Aujourd'hui, en raison de
l'interdépendance universelle,
c'est une question de vie ou de
mort: société ouverte, à l'échelle
mondiale, ou bien sociétés
fermées, équilibres de la terreur,
négation de l'autre et
possibilité permanente d'un suicide
planétaire. Convaincre, ou
vaincre dans une arène sans survivants?
Ce n'est pas seulement l'Union
soviétique, c'est le monde
entier qui a besoin d'une perestroïka,
d'une remise en question
En Europe, je n'ai pas seulement fréquenté
les dirigeants des
pays de l'Est. J'ai aussi
entendu les craintes que me confiaient
les écrivains catholiques de
Cracovie, et celles de mon ami le
philosophe Adam Schaff, membre du
comité central et de
l'Académie polonaise; il me
faisait écouter les chansons rebelles
d'Okout Javah sorties
clandestinement d'Union soviétique.
Les angoisses des plus lucides,
en Tchécoslovaquie, à la veille
de 68: de l'économiste Ota Sik
au pasteur Hromadka.
Dans l'autre Europe, être
dirigeant du Parti communiste
français m'a permis de voir les
problèmes d'en bas, au niveau
des syndicats et des grèves, d'en
haut, au Parlement, et du
dehors avec les dirigeants
communistes européens d'Angleterre,
de Belgique, d'Italie, d'Espagne.
J'ai vécu, dans le
dialogue, les grands courants de
la pensée chrétienne, de
Moltmann et d'Hans Kûng en
Allemagne, de l’Evêque Robinson
en Angleterre, des théologiens de
Razony Je et des Cuadernos
para1 el dialogo
du
père Cafarena, du père Gonzales Ruiz et de
toute l'opposition chrétienne à
Franco.
J’ai ramé longtemps pour modifier
l'orientation et la ligne de
mon parti, mais l'intégration à
l'idéologie occidentale de la
croissance a empêché les
dirigeants communistes d'offrir une
alternative à la décadence
européenne.
Cette décadence va s'accélérer à
partir de l'Europe de 93 :
entre des pays qui ne sont pas
complémentaires, mais concurrents,
toutes les contradictions seront
déchaînées.
Cette Europe infirme, mutilée de
son Orient («jusqu'à
l'Oural »), perpétuerait un
dualisme d'affrontement. L'axe du
monde est en train de se
déplacer. La politique de l'Europe ne
peut plus être définie — comme
elle l'est depuis un demi-siècle
— par rapport à deux pôles :
États-Unis, Union soviétique. Ni
par la prétention d'en former
seule un troisième.
Cette Europe est un archaïsme
avant de naître, ou plutôt
d'avorter.
Elle n'a pas une âme, un projet
culturel commun.
Au lendemain de la Seconde Guerre
mondiale, la France,
l'Allemagne et l'Italie étaient
dirigées par des démocrates
chrétiens : Robert Schuman, Adenauer,
de Gasperi. Leur rêve
de Communauté européenne était la
restauration d'une nouvelle
chrétienté. Quelle idéologie de
rechange peut aujourd'hui
animer pareille espérance ?
L'avenir des pays d'Europe n'est
ni atlantique, ni soviétique,
ni européen, mais méditerranéen,
et, à travers le sud de la
Méditerranée, africain et
asiatique.
A condition d'exorciser les vieux
démons de domination
militaire ou économique, les
pratiques de trafiquants d'armes et
d'usuriers, et de penser en
termes de complémentarité.
Une occasion historique a été
perdue, en 1955, lorsqu'à
Bandoeng a tenté de se
constituer, sur trois continents, une
fédération des « non-alignés ».
Les pays d'Europe n'ont pas vu
qu'ils pouvaient apporter
leur contribution à cette
espérance réelle d'autonomie. Ne
portant pas un regard neuf
au-delà de leur petite péninsule de
l'Asie, ils ont laissé s'effriter
le monde nouveau dans le champ
d'attraction des deux puissances
du jour. Eux-mêmes y ont été
entraînés.
Depuis lors, ces sociétés closes
n'ont vécu que de peurs et de
promesses : peur de « l'Empire du
mal » ou de celui du dollar,
promesses de « sécurité du monde
libre » appuyées sur toutes
les tyrannies, des dictatures
militaires de l'Amérique latine à
celles de l'Asie ou de l'Afrique.
Après les dévastations du déluge,
sur quel horizon peut
s'élever l'arc-en-ciel ?
La faillite historique de
l'Occident est une faillite de sa
culture, c'est-à-dire de sa
manière de concevoir et de vivre ses
rapports avec la nature, les
autres hommes, et le divin.
Notre civilisation occidentale,
depuis cinq siècles, n'établit
entre l'homme et la nature que
des rapports de propriété
permettant d'en user et d'en
abuser jusqu'à la détruire.
Elle n'établit entre l'homme et
l'homme que des rapports de
maître à esclave, fût-ce par les
lois occultes de l'argent, ou les
prétentions archaïques de nations
dans le cadre desquelles
aucune solution n'est possible.
Elle n'établit entre l'homme et
Dieu que des rapports
d'indifférence, jusqu'à nier
l'existence de valeurs absolues et à
rendre le monde à la silve et à
la jungle des appétits affrontés.
Roger Garaudy, Mon tour du siècle en solitaire, 1989,
Robert Laffont éditeur
pages 419 à 421