29 octobre 2013

Une révolution aujourd’hui a plus besoin de transcendance que de déterminisme. Une rencontre inédite du socialisme et de la foi.



Marxisme, matérialisme et liberté, par Roger Garaudy 
(dans Appel aux vivants, pages306 à 314)

Le besoin fondamental du monde, aujourd'hui, surtout en Occident,
c'est un réveil de responsabilité.
Car il ne s'agit plus, comme on pouvait encore le croire au siècle
dernier, ou même jusqu'au milieu du xxe siècle, de simplement
prolonger un mouvement historique existant de progrès continu, de
développer et de perfectionner ce qui est, mais au contraire d'affronter
le risque d'une rupture. De faire un choix. Un choix irréversible,
dont les conséquences pèseront sur des millénaires.
C'est pourquoi toutes les conceptions unilinéaires de l'histoire, du
« progrès » de Condorcet à la « dialectique historique » inéluctable
de Staline, ont fait faillite, et, avec elles les régimes politiques et
sociaux dont elles étaient le fondement théorique : du capitalisme
libéral au « socialisme » soviétique.
Il serait temps non pas seulement d'établir franchement ce constat
de faillite, mais d'en formuler clairement les causes, toutes les causes,
depuis les erreurs théoriques de base, jusqu'aux choix aberrants qui
en découlent pour les techniques, l'économie, la politique, la culture,
la foi.

Un premier préjugé, aussi profondément enraciné que radicalement
faux, qui vicie depuis un siècle le mouvement révolutionnaire,
c'est que le socialisme est nécessairement matérialiste, scientiste et
athée.
Il est d'abord historiquement faux qu'il existe un lien constant et
organique entre matérialisme, scientisme et révolution.
En premier lieu, historiquement, l'opposition polaire entre matérialisme
et idéalisme découle de l'absurde dualisme de Descartes
opposant l'esprit et la matière, l'âme et le corps, et reliant ce fantôme
à ce robot par une mythique « glande pinéale ». A partir de là
s'opposeront, par exemple, 1' « immatérialisme » de Berkeley, prétendant
fabriquer le monde avec des « images » et des « idées », qui
seraient un « langage que Dieu nous parle », et le « matérialisme » de
La Mettrie réduisant l'homme à n'être qu'une machine, son
« homme-machine » n'étant qu'un décalque de 1' « animal-machine »
de Descartes.

Ces deux aberrations symétriques, Marx les repousse : au « matérialisme
» du 18e siècle français, il reproche deux choses :
1. une conception très pauvre de la matière, réduite à n'être qu'une
portion de l'étendue obéissant à des lois mécaniques, « le matérialisme
devient exclusif [...] La matérialité perd sa fleur, devient la
matérialité abstraite du géomètre. Le mouvement physique est
sacrifié au mouvement mécanique ou mathématique [...] Parmi les
propriétés innées à la matière, le mouvement est la première et la plus
éminente, non seulement en tant que mouvement mécanique et
mathématique mais, plus encore, comme instinct, esprit vital, force
expansive, tourment ( q u a i comme disait Jacob Boehme)5 7 ». La
référence à Jacob Boehme, mystique allemand du début du 17e  siècle,
et pour qui l'acte créateur de la liberté était premier, l'être n'étant
plus que son sillage figé, est significative : elle montre tout ce qu'il
faut étrangement introduire dans le concept de matière pour qu'il
devienne opératoire et explicatif.
2. Marx reproche aussi au matérialisme antérieur de prétendre
s'installer dans l'être au lieu de partir de l'activité pratique des

