Loi sur les génocides : une bataille perdue, pas la guerre |
Lundi 02 janvier 2012 |
Par Pierre Nora, Président de Liberté pour l’histoire. [Article paru dans Le Monde le 28 décembre 2011 sous le titre Lois mémorielles : pour en finir avec ce sport législatif purement français] On ne pouvait imaginer pire. Et si le Sénat devait confirmer cette funeste loi sur « la pénalisation de la contestation des génocides établis par la loi », ce sont les espoirs de tous ceux qui ont désapprouvé la généralisation des lois mémorielles et tous les efforts de l’association Liberté pour l’histoire depuis sa création, en 2005, qui se trouveraient anéantis. À peine y avait-il une cinquantaine de députés en séance pour voter à main levée. Je ne doute pas que les plus conscients d’entre eux ne tarderont pas à se mordre les doigts devant les conséquences de leur initiative. L’ampleur du désastre est telle qu’il faut reprendre la question à zéro. Il y a en effet dans cette loi deux aspects très différents : la question arménienne, sur laquelle on s’est focalisé ; et un aspect de portée beaucoup plus générale, qui n’a pas été mis en relief. Versant arménien, l’affaire est claire. Le parallèle historique entre le « génocide » arménien et la Shoah, qui justifierait l’alignement de la législation française sur la loi Gayssot — pénalisant en 1990 la contestation du génocide juif —, ne tient pas. Pour la Shoah, en effet, la responsabilité de la France vichyste est directement engagée, alors que, dans le cas de l’Arménie, la France n’est pour rien. Et s’il s’agissait de faire pression sur la Turquie, le résultat est concluant : la décision française ne peut qu’exacerber le nationalisme turc et bloquer toute forme d’avancée vers la reconnaissance du passé. La Turquie avait proposé en 2005 la création d’une commission d’historiens bipartite et l’ouverture des archives ; les Arméniens avaient refusé au nom de leurs certitudes : génocide il y avait, et donc rien à ajouter, comme si le mot seul dispensait d’explorer les conditions de la chose. Le gouvernement français aurait dû faire pression pour qu’Ankara installe une commission internationale, dont la Turquie se serait engagée à suivre les conclusions, pour sortir du fatal tête-à-tête. Le mot génocide a une aura magique, mais il faut rappeler que tous les historiens sérieux sont réticents à l’utiliser, lui préférant, selon les cas, « anéantissement », « extermination », « crimes de masse ». L’expression, élaborée pendant la guerre, a été dotée d’une définition juridique en 1948, fondée sur une intention exterminatrice. Elle a pris une connotation extensive, aux frontières floues, et son utilisation n’a plus qu’un contenu émotif, politique ou idéologique. Si les Arméniens souhaitent l’utiliser, pourquoi pas ? Il peut se justifier. Mais ce génocide était déjà reconnu par la République française depuis 2001. Alors ? Ce qui frappe dans la loi adoptée ce jeudi 22 décembre, son urgence, son téléguidage par l’Élysée, c’est le cynisme politicien, la volonté de couper l’herbe sous le pied d’une initiative parallèle de la gauche au Sénat, son arrière-pensée d’en finir avec toute candidature à l’Europe de la Turquie, ainsi diabolisée, et pratiquement « nazifiée ». Il en va de même de la notion de crime contre l’humanité, associée dans la loi à celle de génocide. La notion est entrée dans le droit en 1945 au procès de Nuremberg, et son imprescriptibilité signifiait qu’aucun des auteurs du crime n’était à l’abri de poursuites jusqu’à sa mort. On l’a vu pour les nazis. Mais l’Arménie ? Aucun des acteurs n’étant encore en vie et le crime datant de près d’un siècle, faut-il que ce soient les historiens qui en portent la responsabilité ? Ou commencera-t-elle et qui l’appréciera ? Comment ceux-ci pourraient-ils travailler sur un sujet désormais tabou ? L’aspect arménien n’est malheureusement pas le plus grave. Cette loi prétend n’être que la mise en conformité du droit français avec la décision-cadre européenne du 28 novembre 2008 portant sur « la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal ». C’est faux : elle va beaucoup plus loin. Devant la décision de Bruxelles, la France avait choisi une « option » qui consistait à ne reconnaître que les crimes contre l’humanité, génocides et crimes de guerre déclarés tels par une juridiction internationale. C’était admettre l’éventualité d’une criminalisation des auteurs du génocide au Rwanda, au Kosovo et autres crimes internationaux contemporains, mais mettre les historiens qui travaillent sur le passé à l’abri de toute mise en cause. La loi actuelle s’applique à tous les crimes qui seraient reconnus par la loi française. En termes clairs, la voie est ouverte pour toute mise en cause de la recherche historique et scientifique par des revendications mémorielles de groupes particuliers puisque les associations sont même habilitées par le nouveau texte à se porter partie civile. La criminalisation de la guerre de Vendée était d’ailleurs sur le point d’arriver sur le bureau de l’Assemblée en 2008 lorsque la « commission d’information sur les questions mémorielles » instaurée par le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, avait conclu à la nécessité pour la représentation nationale de s’abstenir de toute initiative future en ce sens. D’autres propositions de loi se pressaient : sur l’Ukraine affamée par le pouvoir stalinien en 1932-1933 et plus généralement les crimes communistes dans les pays de l’Est, sur l’extermination des Tziganes par les nazis, et même sur le massacre de la Garde Suisse, aux Tuileries, en 1792 ! À quand la criminalisation des historiens qui travaillent sur l’Algérie, sur la Saint-Barthélemy, sur la croisade des Albigeois ? Mesure-t-on à quel degré d’anachronisme on peut arriver en projetant ainsi sur le passé des notions qui n’ont d’existence que contemporaine, et de surcroît en se condamnant à des jugements moraux et purement manichéens ? D’autant plus que la loi n’incrimine plus seulement la « négation » du génocide, comme on se contente de le répéter, mais introduit un nouveau délit : sa « minimisation », charmante notion que les juristes apprécieront. La loi Gayssot avait sanctuarisé une catégorie de la population, les Juifs ; la loi Taubira une autre catégorie, les descendants d’esclaves et déportés africains ; la loi actuelle en fait autant pour les Arméniens. La France est de toutes les démocraties la seule qui pratique ce sport législatif. Et le plus comique — ou plutôt tragique — est de voir l’invocation à la défense des droits de l’homme et au message universel de la France servir, chez les auteurs, de cache-misère à la soviétisation de l’histoire. Les responsables élus de la communauté nationale croient-ils vraiment préserver la mémoire collective en donnant à chacun des groupes qui pourraient avoir de bonnes raisons de la revendiquer la satisfaction d’une loi ? Faut-il leur rappeler que c’est l’histoire qu’il faut d’abord protéger, parce que c’est elle seule qui rassemble, quand la mémoire divise ? C’est ce que défend Liberté pour l’histoire. Nous avions lancé en octobre 2008, aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, un Appel aux historiens européens que plus d’un millier d’entre eux avaient signé en quelques semaines. « L’histoire, proclamait-il, ne doit pas être l’esclave de l’actualité ni s’écrire sous la dictée de mémoires concurrentes. Dans un État libre, il n’appartient à aucune autorité politique de définir la vérité historique et de restreindre la liberté de l’historien sous la menace de sanctions pénales […]. En démocratie, la liberté pour l’histoire est la liberté de tous. » C’est le moment de rappeler cet Appel. Que tous ceux qui l’approuvent prennent l’initiative de nous rejoindre. Il est des revers qui ne font que relancer l’ardeur au combat. Il est des lois que d’autres lois peuvent défaire, des institutions politiques que d’autres institutions politiques peuvent corriger. Rien ne peut davantage prouver le bien-fondé de notre cause, appuyée sur le simple bon-sens, que cette attaque en rase campagne. Ou plutôt en pleine campagne électorale. Pierre Nora |