de 1843 où figurent, à côté d'autres métaphores, les termes:
«expression»,
«protestation» pour désigner le rôle d'illusion et de consolation
imaginaire
joué par la religion dans un monde de malheur et d'oppression.
Elle
exprime un aspect de la critique marxiste de la religion, mais ce n'est
pas
cet aspect qui constitue le fondement de la conception athée de l'homme.
Cette
formule a plutôt valeur de corollaire. C'est parce que Marx a de l'homme
une
conception radicalement athée, qu'il ébauche, à partir de cette
conception,
une critique de la religion. Ainsi, dans un texte datant également
de
1843, Marx définit sa philosophie comme une théorie qui «explique
l'homme
comme étant la plus haute essence pour l'homme (welche den
Menschen fur
das hôchste Wesen des Menschen erklart) ». L'humanisme marxiste
est
essentiellement athée parce qu'il pose au départ, comme postulat,
cette
volonté de radicale immanence de l'homme à lui-même, exclusive de
la
transcendance. En d'autres termes, en marxisme, l'athéisme est humanisme
athée
avant d'être critique de la religion. L'historicisme de L'Idéologie
Allemande ne fera que renforcer cet aspect
décisif. Le concept d'aliénation
(ou
ses équivalents dans les écrits postérieurs) est relatif et négatif
et
c'est pourquoi il ne saurait être au principe de l'explication. L'aliénation
est
privation, qui se définit par la positivité dont elle marque l'absence. E t
cette
positivité est la définition, déjà athée, de l'homme pleinement immanent
à
soi-même. De sorte que, pour être réelle, la distinction qu'apporte
M.
G. n'atteint pas le coeur du problème. Dans quelle mesure la réflexion
marxiste
acceptera-t-elle de dissocier sa notion de l'homme de l'athéisme
qui
en est jusqu'ici une composante essentielle? Voilà la question décisive.
c)
A vrai dire, M. G. reconnaît une certaine fonction positive à la religion,
dans
certaines circonstances historiques déterminées ; il ne tient pas que la
religion
constitue une dimension spécifique de l'homme. La religion est ainsi
totalement
soumise au critère extrinsèque du processus historique de
libération
des oppressions. Mais i l s'agit d'un processus, d'une libération et
d'oppressions
tels que les conçoit la pensée marxiste. Et la logique du
raisonnement
a pour implication qu'il revient aux marxistes de constituer
le
tribunal historique qui décrétera de l'utilité ou de la nocivité de la
religion.
Les
intérêts de la révolution, compris du point de vue marxiste ou de ces
hommes
qui se disent marxistes, constituent la norme ultime qui permet de
mesurer
si et quand la religion est force de protestation ou arme idéologique
de
la réaction. C'est donc la vision même que le marxiste se fait de l'homme
et
de son histoire, et à laquelle il confert une valeur normative absolue, qu'il
convient
de discuter.
3. Le fonds humain du christianisme
Aussi
bien M. G. avait proposé une seconde thèse: selon une formule de
La Question Juive , seul le communisme peut «réaliser de
façon profane le
fonds
humain du christianisme».
Parce
qu'elle est capable de jouer un rôle progressiste, la religion doit
être
comprise, non seulement comme une manière de se représenter le monde,
mais
encore «comme une manière d'être présent au monde et de s'y comporter
».
On ne saurait rejeter ou nier les exigences profondes des croyants
«même
si ces exigences s'expriment sous une forme mystifiée et se laissent
dévoyer
en acceptant des satisfactions illusoires». Il faut au contraire les
«prendre
en charge» et leur apporter une «satisfaction réelle». Une des tâches
de
l'athéisme marxiste est d'intégrer tout ce que les cultures du passé ont
apporté
à l'homme. Dans cet héritage du passé on ne minimisera pas la
part
du christianisme. Trois thèmes seront ainsi retenus, dont i l s'agira
de
dégager le «fonds humain». A chaque fois on procède de la sorte:
«La critique marxiste récuse les
réponses illusoires et non les questions réelles
qui les ont suscitées. L'on ne peut
en effet traiter de la religion uniquement en
termes d'aliénation: l'aliénation
est dans les réponses et non dans les questions.»
Car
«à partir d'un besoin réel», les religions «ont transformé en réponse ce
qui
était de l'ordre d'une question», ou, sur le plan de l'action, «une exigence
en
une présence».
« L'aliénation est dans
l'affirmation de cette présence, et non dans l'exigence
qui l'a suscitée et que le marxisme
doit prendre en charge en retrouvant, sous
le mythe, l'aspiration qui l'a fait
naître».
Cette
affirmation est ce que contient de plus intéressant l'article de M. G.
Du
point de vue marxiste, elle peut paraître une approche nouvelle du
problème
religieux. En effet, les textes marxistes classiques sur l'aliénation
religieuse
peuvent s'entendre dans un sens radical : l'illusion religieuse est
plus
qu'une fausse réponse à une vraie question; elle est une consolation
illusoire
qui trahit l'aliénation réelle de l'homme, qui est profane. L a réponse
religieuse
est l'indice et le reflet de l'aliénation: c'est dire que sa fausseté
englobe
même la problématique à laquelle elle se rattache. L'aliénation est
plus
qu'une source d'erreur; elle engendre un univers faux, «idéologique»,
dont
le caractère frelaté affecte les questions comme les réponses. C'est ce
que
suggèrent les textes dans lesquels Marx en 1844 parle du dépassement
de
l'athéisme ou ce passage d'Engels, à propos des ouvriers allemands,
cité
par M. G. :
«L'athéisme a fait son temps chez
eux; il est dépassé : ce terme purement
négatif ne s'applique plus à eux,
car ils ne sont plus en opposition théorique,
mais seulement pratique avec la
croyance en Dieu; il en ont tout simplement
fini avec Dieu, ils vivent et
pensent dans le monde réel et sont donc matérialistes.»