57. Karl Marx, « La Sainte Famille », in OEuvres philosophiques, Paris Éd. Costes, t. II,
p. 253-254.
hommes : « Le principal défaut du matérialisme passé — y compris
celui de Feuerbach — est que la réalité, le monde sensible n'y sont
saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant
qu'activité humaine concrète, en tant que pratique , de façon subjective,
c'est ce qui explique pourquoi le côté actif fut développé par
l'idéalisme, en opposition au matérialisme, mais seulement abstraitement,
car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle
concrète5 8 »
Marx est donc obligé de retrouver une conception qui « se distingue
aussi bien de l'idéalisme que du matérialisme et qui est en même
temps leur vérité qui les unit [...] Seul ce naturalisme ou humanisme
est capable de comprendre l'acte de l'histoire universelle59 ».
Cette philosophie de l'acte , antérieure et supérieure, comme chez
Jacob Boehme, à la philosophie de l'être, permet seule de rendre
compte de la dialectique de l'histoire. Marx est reconnaissant aux
matérialistes français du 18e  siècle comme Helvétius, ou du
19e  siècle comme Théodore Dézamy, d'avoir montré que « l'homme
est formé par les circonstances. [...] ce qui rattache nécessairement
leur matérialisme au socialisme et au communisme [...] coïncidant
avec l'humanisme60 ».
Mais il ajoute aussitôt : « Si l'homme est formé par les circonstances,
il faut former les circonstances humainement61. » C'est l'autre
versant de la vérité, celui qu'avait traité, bien qu'abstraitement,
l'idéalisme. C'est pourquoi Marx ne cesse de répéter, notamment
dans le Capital , en se référant à l'Italien Vico, ce philosophe du début
du 18e  siècle qui, dans sa Scienza Nuova , faisait de l'émergence
« poétique » de l'homme, à la différence de l'évolution biologique, le
moteur de l'histoire humaine : « ce sont les hommes qui la font62 »,
même s'ils la font toujours dans des conditions non pas arbitraires
mais déjà structurées par le passé. C'est parce qu'il retrouvait cette
philosophie vivante « en amont » du dualisme de Descartes, qu'il
soulignait, avec Engels6 3 , que « s'il n'y avait pas eu précédemment la
philosophie allemande, notamment celle de Hegel » (en 1891, Engels
cite Kant, Fichte, Hegel, Schelling, c'est-à-dire toute la lignée
« idéaliste »), leur propre socialisme n'aurait pas existé.

58. Karl Marx, « Première thèse sur Feuerbach », in Études philosophiques, Paris, Éd.
sociales, 1968, p. 29.
59. Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Éd. sociales, p. 136.
60. Karl Marx, « La Sainte Famille », op. cit.
61. Ibid.
62. Karl Marx, Le Capital, Paris, Éd. sociales, t. II, p. 59 note.
63. Friedrich Engels, L a Révolution démocratique bourgeoise en Allemagne, Paris, Éd.
sociales, p. 23.
En dehors d'une conjoncture spécifique (la période pendant
laquelle l'Église s'est associée très étroitement à la contre-révolution
européenne devenant ainsi très exactement 1' « opium du peuple », et
où, pour la combattre, les partisans de la révolution bourgeoise au
18e  siècle et ceux de la révolution socialiste du 19e  siècle sont
amenés à utiliser toutes les armes idéologiques — athéisme, matérialisme,
scientisme), il n'y a nulle conjonction entre ces idéologies et la
révolution6 4 . Le plus systématique des matérialistes, au xvne siècle,
Hobbes, qui, dans son Léviathan65, appliquant le matérialisme
mécanique et scientiste à l'analyse de la société (comme Descartes et
La Mettrie l'avaient fait pour 1' « animal-machine » et 1' « homme machine
»), créait, à partir de ce « matérialisme », la politique la plus
implacablement conservatrice, puisque, par définition, dans une telle
perspective, le futur ne peut être que le prolongement du présent et
du passé et de leurs lois inexorables de causalité.
De même celui que l'on considère comme le fondateur de la
« sociologie », Auguste Comte, prétendant découvrir la loi suprême
de l'histoire : celle des « trois états », par laquelle l'homme passe de
l'illusoire théologie à « la science », aboutit, par cette voie qui se dit
« scientifique », au conservatisme le plus radical : « ordre et progrès.
»
Il n'y a là nul hasard historique, mais l'expression d'une logique
profonde : tout « déterminisme historique » implique nécessairement
le conservatisme 6 6 : s'il n'y a pas de rupture possible, de « transcendance
», mais le simple déploiement de « lois » semblables à celles
qui régissent les actions réciproques et le devenir des objets, aucune
nouveauté véritable n'est possible : les germes de l'avenir sont déjà
contenus dans le passé comme l'arbre dans sa graine.
Marx avait pressenti, dès sa thèse de doctorat en philosophie, ce
rôle conservateur du déterminisme : comparant la philosophie de
Démocrite à celle d'Épicure, il soulignait qu'avec le déterminisme de
l'atomisme de Démocrite « les hommes ont imaginé le fantôme du
destin67 », alors qu'Épicure, par une infraction irrationnelle au
système, par l'hypothèse purement gratuite selon laquelle il arrive que
l'atome dévie de son chemin nécessaire, « nous a émancipés et mis en
liberté6 8 ». Curieusement, dans la conclusion de sa thèse, il lie, en se

