Ce qu'on appelle aujourd'hui « la politique », avec ses électeurs,
ses partis, ses droites et ses gauches, ses défilés et ses «
manifestations », n'est plus que squelette, ou plutôt fantôme [...]
Au 19e siècle s'affrontaient encore, comme des séquelles
de la Révolution française, des conservateurs partisans plus ou moins
avoués d'un retour à l'Ancien Régime monarchique, avec ses hiérarchies
traditionnelles et sa sacralisation par une théologie de la domination,
et, en face, les héritiers d'un messianisme du « progrès » par l'essor
des sciences et des techniques nécessaires à l'expansion de l'économie
nouvelle, contre les survivances féodales et cléricales.
L'enjeu
principal était donc la conquête de l'Etat, c'est-à-dire, alors, du
Parlement, avec la géographie de son amphithéâtre (la droite et la
gauche), dominant le paysage politique du pays tout entier. La liturgie
électorale culminait dans la grand-messe devant l'urne : l'acte de
déposer son bulletin était l'expression de la souveraineté du citoyen,
comme autrefois le sacre celle de la souveraineté du roi.
[…]Tous les acteurs, tous les moteurs, et toutes les significations de la politique du 19e siècle ont disparu de la scène, et des histrions battent le rappel des badauds devant les décors du théâtre vide, comme si rien n'avait changé.
Les
« conservateurs » de la droite séculaire ont été refoulés du côté
jardin ; du côté cour, les « pères fondateurs » de la gauche et du «
progrès » ont été « progressivement » métamorphosés en chiens de garde
de l'économie de marché, devenue l'héritière du « droit divin ».
Désormais, le drame véritable, c'est-à-dire notre vie et notre avenir, se joue dans les coulisses des montreurs de marionnettes.
Là,
sous la garde vigilante d'une monarchie élective, se trouve toute la
réalité du pouvoir. Il s'exerce à tous les niveaux, sans intervention de
ceux qu'on appelle encore des « citoyens », bien qu'ils n'aient plus
aucun contrôle sur la gestion de la cité.
Les
uns se réclament d'une droite brandissant l'étendard du « libéralisme »
(celui de Reagan et de Thatcher, comme de Bush), les autres d'une
gauche baptisant « progrès » ce que l'un de leurs maîtres, Léon Blum,
appelait déjà, i l y a un demi-siècle, une politique de « gérants loyaux
du capitalisme ». Les « énarques » des deux bords régnent depuis les
cabinets ministériels jusqu'aux directions des préfectures, assurant
avec continuité le fonctionnement de la grande machine d'État.
Les
grandes décisions […] sont prises dans les comités, inconnus du public
et irresponsables devant le peuple, où de hauts fonctionnaires de l'État
rencontrent de grands « managers » du privé. Les uns et les autres
ayant la même formation et la même religion : le monothéisme du marché,
et le même avenir de retraite et de « pantouflage » dans les Conseils
d'administration des multinationales, s'ils ont été dociles à leurs lobbies et à leur pression.
« L'État », dans ses manifestations extérieures (sa police et sa
justice, ses administrations, ses réglementations et ses prisons), n'est
plus seulement le « veilleur de nuit » dont rêvaient les « libéraux »
du siècle dernier, mais l'appareil de répression de tout ce qui pourrait
entraver le libre jeu de l'économie de marché telle qu'on l'enseigne à
la Business School de Harvard, ou qu'on l'impulse à travers le monde au Council of Foreign relations de New York, sous le nom de « nouvel ordre international ».
Cette
« économie politique » est une science des choses et non des hommes. La
notion même de « science politique » est entendue au sens de
l'empirisme de Bentham, Locke, et du positivisme d'Auguste Comte. Elle
repose sur le dogme implicite d'un « ordre naturel » (celui du marché),
que l'homme ne peut transformer, mais seulement gérer.
Ce
système ressemble de plus en plus à celui des États-Unis : la société
est assimilée à une entreprise commerciale où la culture et la réflexion
sur les fins ne jouent aucun rôle.
Telle est la « science » qu'on enseigne à Sciences-Po ou à l'ENA.