Qu'est-ce
à dire sinon que dans l'authentique conscience prolétarienne,
la
problématique même de Dieu est évacuée? E t ceci parce que l'homme est
essentiellement
praxis . La théorie, dès qu'elle cesse d'être un moment de
la
praxis, est déjà, comme telle, reflet idéologique. Plus radicaux que les
problèmes
sont les besoins, qui sont besoins de la praxis. Et l'homme qui
jouit
de sa propre humanité n'a plus besoin de Dieu: par mode de conséquence,
le
problème de Dieu est éliminé de son horizon. Si le problème
existe,
ce problème, et pas seulement sa réponse, est par lui-même indice
de
besoin frustré, d'aliénation. La question de Dieu est donc réductible au
besoin
de Dieu et celui-ci est défini a priori comme un pseudo-besoin, ou
un
substitut du besoin «humain» de l'homme. En d'autres termes, tout le
raisonnement
suppose implicitement la définition de l'homme comme «être
suprême
pour l'homme».
C'est
par rapport à cette doctrine classique, que les affirmations de M. G.
sont
dignes d'être relevées. E n effet, sitôt après avoir retranscrit la citation
d'Engels,
M. G. ajoute:
«Est-ce à dire qu'ils se
désintéressent des questions posées par l'homme sur
le sens de sa vie et de sa mort, sur
le problème de ses origines et de ses fins, sur
les exigences de sa pensée et de son
coeur ? En aucune façon».
Il
y a ainsi des problèmes fondamentaux concernant l'homme comme tel ?
Est-ce
que «l'essence» feuerbachienne réapparaîtrait? La philosophie
marxiste,
qui avait prétendu opérer une révolution totale dans la pensée
humaine,
reviendrait-elle inscrire ses développements et ses solutions dans
la
problématique philosophique classique ? L'approche de M. G. est, en
tout
cas, en retrait par rapport aux prétentions d'autres textes marxistes.
Et
ce serait un gain certain si la tendance à reconnaître une problématique
humaine
commune, qui serait antérieure à la pensée de l'interlocuteur et
à
la pensée marxiste, se confirmait. Le problème de la valeur universelle
des
questions est posé. Quoi qu'il en soit des développements qui seront
donnés
à ce thème, la démarche du philosophe marxiste, qui cite l'évêque
anglican
Robinson, consistera pour l'instant à démythiser. I l s'agira donc,
à
propos de trois grands aspects de la doctrine chrétienne, de montrer la
validité
de la question et de l'aspiration, pour ensuite dénoncer la fausseté
des
réponses.
4. La dimension de l'infini/
Le
premier apport des religions, et du christianisme en particulier, a été
«la
conscience de l'inachèvement de l'homme, la dimension de l'infini».
C'est
sur le plan du savoir que M. G. situe cette prise de conscience qui se
traduit
«par une double exigence contradictoire: besoin et impossibilité
du
savoir total». Mais on ne peut à la fois prétendre pénétrer à l'intérieur
du
réel et le rendre transparent à la raison et constituer une totalité achevée
qui
signifierait la fin de l'histoire. Alors que les religions se sont efforcées
de
répondre aux problèmes d'origine et de fin «par des mythes de genèses
et
des mythes eschatologiques», Marx, répondant à Hegel, a marqué la
contradiction
entre le «système» et «la méthode dialectique». Par là i l a
«ouvert»
l'homme «sur cette dimension de l'infini».
Que
l'ambition hégélienne soit née des stimulations culturelles du christianisme
est
une chose, qu'elle soit l'expression authentique et adéquate de
ce
christianisme en est une autre. Après Engels, M. G. pose l'identité des
deux
propositions. Qu'il suffise de noter que la totalité systématique de
Hegel
se situe, comme le processus dialectique des marxistes, au plan de
l'immanence.
Reconnaître
la validité de la question et lui apporter aussitôt une réponse
a priori , c'est en escamoter le sens. D'où
vient dans l'homme cette dimension
de
l'infini? Sa signification est-elle épuisée par le processus dialectique
indéfini
d'auto-dépassement de l'homme au niveau et dans les limites de sa
propre
histoire? L a conscience de l'inachèvement, qui peut aussi révéler la
contingence,
fournit-elle une explication adéquate de cette dimension ? Celleci
ne
serait-elle pas la marque d'une ouverture de l'homme à un infini ontologique
transcendant
? Ce sont là de grandes questions, que la pensée humaine
ne
peut pas ne pas se poser. En tranchant immédiatement, M. G. demeure
«
dogmatique ». Il faut souhaiter que les penseurs marxistes s'arrêtent à
scruter
ces interrogations radicales.
5. Pouvoir et béatitude de l'homme
Le
premier apport se situait au plan du savoir, le second se situe au plan
du
pouvoir . L'homme qui acquiert une maîtrise croissante sur la nature,
sur
la
société et sur son propre avenir, «est toujours militant et jamais triomphant
».
A u lieu de reconnaître une «exigence historique» la religion, avec
l'idée
de «béatitude» apporte une «réponse métaphysique».
Selon
la phrase de Marx, «la religion est la reconnaissance de l'homme
par
un détour, à travers un médiateur». Ainsi «de l'exigence d'une médiation,
on
est passé à la présence d'un médiateur».
Là
encore, l'argument repose sur la même définition a priori de l'homme
comme
être qui ne connaît pas d'autre horizon que celui de sa propre
histoire
et qui, par son propre effort indéfiniment poursuivi, construit son
propre
bonheur. Immanence historique de l'homme et qualité exclusivement
terrestre
de son bonheur: tels sont les deux présupposés, anthropologique
et
éthique, de départ. Aussi récuse-t-on une «béatitude» transhistorique,
qui
serait participation à la vie de Dieu; on rejette également,
dans
l'acquisition de cette béatitude, tout ce qui serait octroyé par un
«médiateur».