64. « L'athéisme est aristocratique », disait Robespierre. Ajoutons : le théisme aussi. Mais ni
l'athéisme ni le théisme n'ont quelque chose à voir avec la foi.
65. Hobbes, Léviathan, Paris, Éd. Sirey, coll. « Philosophie politique », 1971.
66. Le déterminisme, écrit Martin Buber, ne nous laisse le choix « qu'entre l'esclavage
volontaire et la rébellion inutile », Je et T u , op. cit., p. 89.
67. Karl Marx, OEuvres philosophiques, op. cit., p. 16.
68. Ibid., p. 17.
référant à Schelling, à l'idée de Dieu, celle du fortuit et celle de la
liberté6 9.
La démonstration de Marx était encore très faible mais elle portait
en elle cette vue remarquable : l'homme ne peut être maître de son
destin (et donc révolutionnaire) que dans la mesure où il peut rompre
avec ses déterminismes et ses conditionnements, nous dirons « les
transcende ».
En vérité Marx, soucieux d'élaborer, avant tout, son économie
politique du socialisme, n'a jamais mené jusqu'au bout l'analyse de
ses fondements philosophiques, mais son économie politique même
implique cette philosophie. Ainsi, lorsque dans le Capital il définit le
travail humain, en le comparant au travail de l'abeille ou de la fourmi,
par l'émergence de la conscience et du projet70, lorsqu'il rappelle que
les hommes font leur propre histoire (voir plus haut) en plaçant audessus
de tout, comme le soulignait Lénine dans sa préface aux
« Lettres à Kugelman » de Karl Marx7 1 , « l'initiative historique des
masses », soulignant qu'une oeuvre d'art conserve sa valeur esthétique
même lorsqu'ont disparu toutes les conditions historiques dans
lesquelles elle est née, qu'elle n'est donc pas un simple reflet, ou
lorsqu'il affirme que l'aliénation n'est jamais si totale qu'elle rende à
l'homme impossible la lutte contre l'aliénation.
Ce n'est donc pas par simple coïncidence historique ni pour des raisons
purement contingentes que les origines de l'idée et du mouvement
révolutionnaires, en Europe, sont essentiellement chrétiennes.
Marx et Engels le reconnaissent expressément, non seulement avec le
parallèle célèbre entre le christianisme primitif et le socialisme 7 2 mais
surtout dans la Guerre des paysans d'Allemagne au temps de la
Réforme, évoquant la lutte populaire du premier « théologien de la
Révolution » (comme dira Ernst Bloch). Engels écrit : « Pour Thomas
Miinzer, le Royaume de Dieu est une société où il n'y aurait plus
de différences de classes, de propriété privée, de pouvoir d'État
s'opposant à la communauté des membres de la société7 3 . »
Engels qualifie Miinzer de « prophète de la révolution7 4 » et
considère que « la position de Miinzer [...] était encore beaucoup plus
osée que celle de n'importe quel gouvernement révolutionnaire
moderne75 ».
69. I b i d . , p . 80-82.
70. L e Capital, op. cit., t. I, p. 181.
71. Karl Marx, op. cit.
72. Friedrich Engels, Contribution à l'histoire du christianisme primitif.
73. Friedrich Engels, « La révolution démocratique bourgeoise en Allemagne », in La
Guerre des paysans, Paris, Éd. sociales, 1974, p. 4.
74. I b i d . , p . 100.
75. I b i d . , p. 98.
Le point de départ de l'idée révolutionnaire en Europe est l'ouvrage
théologique sur la Trinité d'un moine calabrais du xne siècle, Joachim
de Flore. Joachim de Flore construisait, à partir de la Trinité, une
théologie de l'histoire : après l'âge du Père, qui était celui de la Loi et
de l'Ancien Testament, était venu l'âge du Fils, avec Jésus-Christ et
son Église. Et Joachim de Flore prophétisait la venue d'un âge de
l'Esprit, celui d'une terre nouvelle, sans maîtres, sans propriété, sans
État, sans riches ni pauvres, sans culte et sans prêtres.
Toutes les conceptions ultérieures de l'utopie et de la révolution en
Europe seront des formes plus ou moins laïcisées de cette vision du
Royaume de Dieu. Il est significatif que, quelques années avant la
révolution de 1848, George Sand écrive son roman Spiridion , inspiré
par Joachim de Flore autant que par Leroux et Cabet.
La première grande révolution européenne sera celle des hussites,
en Bohême, qui, de 1419 à 1437, porta au régime féodal les coups les
plus rudes qu'il ait reçus jusque-là. Son inspirateur, Jan Hus, puisait
directement dans les enseignements prophétiques de Joachim de
Flore, comme le fera, un siècle plus tard, Thomas Miinzer.
Les révolutions de l'Europe sont ainsi caractérisées par deux
composantes essentielles 7 6 : une vague populaire de lutte antiféodale
et une espérance messianique en l'avènement du Royaume de Dieu.
En Angleterre, par exemple, le mouvement révolutionnaire des
« niveleurs » (avec ses principaux chefs : Lilburne, Overton,
Walwyn) était d'inspiration biblique, puritaine. La « protestation »
d'Overton, en 1646, constitue le premier texte révolutionnaire de
l'Angleterre : elle est dirigée contre la monarchie, la noblesse et le
clergé. Lilburne enseigne que Dieu n'a donné pouvoir à aucun homme
d'en opprimer ou d'en exploiter un autre : « Les plus authentiques
serviteurs du Christ, écrit-il, furent toujours les plus grands ennemis
de la tyrannie et de l'oppression. » La Cité d u soleil (1623) (première
grande expression d'une utopie communiste fondée sur l'égalité
politique et économique des hommes) était l'oeuvre d'un moine
dominicain, Thomas Campanella, tout comme L’ Utopie de Thomas
More (1478-1535) (société où régneraient la communauté des biens et
l'égalité des hommes devant le travail, dans un système excluant la
propriété individuelle, la concurrence, l'argent, les classes et leur
antagonisme) était un rêve évangélique : « Le but des institutions
sociales en utopie, écrit Thomas More, est de fournir d'abord aux
besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à

