Existe-t-il encore des militants en ce pauvre monde ?
Samedi 21 Septembre 2013
"Les grands hommes n'ont pas été ce qu'on appelle communément
heureux. Ils n'ont pas voulu trouver le bonheur, mais atteindre leur but
; ils l'ont atteint par un labeur pénible. Ils ont su trouver la
satisfaction, réaliser leur but, le but universel. Placés devant un but
aussi grand, ils se sont audacieusement proposé de le servir contre
toute l'opinion des hommes. Ce n'est pas le bonheur qu'ils ont choisi,
mais la peine, le combat et leur travail. Leur but une fois atteint, ils
n'en sont pas venus à une paisible jouissance, ils n'ont pas été
heureux. Leur être a été leur action, leur passion a déterminé leur
nature, tout leur caractère. Leur but atteint, ils sont tombés comme des
douilles vides."
Friedrich Hegel, La raison dans l’histoire
En vérité seules les grandes âmes peuvent créer de grands militants. « Ils » sont morts assassinés pour la plupart : le Mahatma Gandhi, illustre apôtre de la non-violence assassiné par un fanatique Sikh, le pasteur africain-américain Martin Luther King tombé sous des balles tirées par ses frères « noirs » manipulés par des « blancs », le célèbre résistant anti-impérialiste Ernesto Che Guevara exécuté par l’armée Bolivienne sur ordre de la CIA, le fondateur du mouvement des frères musulmans Imam Hassan Al Banna assassiné par la police coloniale Britannique, le grand résistant à la colonisation française fondateur de l’Union des populations du Cameroun(UPC), Ruben Um Niobé dont le parcours militant est une véritable tragédie.
A propos de ce dernier qui reste méconnu il convient de s’arrêter un peu. L’armée coloniale française a mené entre 1948 et 1961 une guerre sauvage contre l’UPC, un parti nationaliste Camerounais qui ne revendiquait que l’indépendance. Une répression qui a fait cent mille morts, aujourd’hui niée par la France. Tous les leaders de l’UPC dont Ruben Um Niobé ont été assassinés. L’historien camerounais Achille Mbembe continue à réclamer symboliquement aujourd’hui le crane d’Um Niobé. A ce sujet lisez « Kamerun, histoire d’une guerre cachée » de Jacob Tatsitsa, Thomas Delcomb et Manuel Domergue.
La mort est la porte ultime du militantisme, la pointe acérée de l’engagement militant. La mort est la voie du militantisme. La mort n’est pas toujours physique, elle est souvent symbolique par le dépouillement des biens, la séparation avec sa famille, le renoncement aux plaisirs mondains.
Quant à Nelson Mandela et Yasser Arafat voilà des militants d’un autre calibre. Même s’ils n’ont pas gouté à la mort dans la voie militante, ils n’en demeurent pas moins des résistants authentiques qui continuent à inspirer. L’opposant au régime monarchique de Hassan 2, Abraham Serfati, qui a passé plus de vingt-sept ans de prisons dans les bagnes marocaines est le symbole de ces grands militants méconnus et injustement effacés de l’historiographie contemporaine.
Au Sénégal, des hommes comme Mamadou Dia qui a lutté par son corps et sa plume jusqu’à son dernier souffle, Cheikh Anta Diop frappé par l’ostracisme senghorien et tous ces preux combattants de la gauche que sont Tidiane Baydy Ly, Lamine Senghor ou le malien Tiemokho Garang Kouyaté sont des exemples illustrant le caractère rarissime de l’esprit militant. Ces hommes ont tous la particularité de n’avoir jamais renié leurs convictions. A une époque où le reniement des valeurs et le désarmement idéologique font partie des attitudes privilégiées dans notre pays, ces personnalités citées donnent un avis contraire à ceux qui pensent que l’esprit chevaleresque, l’engagement militant et désintéressé est impossible. Les preux conquistadores de l’ordre militant sont toujours debout.
Le militantisme ne se donne pas de frontières idéologiques. On retrouve des militants authentiques chez les communistes, les islamistes, les anarchistes, les altermondialistes, les écologistes, les monarchistes, les souverainistes et les droits de l’hommistes. Ce « pluralisme » s’explique par le caractère universel de l’esprit militant.