I l n'est pour l'homme de bonheur que celui qu'il doit à son
propre
effort. Recevoir le bonheur d'un «médiateur», c'est être passif. Evidemment
le
marxisme repousse toute distinction entre une tâche terrestre
et
une vocation à l'éternité. Or c'est par rapport à cette dernière qu'intervient
le
don de la grâce, qui loin d'anéantir l'effort de l'homme, lui fournit
un
surcroît d'énergie même pour ses activités terrestres.
6. La communauté humaine
Le
troisième apport, et le plus riche, de l'héritage chrétien est «la promesse
d'une
unification de l'humanité, constituant un tout et donnant signification
à
l'existence et à l'action de l'homme». L a communauté grecque excluait
esclaves
et Barbares. Avec le christianisme, apparaît pour la première fois
«l'appel
à une communauté humaine sans limites». Cet appel cependant
demeure
à l'état d'«aspiration», d'«espérance». Contrairement à Spartacus,
le
christianisme primitif n'a n i préconisé n i tenté l'abolition de l'esclavage.
«
C'est une religion des esclaves, ce n'est pas une révolution des esclaves ».
La
réalisation effective de «cette aspiration à une parfaite réciprocité des
consciences»
ne se produira que beaucoup plus tard, et le plus souvent
contre
l'Eglise, grâce à des hérésies comme celle de Thomas Mûnzer ou à
des
révolutions socialistes. Il reste que le christianisme a apporté un élément
révolutionnaire
dans l'histoire en proclamant que l'homme n'est pas esclave
par
nature, et que l'esclave est un homme, «même si l'on ne tirait pas encore
les
conséquences de ce principe». Aucun Etat dit «chrétien» n'a réalisé
«à
aucun degré» «le fonds humain du christianisme», que le communisme,
au
contraire, peut rendre effectif en abolissant les «relations marchandes»
entre
les hommes et en créant la société sans classes.
«La conception de l'amour chrétien
selon laquelle je ne me reconnais moimême
et ne me réalise que par l'autre et
en lui, est la plus haute image que
l'homme puisse se donner de lui-même
et du sens de sa vie, et c'est pourquoi
d'ailleurs le marxisme
s'appauvrirait si saint Augustin, saint Jean de la Croix
ou Thérèse d'Avila lui devenaient
étrangers.»
Mais
«les conditions historiques
concrètes de l'épanouissement de cet amour de
l'homme pour la femme et de chaque
homme pour tous les hommes sont une
oeuvre à réaliser en combattant pour
transformer tous les rapports humains
par lesquels cet amour est contredit
et bafoué».
Aussi
invoquer cet amour
«comme s'il existait déjà
réellement, pour condamner les justes violences de la
lutte contre un monde qui est le
contraire de l'amour»,
c'est
transformer «ce grand rêve d'unité humaine» en «alibi pour le maintien
des
institutions qui sont les pires obstacles à l'achèvement de cette unité
et
de cet amour».
Examinons
les divers éléments de ce raisonnement.
a) C'est donc l'idée de l'universalité
de la fraternité humaine qui constituerait
l'apport
majeur du christianisme. Mais relevons que le contenu qui
est
donné, en christianisme et en marxisme, à la «communauté humaine
sans
limites» est loin d'être identique. L a différence ne se réduit pas à celle
entre
«l'espérance» et la réalisation effective, elle est opposition entre deux
conceptions
incompatibles de l'homme^ Une formule de M. G. est significative:
i
l nous parle d'une «unification de l'humanité constituant un tout
et
donnant signification à l'existence et à l'action de l'homme». Autrement
dit,
cet homme, qui vit et s'accomplit dans les limites d'un horizon exclusivement
terrestre,
est un être social, collectif. E t cet être collectif fournit
à
l'individu sa raison d'être et sa fin. I l est clair qu'une telle théorie est
opposée
à la conception chrétienne de l'homme. Car si la dimension sociale
est
essentielle à l'homme, elle ne le constitue pas. Chaque être humain est
personne , c'est-à-dire qu'il a valeur par
lui-même et pour lui-même, que sa
destinée
est supratemporelle parce qu'il est appelé à entrer en dialogue et
en
amitié avec Dieu, en qui se vérifie au suprême degré la personnalité.
Cette
destinée supratemporelle n'est pas d'ailleurs une négation ou une
calomnie
de la destinée temporelle, qu'elle ennoblit bien plutôt.
D'autre
part, l'amour ne se conçoit qu'entre personnes. Il a son foyer et
son
terme dans les personnes. Et sa source première est en Dieu qui interpelle
personnellement ses créatures spirituelles, créées
«à son image et ressemblance
».
Ce n'est donc qu'à la condition d'évacuer l'essentiel de leur message,
que
le marxisme peut ici prétendre assumer un Augustin, un Jean de
la
Croix, une Thérèse d'Avila. Car, de son point de vue, que peuvent bien
représenter
ces destinées héroïques, brûlées par l'amour de Dieu et du
prochain,
sinon de sublimes égarements ? Madeleine Delbrêl faisait remarquer
que
la misère et la perversion du marxisme consistait à opposer au premier
commandement,
celui de l'amour de Dieu, le second commandement, qui
lui
est «semblable», de l'amour des hommes. Mais cette opposition transforme
radicalement
la vision de l'homme et cette divergence sur l'homme est
un
des principaux obstacles à la collaboration et au dialogue entre marxistes
et
chrétiens. Car elle a des implications pratiques et éthiques. C'est se faire
illusion
que penser qu'on peut d'abord tomber d'accord sur l'homme,
quitte
ensuite à diverger sur Dieu, car Dieu, dans l'être et dans l'existence
de
l'homme, n'est pas une superstructure facultative et quand l'homme
agit,
i l ne peut le faire sans apporter une réponse, au moins implicite, à la
question
: qu'est-ce que l'homme ? Ou encore, i l n'y a pas d'humanisme sans
conscience de l'homme.