76. Sur ce problème central à notre époque voir Roger Garaudy, Clefs pour le marxisme,
Paris, Éd. Seghers, 1977.
chacun le plus de temps possible pour s'affranchir de la servitude du
corps, cultiver librement son esprit, développer ses facultés intellectuelles
par l'étude des sciences et des lettres. Dans ce développement
complet consiste le vrai bonheur. »
Ce serait appauvrir la révolution que de sous-estimer l'une ou
l'autre de ses composantes : son moment objectif et son moment
subjectif, ce qui en elle est reflet des contradictions, des misères et des
révoltes d'une époque, et ce qui est projet de les surmonter.
La notion de reflet, malencontreusement introduite par Lénine dans
la théorie de la connaissance, a beaucoup contribué à discréditer le
marxisme. Les partis communistes occidentaux, après bien des
hésitations et des réticences, ont été contraints de la remettre en cause
en épistémologie et en esthétique où elle exerçait aussi ses ravages.
La science fut extirpée du purgatoire de la « superstructure » après
les vaines polémiques sur « science bourgeoise, science prolétarienne
». L'esthétique finit par conquérir une autonomie plus que
« relative ».
Mais le parti communiste français, seul des grands partis européens,
s'accroche encore désespérément à la thèse qui fait de la « foi » une
superstructure, qui la confond par conséquent avec la « religion »,
c'est-à-dire avec l'idéologie à travers laquelle, à chaque époque, elle
s'exprime, et finalement à ne voir en elle qu'un « reflet » des luttes
sociales, sous-estimant ainsi terriblement le rôle du « facteur subjectif
» (dont la révolution iranienne n'est pas le seul exemple), le rôle de
levain, et non pas d'opium, que peut jouer la foi, comme le montrent,
par exemple, les « théologies de la libération » en Amérique latine et
le rôle grandissant des chrétiens en Europe, dans un mouvement
pleinement révolutionnaire.
Cette conception pauvre de la foi conduit à une conception pauvre
de la révolution, qui ne serait qu'une « science » (au sens « scientiste
» et « positiviste » du terme) et incapable, comme telle, de poser
le problème des fins, en particulier celui de la croissance. C'est ainsi
qu'un parti peut encore parler de la « révolution » et s'en réclamer
dans les mots, tout en s'intégrant dans le système capitaliste de
croissance. C'est ainsi que l'on bascule de l'histoire. C'est ainsi que le
sel perd sa saveur.
Ceci doit être clair : tout mouvement authentiquement révolutionnaire
en Europe ne peut naître aujourd'hui que d'une rencontre inédite
de la politique et de la foi .
Seule une telle rencontre, mettant au premier plan le problème des
fins, peut permettre à l'économie de définir ses finalités humaines ; à
la politique d'échapper au totalitarisme ou à la démocratie « statis-
tique » ; à la science de surmonter l'opposition entre la technique, qui
est manipulation des moyens, et la sagesse, qui est méditation sur les
fins ; à la culture de retrouver sa dimension verticale (la transcendance)
; à la société globale d'échapper à la désintégration du tissu
social.
Il s'agira bien d'une rencontre , c'est-à-dire d'un dialogue et d'une
complémentarité entre la méditation sur les fins et l'organisation des
moyens.
Mais d'une rencontre inédite, car il ne s'agit pas de reconstituer
artificiellement une « nouvelle chrétienté » dont je ne sais quel Mgr
Lefèbvre serait le chef, ce qui signifierait la mort, sinon du christianisme,
du moins de l'Église et de ses institutions.
La rencontre sera inédite, c'est-à-dire sans commune mesure avec
celle du Concile de Nicée ou de l'édit de Milan où l'esprit était juif, le
dogme était grec, et l'organisation romaine. Le christianisme se
trouvait ainsi lié à la civilisation contre laquelle il était né : une
« philosophie » se substituait à une manière de vivre, celle de Jésus de
Nazareth, l'Église devenait un réservoir, ou un musée des secrets
théologiques, et non la source de la vie nouvelle.