Le militantisme est donc un esprit universel qui trouve son origine dans la nature permanente de l’injustice fabriquée par les pouvoirs, toutes les formes de pouvoir qui organisent le monde. Mais le militantisme c’est plus qu’une réaction, c’est une déconstruction-construction, une volonté de bâtir un autre monde, « un monde meilleur » ; c’est la raison pour laquelle les grands militants apparaissent comme des rêveurs, des utopistes, des romantiques. Mais l’on oublie souvent que toutes les grandes idées qui fondent aujourd’hui le monde sont des idées utopiques par essence : La démocratie, la république, la souveraineté, la liberté, l’égalité. Mais il existe des utopies qui sont réalisables et vérifiables.
Mais qu’en est-il de l’esprit militant chez les intellectuels ? Il faut à la vérité dire à ce propos qu’un intellectuel est militant ou il ne l’est pas.
Tous les intellectuels sont des militants mais tous les militants ne sont pas des intellectuels.
L’intellectuel est un militant qui se bat avec la force des concepts. C’est un combattant- forgeron de concepts. Ce fut le cas d’Emile Zola, Jean Jaurès, Franz Fanon, Jean Paul Sartre, Cheikh Anta Diop, William Dubois, Antonio Gramsci, Aimé Césaire, Jacques Derrida, Roger Garaudy, Edward Saïd. Mais tous les intellectuels ne sont pas du même calibre. Certains intellectuels sont plus hauts et plus puissants que d’autres. Leur puissance dépend du charisme que leur confèrent la force et la pérennité de leurs idées. Aujourd’hui le mot est tellement galvaudé que de petits diplômés ou de « simples universitaires » s’affublent de façon prétentieuse le titre d’intellectuel. L’intellectuel n’est d’ailleurs pas un titre. C’est une personne humaine dont la prise de parole est tellement haute qu’elle peut lui couter la mort, la prison ou l’ostracisme. Un intellectuel est un homme ou une femme qui se mêle de ce qui ne le regarde pas.
Mais attention ! Il existe des « intellectuels faussaires », des intellectuels mercenaires et des intellectuels médiatiques, des intellectuels de droite, des intellectuels de gauche etc. Des intellectuels ont défendu les pires causes. La France a eu Brasillaque qui a collaboré avec l’Allemagne Nazi, la Côte-D’ivoire Faustin Kouamé, qui a « théorisé » l’Ivoirité. Des intellectuels ont défendu pendant des années les pires régimes du monde arabe au nom de l’anti-islamisme. Dans le monde musulman il existe ce qu’on appelle « les Oulémas du pouvoir »qui fabriquent des fatwas taillés à la mesure des desiderata des pouvoirs les plus injustes. Au Sénégal les prises de position religieuse de certains enturbannés confirment leur allégeance au pouvoir dominant.
Mais ce qu’on trouve surtout au Sénégal ce sont des « experts » médiatiques par forcément des intellectuels, grands spécialistes en tout, véritables « toutologues » qui se disent politologues et surtout sociologues. Leurs airs loufoques sont d’un ridicule qui provoque l’hilarité et même la risée des humoristes qui savent que les pseudos analyses que ces hommes débitent sont d’une banalité évidente. Au Sénégal l’on dirait que tous les problèmes du monde sont d’ordre sociologique, politique ou juridique. La Philosophie, la Théologie, la Philologie, l’Ethnologie, la Critique littéraire, l’Anthropologie, l’Histoire, l’Economie politique, la Psychologie et la Psychiatrie, n’ont peut-être aucune fonction explicative pour ces drôles d’experts et même pour un certain public avide d’explications simplistes.
Quelques « brillants » universitaires préfèrent se terrer dans le cocon douillet de l’anonymat et du « désengagement » laissant la place à de dangereux prétentieux qui induisent en erreur « les auditeurs et téléspectateurs » par des idées reçues, des déclarations fondées sur une science approximative et surtout un savoir non renouvelé.
Khalifa Touré