b) Deux conceptions divergentes de l’homme
commandent deux lectures,
deux
interprétations de l'histoire. Que nous nous en avisions ou non, nous
déchiffrons
le sens de l'histoire à partir de la conception que nous avons
de
l'homme et de sa destinée ultime. Ce n'est pas pour autant fournir une
explication
subjective. C'est reconnaître que la simple mémorisation des
faits
ne suffit pas à donner leur signification intégrale. Marx, par exemple,
pratique
l'interprétation quand i l s'efforce dans Le Capital de dévoiler le
«mystère»
de la marchandise.
M.
G. reconnaît d'une part que l'énoncé par le christianisme du principe
de
«la communauté humaine sans limites» a été un fait historique révolutionnaire
mais,
d'autre part, i l croit constater que le christianisme a été
incapable
de réaliser effectivement ce principe. Aucun Etat dit «chrétien»
n'y
a «à aucun degré» réussi.
La
société des hommes est une société de personnes, c'est-à-dire d'êtres
essentiellement
doués d'une vie spirituelle et c'est pourquoi tous les grands
changements
historiques mûrissent à partir d'exigences de la conscience.
Le
christianisme a été historiquement efficace parce que c'est lui qui a
rendu
l'esclavage intolérable; or ce qui est perçu comme intolérable finit
tôt
ou tard par être supprimé. Les révolutions, qui changent les institutions
et
les rapports sociaux, ne surgiraient pas sans ces appels incoercibles de
la
conscience éthique. Le communisme lui-même ne se serait jamais fixé
un
certain nombre d'objectifs s'il n'était pas porté par l'héritage des siècles
chrétiens
et si de puissantes aspirations morales n'étaient à l'oeuvre dans
le
subconscient des meilleurs de ses partisans. E n parlant du principe
d'espérance
un
Ernest Bloch a reconnu ce fait. Et c'est jusqu'à la fin de l'histoire
que
le christianisme sera un ferment historique actif provoquant la prise de
conscience
de nouvelles exigences éthiques. Mais ces impératifs de la conscience,
l'homme
peut faire taire leur voix et s'y dérober par le péché. Quand
nous
disons que «l'amour existe déjà réellement», cela signifie qu'il existe
d'abord
en Dieu qui en est la source et «qui nous a aimés le premier». Mais
il
dépend de la libre générosité de chacun d'y répondre, de lutter contre les
infidélités
du péché, et de tendre ses énergies à grandir vers sa perfection.
L'aventure
de la sainteté recommence avec chaque personne dans l'Eglise
«militante».
D'autre
part, le christianisme qui ne se laisse pas réduire à une idéologie
politique,
doit inspirer les structures et les comportements des sociétés
temporelles,
avec lesquelles il ne se confond pas. Dans ce domaine, les
opacités
à vaincre sont particulièrement épaisses, sans compter que l'étiquette
chrétienne
a souvent été dans l'histoire un prétexte pour trahir
l'esprit
chrétien.
c) «Des conditions historiques
concrètes» sont indispensables afin que se
réalise
«l'épanouissement de cet amour de l'homme pour la femme et de
chaque
homme pour tous les hommes». I l convient de préciser. Le marxisme
a
eu pour résultat d'attirer l'attention sur le fait que les conditions
économiques
et
sociales dans lesquelles elles vivent empêchent des masses d'hommes,
nos
frères, d'accéder à une vie digne de leur nature de personne.
L'amour
du prochain nous crée un devoir impérieux de tout faire pour assurer
les
conditions dans lesquelles l'exercice de la liberté soit devenu possible
pour
chacun. Mais l'affirmation marxiste est différente et contient une
sorte
d'acte de foi ingénu. Prisonnier de sa vision matérialiste et collectiviste
de
l'homme, le marxisme attribué aux «conditions» une valeur de cause et
en
déduit que la vie fraternelle entre les hommes ne pourra naître, à
titre
d'effet, de conséquence, que dans une société libérée des «relations
marchandes».
Refusant sa confiance à la personne qu'il ignore, i l la déverse
sur
les institutions, dont i l attend qu'elles produisent le bonheur et
l'altruisme.
Les
institutions sont le médiateur par le détour duquel l'homme
crée
sa propre bonté et son bonheur, car, comme le disait Marx, l'homme est
«façonné
par les circonstances». L'homme de la société socialiste n'aura-t-il
plus
de tentations et de problèmes personnels fondamentaux ? le mal sera-t-il
évacué?
Il est ruineux de prétendre libérer l'homme de ses aliénations en
se
méprenant sur leur profondeur et sur le nombre et la nature de leurs causes.
d) La divergence touchant la conception
de l'homme a sa traduction
dans
le domaine de l'éthique, notamment en ce qui concerne l'action historique
et
politique. Aux yeux des marxistes, le christianisme trahit les principes
qu'il
proclame, pour autant qu'il est religion et non révolution. Il
sert
ainsi d'alibi aux rapports ou aux institutions qui bafouent l'amour fraternel
entre
les hommes, en invoquant cet amour pour s'opposer aux «justes
violences».
Ce point est, en effet, capital. Si l'homme est une personne, i l
a
valeur d'absolu : chaque être humain doit, en conséquence, être traité en
personne.