Quel socialisme ?
Quelle foi ?
Nous avons aujourd'hui à affronter à la fois scientisme et religion,
deux idéologies dont le dénominateur commun est le dogmatisme.
Le « socialisme » soviétique est construit sur le modèle de la
« chrétienté » catholique : une théologie — ici « religieuse », là athée
— y est le fondement d'un système social sacralisé.
Finalement, ce qui caractérise notre époque, ce n'est pas
l'athéisme, mais la superstition (à commencer par celle de la
technique, à l'Est comme à l'Ouest).
Alors que le but de toute foi est le renouvellement de notre nature
par la prise de conscience de notre dimension transcendante. Les
« voyants », quelle que soit leur foi, sont ceux qui ont découvert en
l'homme ce qui est en relation avec l'Absolu, ce qui est l'Absolu. Pour
le christianisme, maître Eckhart a formulé cette vérité fondamentale :
« Le but suprême de Dieu est de créer : il n'est pas satisfait avant
d'avoir engendré son Fils en nous77. »
Ce qui importe, ce n'est pas la profession de foi et les mots, mais la
manière dont on conduit sa vie à partir de cette foi.
Les images que l'homme se fait de Dieu ne sont pas Dieu : qu'un
hindou psalmodie les hymnes védiques à Bénarès, qu'un Chinois

77. Maître Eckhart, op. cit., sermon 11, p. 115.

s'absorbe dans le Tao, qu'un chrétien participe à la célébration de
l'Eucharistie, qu'un musulman récite le Coran à la Mosquée, ou qu'un
Africain danse sous le masque pour honorer la vie, une seule question
se pose : qu'est-ce que cette célébration transforme dans leur vie?
Comment chacun parvient-il à se vider de son petit « moi » et de ses
désirs bornés pour laisser en lui toute la place et se remplir de Dieu ?
Seule est subversive la foi qui est une expérience transformante.
Pour le chrétien, cette expérience est celle de l'union avec Jésus.
Être chrétien, c'est se libérer de la loi comme de tous les conditionnements,
de toutes les aliénations et de tous les déterminismes.
Jésus de Nazareth est celui qui révèle à l'homme ce qu'est l'homme,
et qui révèle à l'homme ce qu'est Dieu parce qu'il est Celui qui libère
en l'homme toutes les possibilités de l'homme. Jésus de Nazareth,
c'est l'homme dans la plénitude de ses possibilités, l'homme que Dieu
nous appelle à être. Cet appel se nomme « vocation ».
Jésus de Nazareth nous a révélé que Dieu peut mourir de la main
des hommes, et que cet accomplissement inouï du possible, c'est la
présence de Dieu parmi nous. Jésus, c'est l'avenir et la plénitude de
l'homme 7 8 .
Un avenir que l'on ne peut pas déduire de ce qui existe déjà dans
l'histoire présente. Une création. Une création continue. Un monde
dont la loi serait l'amour, cette pratique de la foi.
Croire en Dieu, c'est affirmer que la vie, le monde et son histoire
ont un sens.
Croire en Dieu, c'est choisir la liberté comme fondement suprême
de la réalité.
Croire en Dieu, c'est croire en l'homme qu'il habite. C'est croire
qu'il n'y a pas de maudits éternels, et qu'il existe un avenir même pour
ceux que leur passé condamne.
S'ouvrir à la foi des autres, c'est redécouvrir les aspects oubliés de
sa propre révélation.
Comment, à partir de là, définir le socialisme de notre temps?
Par la voie prophétique, c'est-à-dire en rapportant toute chose à sa
fin.
Et d'abord l'économie de la croissance en partant des besoins réels
des hommes.

78. Sanchez-Rivera, S. J., E l rostro del nombre, Madrid, Paulinas, 1977.