On ne peut formuler cette exigence sans mesurer l'écart qui
existe
entre ce qu'elle pose et ce qui se passe effectivement, et la responsabilité
qui
est la nôtre quand nous assistons passivement aux multiples
offenses
perpétrées contre la dignité de l'homme. Mais ces offenses, nous
savons
aussi qu'elles ne viennent pas du christianisme, elles viennent du
péché
et de l'aveuglement des hommes qui le trahissent. Car le sens de la
personne
que nous apporte le christianisme nous pousse à lutter pour la
défense
des droits de l'homme, de tout homme.
Nous
savons aussi que la réponse marxiste, loin d'apporter un remède, ne
fait
qu'aggraver le mal. Si l'homme n'est pas la personne humaine, mais
une
collectivité fraternelle qui se profile à l'horizon du futur, la conscience
n'a
plus de critères pour condamner les crimes actuels perpétrés par ceux
qui
prétendent avoir vocation historique de construire cet Homme qui
n'existe
pas encore. Au nom de l'Homme, l'existence des hommes réels est
relativisée.
La «résignation», l'extraordinaire silence des consciences communistes
devant
les offenses faites aux innocents au nom du système sous
Staline
pose un problème majeur à la réflexion des marxistes. Condamner
Hitler
et excuser Béria comme un accident bénin, c'est au fond consentir
même
à Hitler. Il ne faut pas opposer l'efficacité de l'action et le respect de
l'homme
ni poser que le sacrifice de celui-ci est la condition de celle-là.
Car
l'homme qui s'habitue à mépriser autrui dans l'adversaire, méprise
l'homme
en soi-même, et perd le sens de l'humanité et de la fraternité qu'il
entendait
promouvoir; la lutte qu'il avait entreprise change pour lui de
nature.
Le fait du stalinisme d'une part et celui de la menace thermonucléaire
de
l'autre contraignent aujourd'hui les marxistes à réfléchir sur «le
rôle
de la violence dans l'histoire» et sur la qualité humaine des moyens
employés
dans une lutte pour l'homme. L a théorie concernant la violence,
le
rôle de la révolution, la lutte des classes, l'Etat, constitue une partie
particulièrement
élémentaire et peu développée de la doctrine marxiste.
D'ailleurs,
sur ces points, les auteurs classiques du marxisme n'ont fait que
reproduire
des thèmes trop communs dans la pensée politique de l'Occident
ou
refléter des moeurs trop répandues. Pendant des siècles l'action politique
soustraite
à toute règle morale, a été abandonnée à la ruse et à la force. Par
une
sorte de démarche positiviste, dissimulée par l'aura romantique dont
bénéficia
au début l'idée de «révolution», la pensée marxiste a codifié le
fait.
I l semble également qu'en laissant libre cours, tout en la dépouillant
des
inutiles scrupules de l'hypocrisie, à la pratique de l'amoralisme politique,
cette
pensée entendait, dans son subconscient éthique, protester Contre
cette
même pratique.
7. Le sens de l'athéisme marxiste
Ayant
marqué quels pressentiments valables contenus dans le christianisme
i
l entendait assumer, M. G. définit le sens de l'athéisme marxiste,
dont
le combat est «un combat pour l'homme». A la différence d'autres
formes
d'athéisme, l'attitude des marxistes est «pleine de positivité»:
«nous luttons pour l'homme, et la
logique de cette lutte nous conduit à l'athéisme
lorsque les réponses apportées par
les religions aux questions que pose
l'homme sont indignes de ces
questions, lorsque, sous prétexte de surnaturel,
on nous offre du sous-humain, des
religions de l'irrationalité ou de la résignation
par exemple».
Dans
leur littéralité, ces affirmations pourraient signifier que l'athéisme
des
marxistes est purement méthodique, qu'il est une forme que revêt le
combat
pour l'homme face à certaines formes dégradantes de la religion.
M.
G. cite à cet endroit le texte d'Engels sur les ouvriers allemands qui «en
ont
tout simplement fini avec Dieu». L'athéisme signifie donc ici la lutte
concrète
contre certaines formes historiques de la croyance en Dieu. Mais
nous
avons vu que le marxisme est déjà athée, à un titre plus fondamental
et
dans un sens plus radical, en tant qu'il fait de l'homme l'être suprême
pour
l'homme.
L'athéisme
méthodique s'oppose à l'attitude «dogmatique», «métaphysique
»,
«car si la grandeur de l'homme s'affirme dans l'exigence de
répondre
à des questions», la faute est de prétendre y apporter «une réponse
dogmatique»,
«toujours liée à un certain état des
connaissances, et qui se donne pour définitive,
voire sacrée, alors qu'elle porte le
stigmate des insuffisances provisoires
d'une époque».
Les
explications scientifiques, et non les acquis de la science, sont, i l est
vrai,
sans cesse à reviser. Mais au plan philosophique ou au plan religieux,
il
y a des connaissances certaines touchant l'homme et sa destinée. M. G. lui même
développe
toute son argumentation à partir d'un concept rigide de
l'homme
et de son devenir, qu'il ne tient apparemment pas pour provisoire
et
transitoire.
Le
texte poursuit: «La protestation de l'athéisme a donc une valeur
purificatrice».
Qu'est-ce à dire? purifier signifie rendre à sa pureté. Purifier
des
manifestations religieuses de leurs déformations ou d'éléments parasitaires
veut
donc dire les ramener aux normes religieuses authentiques. On
peut
aussi entendre que la critique des athées est un défi bienfaisant qui
contraint
les théistes à purifier leur manière de parler de Dieu et de l'honorer.
La
phrase est équivoque : il ne s'agit pas de purifier une dimension religieuse
de
l'homme, reconnue comme authentique, de ce qui la souille ou la recouvre,
c'est
cette .dimension elle-même qui est posée comme inauthentique.
Ce
n'est pas la religion qui est purifiée c'est l'homme qu'on prétend purifier
de
la religion. Cette «purification» est une négation. Elle ne mesure pas
les
«ersatz» de totalité et d'infini, «qui stérilisent et humilient la pensée»
à
la dimension religieuse de l'homme, mais à une exigence «humaine»,
définie
a p r i o r i comme excluant la religion, «de totalisation par un savoir
et
une action qui nous rendraient le réel transparent».
M.
G. apporte quelques exemples de «la protestation de l'athéisme»,
«légitime
et nécessaire à l'honneur de l'homme».
Ainsi
cette protestation s'est élevée contre ceux qui condamnèrent Galilée
et
Darwin. Sans aborder pour elle-même la question, on remarquera que
d'une
part cette protestation ne procède pas nécessairement de l'athéisme
et
que d'autre part des régimes politiques inspirés de l'athéisme marxiste
n'ont
pas hésité à attenter à la liberté de l'esprit. Et le temps n'est pas très
éloigné
où M. G. lui-même faisait appel, dans ses ouvrages, à l'autorité
«purificatrice»
des Lyssenko et des Jdanov.
En
quoi également est spécifique de l'athéisme la protestation «contre
ceux
qui à chaque époque rabaissent l'idée de Dieu jusqu'à tenter de la
trouver
dans les failles provisoires de notre savoir»? M. G. a raison de
rejeter
une démarche erronée. Mais ce rejet ne serait fondé en athéisme que
s'il
était prouvé simultanément qu'il n'y a pas d'autre approche possible
de
Dieu que celle qui à bon droit est récusée. N'est-ce pas plutôt à partir
d'un
sens vrai de ce que Dieu est et de ce qu'il n'est pas que cette fausse
idée
peut être valablement jugée ?
Enfin
la protestation s'en prend à
«toutes les images grossières de la Création
ou du Jugement dernier, de l'Enfer,
du Paradis ou des miracles, contre
toutes ces images caricaturales de l'infini
qui sont, par excellence, le crime
contre l'esprit».
Que
veut-on dire exactement? Est-ce que ce sont les idées mêmes de
Création,
de Jugement dernier, etc., qui sont des «images grossières»? Ou
vise-t-on
des caricatures qui trahissent ces idées elles-mêmes? Dans cette
dernière
hypothèse, il faut répéter ce que nous disions: c'est l'idée authentique,
non
sa négation par l'athéisme, qui condamne la caricature.
Faut-il
retenir la première hypothèse? Alors, c'est juger bien hâtivement de
ces
grands dogmes. On peut ne pas partager la conviction que l'homme est
appelé
à jouir éternellement de la vision de Dieu, ou que ses actions ont un
tel
poids qu'elles engagent sa destinée éternelle. Il est désinvolte d'affirmer
que
ces idées sont «le crime contre l'esprit». Et l'idée de création, saisie dans
toute
sa profondeur métaphysique, est-elle plus absurde que les pauvres
réfutations
qu'un Engels en propose dans L a Dialectique de la Nature en
recourant
au mythe de l'éternel retour?
Ces
dogmes expriment des réalités spirituelles. Mais ils ont aussi reçu des
transcriptions,
dans l'ordre des images, qui ont nourri des chefs-d'oeuvre
de
l'art occidental. La Divine Comédie ou la Chapelle Sixtine
seraient-elles
des
images grossières? Et si la conviction de la foi en ces sublimes réalités
spirituelles
s'accompagnait, dans les masses analphabètes des siècles passés,
de
représentations homogènes à leur niveau de culture, ces représentations,
dans
la mesure où elles aidaient à l'enracinement de la croyance aux dogmes
eux-mêmes,
n'étaient nullement dégradantes. Il est clair qu'à notre âge
scientifique
cette imagerie a disparu ou est en voie de disparaître et qu'il
n'est
nullement question de la maintenir. Antonio Gramsci, qui était un fils
du
peuple, avait perçu la valeur de la culture populaire de l'âge préscientifique.
Ce
n'est pas l'Eglise qui prétend que des «images caricaturales de l'infini»
constituent
un langage «pour les simples». Tenir un tel raisonnement est,
en
effet,
«la forme la plus redoutable du
mépris de l'homme, celle qui consiste à l'arrêter
dans son développement à ce stade
des mythologies ou des magies primitives
au lieu de l'appeler à chercher des
réponses plus hautes».
On
peut relever que la propagande antireligieuse, telle qu'elle est menée
en
Russie soviétique, offre un bon exemple de ce mépris de l'homme justement
stigmatisé1.
M. G. lui-même avait eu le courage d'exprimer publiquement
sa
gêne devant le niveau intellectuel de la lutte conduite, avec l'appui
du
pouvoir, par M. Illytchev.
8. Le fondamental et le mythique
Il
revient ainsi à l'athéisme purificateur de «donner sa pleine signification
à
l'apport du christianisme». Et puisque «le fondamental est parasité par
le
mythique et masqué par lui», i l convient d'opérer une démythisation.
C'est
donc en fonction du «fondamental» que le mythique sera défini et
situé.
Nous saisissons ici qu'à la racine de la démarche des marxistes i l y a
un
acte de foi. Ce qui a valeur normative, en effet, est une certaine image
de
l'homme
qui se veut métaphysiquement émancipé de la transcendance, qui
se
pose à soi-même comme sa propre fin et qui puise en soi l'énergie nécessaire
à
sa propre réalisation. Bref, l'homme est pour l'homme l'être suprême.
Tel
est le postulat auquel est accroché tout le système.
«Le fondamental, ce sont ces
exigences de liberté, d'amour, d'unité humaine,
qui sont l'âme de l'activité
créatrice de l'homme dont l'horizon s'élargit à chaque
étape du développement de l'homme
(...) L'homme n'est pleinement homme que
lorsque il a l'ambition d'être plus
que ce qu'il est, lorsqu'il se forge de lui-même
cette image infiniment agrandie à
laquelle, depuis des millénaires il donne le
visage d'un Dieu (...) Pour un
moment tout ce que les hommes ont rêvé de plus
beau sous le nom de Dieu est non pas
derrière nous, mais devant nous, comme
une tâche à accomplir.»
Mais
si l'homme explique ainsi Dieu, c'est parce que l'option marxiste l'a
divinisé
au départ, en posant en lui la source de tout sens. Dieu ne peut être
l'image
que de l'homme divinisé. Mais d'où vient à l'homme cette idée de
1 Cf. NIKITA STRUVE, Le s Chrétiens
en U . R . S . S . , Le Seuil, Paris, 1963, ch. XII ,p235-254
divinité
? Comment un être qui se pose la question de ses origines et de ses
fins
peut-il être source première de sens?
C'est
dans les perspectives d'un processus de développement de l'homme
conçu
comme immanent à soi-même, que M. G. parle ensuite de la transcendance.
I
l ne désigne pas par là un absolu transcendant, exclu par principe,
mais
le «dépassement» de l'homme. «La transcendance, c'est l'expérience
par
laquelle l'homme prend conscience qu'il est un dieu en fleur».
Mais
reconnaître ainsi à l'homme le pouvoir de devenir un dieu par lui-même,
c'est
poser au départ sa divinité sous forme potentielle. C'est à partir de ce
postulat
qu'on porte un jugement de valeur sur l'«émergence quotidienne
du
transcendant» vérifiée dans les conquêtes scientifiques ou artistiques,
dans
l'amour qui va jusqu'au don de soi, dans les révolutions libératrices.
Dépasser
peut signifier franchir une limite sans que cet acte implique une
supériorité
qualitative; il peut aussi signifier, et tel est le cas ici, aller audelà,
dans
le sens d'une plus grande perfection. Mais n'est-ce pas supposer
qu'un
objectif est assigné au processus en cours et que ce qui est est mesuré
par
ce qui doit être, comme l'imparfait par le plus parfait ?
Un
humanisme pour lequel l'homme, même s'il se «dépasse», reste l'être
suprême,
voilà la norme qui permettra la démythisation du christianisme.
9. Le christianisme démythisé
Ce
n'est pas sans souffrance qu'un chrétien lit ce que M. G. écrit du Christ.
Celui-ci,
en effet, ne reste intéressant que pour autant qu'il constitue une
image,
un modèle de l'homme tel qu'on l'a défini. Et puisque cet homme est
posé
comme l'être suprême, tout ce qui dans l'être et dans la vie du Christ
porte
la marque de Dieu est rejeté comme une intolérable atteinte à la
plénitude
humaine. Comme si dans sa volonté idolâtrique de diviniser
l'homme,
le marxisme ne pouvait voir en Dieu qu'un concurrent pour
l'homme.
En quoi le fait que l'humanité soit appelée à partager la vie de
Dieu
constituerait-il une amputation pour l'homme? L'amitié divine ennoblit
l'homme;
et dans sa vocation surhumaine, celui-ci ne perd pas, mais
au
contraire épanouit par surcroît, son humanité.
Mais
l'homme du marxisme semble jaloux de Dieu et c'est pourquoi
M.
G. n'accepterait qu'un Christ qui serait un héros humain, renvoyant à
l'homme
sa propre image. Ce qui importe donc
«c'est qu'il y a environ vingt
siècles, des hommes ont conçu l'idée d'une communauté
sans limite, et une forme de vie qui
est une première préfiguration de
l'homme total par le sentiment, vécu
jusque dans la mort et par elle, de sa respon-
sabilité personnelle à l'égard de
cette totalité. Cette vie et cette mort nous
donnent, à travers les limitations
de l'époque qui en a formé l'image, le modèle
le plus haut de la liberté et de
l'amour, de l'ouverture de l'homme sur une
destinée infinie».
En
d'autres termes, l'Evangile n'a de valeur que pour autant qu'il contiendrait
une
ébauche de la conception marxiste de l'homme. D'ailleurs
M.
G. nous avertit qu'il ne pose pas ici «le problème de l'existence historique
du
Christ». On sait, en effet, que la propagande marxiste courante nie cette
existence.
Une étude des écrits du Nouveau Testament, menée avec la
rigueur
de la science historique, interdit d'y trouver le contenu qu'y verse
M.
G. Nous ne sommes plus au temps de Strauss ou de Bruno Bauer. Mais
on
saisit quelle est l'idée directrice de M. G. : puisque le christianisme est
réductible
à une « idée» de l'homme, l'existence ou la non-existence historique
du
Christ devient un aspect du problème accessoire et par là négligeable.
D'ailleurs
cette grande «idée» est malheureusement déformée par «la
lettre
des textes évangéliques». Nous savons, en effet, que c'est la lettre qui
tue...
Aussi puisque toute intervention du divin est une offense faite à
l'homme,
i l faut purifier l'Evangile de tout ce qui arrache le Christ (qu'il
soit
un homme historique ou mythique, peu importe) à la commune condition
humaine.
Ainsi de sa naissance virginale, de ses miracles, qui font de
lui
un «magicien», de sa mort enfin qui nous est «volée», qui «n'est pas une
vraie
mort puisque on le fait ressusciter».
A
ce propos, M. G. évoque
«cette splendide mort de l'homme qui
se sent responsable du destin de tous,
et qui donne à sa vie son sens et sa
beauté en la sacrifiant au service du tout
de l'humanité».
A
la lumière de la foi chrétienne, la mort offerte volontairement nous
révèle
sa valeur de don dans le Christ mort et ressuscité, parce que cette
résurrection
nous atteste que la fin de la destinée temporelle n'est pas une
abolition
pure et simple de la destinée de la personne spirituelle et que
même
la part corruptible de l'homme est sacrée et sera récapitulée dans le
spirituel.
Le sacrifice qu'on nous propose ici a tout, au contraire, d'une
immolation
à une idole. Le chrétien ne peut que dire et sa compassion
devant
une générosité apparemment dépensée pour le néant et son espérance
que
cette offrande aveugle soit secrètement assumée par la grâce. Car l'illusion
est
tragique: que signifie le sacrifice total d'individus intégralement
mortels
au service d'un tout qui n'est que leur totalité ? Les numéros périssent
dans
une somme qui n'existe que par eux-mêmes, les individus réels
sont
engloutis dans le mirage d'une abstraction.
Du
point de vue marxiste, le christianisme a donc perverti la signification
du
Christ
«en le retranchant de l'histoire
réelle des hommes, pour en faire autre chose
qu'un homme, un mythe semblable aux
autres mythes».
Une
comparaison avec les dieux grecs reprend les lieux communs d'un
Hainchelin
dans son ouvrage sur Les origines de la religion(1) . Dans
ce domaine
aussi,
nous espérons que la pensée marxiste procédera à un nécessaire
examen
critique.
Semblable
perversion atteint la liberté humaine dès lors qu'on en fait un
don
divin:
«Cet amour n'est pas de ce monde:
l'on m'enseigne qu'il existe déjà et que
le Christ nous a déjà rachetés.
L'histoire des combats humains pour la liberté et
l'unité humaines n'est plus alors
qu'une histoire truquée puisque nous sommes
déjà rachetés.»
Là
encore la présentation est caricaturale. Le don divin serait exclusif
de
la liberté humaine. Comme si l'initiative divine n'avait pas pour effet de
susciter,
en réponse, la libre initiative de l'homme. Nous sommes rachetés :
cela
signifie que l'amitié divine perdue à la suite du péché, nous est rendue
par
ce Dieu qui ne cesse pas de nous aimer. La réponse à cette amitié doit
être
volontaire et c'est elle qui nous pousse à être, sur le plan historique,
des
collaborateurs efficaces de Dieu.
Mais,
nous l'avons vu, M. G. rejette ce qui est pour lui le «mythe» chrétien
du
Christ, au nom de l’a priori de ce qu'à notre tour il nous faut aussi
appeler
un mythe: celui de l'homme, être suprême qui réalise sa divinité
collective
dans l'immanence de l'histoire. C'est en ce sens qu'il entend
«comprendre,
intégrer et réaliser» «le fonds humain du christianisme».
10. Dialogue, collaboration,
émulation
De
leur côté, les chrétiens sont invités à comprendre la vertu «purificatrice
»
du marxisme «à l'égard de tous les spiritualismes désincarnés» et
«à
ne pas déserter le combat des hommes». M. G. décèle dans les masses
chrétiennes
une poussée qui les conduit à quitter de vieux préjugés, parmi
lesquels
il énumère soit des jugements désuets sur la science et la technique,
sur
le goût de vivre, sur le pseudo-ordre social, soit la méconnaissance de la
supériorité
du socialisme. Simultanément le mouvement tend «à briser
1 Ed. revue et corrigée, Ed. Sociales,
Paris, 1955.
l'étreinte
des puissances économiques et politiques qui solidarisent le destin
de
l'Eglise avec celui de leurs privilèges». De sorte qu'une perspective immense
s'ouvre
devant communistes et chrétiens, non seulement de dialogue,
mais
de «travail en commun», «d'enseignement mutuel et d'émulation»,
pour
assurer «la construction sans fin d'une cité des hommes».
L'ensemble
de l'argumentation cependant atténue singulièrement la portée
que
suggèrent ces formules conclusives. Car il ressort que la purification
proposée
est une évacuation du christianisme et que le combat pour l'homme
est
un combat pour la réalisation de l'homme conçu selon le canon marxiste.
Les
chrétiens sont ainsi invités à renoncer à ce qui à leurs yeux est essentiel,
jusque
dans la réalité même de l'humain. En somme, en récompense de
leurs
bons et loyaux services dans l'édification du «socialisme», on leur
promet
l'euthanasie. On conviendra que c'est là une notion originale de
l'émulation.
Tant
il est vrai qu'une construction de la cité des hommes suppose la
conscience de ce qu'est l'homme. A aucun moment
le dialogue amorcé par
M.
G. n'aborde ce point, dont on n'aura pas vu l'importance ou qu'on aura
voulu
éviter. C'est là une lacune capitale. Il est significatif que M . G. qui
affirme
la valeur purificatrice de l'athéisme par rapport à la religion, n'exerce
pas
sa sagacité critique à peser ses propres présupposés. « L'approfondissement
théorique»
du marxisme, dont parle l'article de La Lettre, reste au
stade
de l'intention.
La
seule ouverture est dans la reconnaissance du caractère authentique
des
questions qui sont à l'origine de la religion. Par contre tout ce qui
est dit
du
dogme chrétien et du Christ est «dogmatiquement» tiré d'un arsenal usé.
Historiquement
la position de M. G. est explicable. Elle est un reflet objectif
des
contradictions de la déstalinisation qui est pour le P. C. français une
épreuve
particulièrement rude. On proclame la nécessité de la déstalinisation
tout
en redoutant les aventures du révisionnisme. «L'approfondissement»
critique
demeure donc une prétention.
Nos
remarques critiques ne procèdent pas d'une volonté de polémique.
Mais
il nous semble que la clarté et la rigueur sont condition indispensable
d'un
dialogue que nous ne repoussons pas, mais dont nous croyons mesurer
certaines
difficultés.