Le
caractère dogmatique des régimes se réclamant du marxisme a fortement déteint
sur Marx lui-même. Or, rien n’est plus étranger à la pensée de Marx que le
dogmatisme. Dans son jeune âge, Marx a renié les deux formes de dogmatismes
les plus influents de son époque : l’un fondé sur l’idéalisme de
Hegel et l’autre sur le matérialisme de Feuerbach. Feuerbach fait remarquer
que l’homme de Hegel projette en
dehors de lui l’idéal de bonté, de perfection etc … qui se trouve
normalement dans son esprit, transformant cet idéal en Dieu, pour ensuite se
mettre à l’adorer. C’est un phénomène d’aliénation, en tant que perte
d’une partie de soi. La solution serait de retrouver l’homme, au lieu de
chercher Dieu. En fait, Feuerbach renverse l’idéalisme de Hegel mais garde
toujours le cadre dogmatique de sa pensée. Il remplace une théologie par une
autre, matérialiste cette fois. « Lhomme » de Feuerbach est une
entité abstraite, iréel, flottant dans l’éther d’un système
philosophique. Le matérialisme de Marx rattache cet homme à un cadre concret :
la société dans laquelle il se trouve, et à une vie concrète par le travail
qu’il y fournit. Par son travail l’homme vit et participe à la vie, et par
sa sociabilité, il est capable d’agir collectivement. Son action lui permet
d’intervenir sur le réel, tout en étant aussi déterminé par le réel. Cet
ancrage dans le réel, le concret, fait que la pensée de Marx est bien loin de
tout dogmatisme.
En effet, chacune des théories et « lois » marxistes est
assortie d’un cadre d’application précis en dehors duquel elle ne peut se vérifier.
Autrement dit un « réel » l’attestant ou le réfutant. Ce
« réel » ne cessant d’évoluer dans le temps et de varier selon
le lieu, une théorie ou une « loi » ne saurait être appliquée de
façon dogmatique partout et en tout temps. Un exemple en est la « loi de
la valeur ». Elle prétend que la valeur d’une marchandise dépend
uniquement de la quantité de travail nécessaire pour la fabriquer. Marx précise
que cette « loi » n’est valable que dans un environnement où
l’offre et la demande sont illimitées et où la machine ne fait que
transmettre la valeur sans participer à la produire. A l’ère de la machine
à vapeur, Marx était conscient que sa « loi » atteindra ses
limites quand la science en progressant va intervenir directement dans la création
de la valeur. Il écrit : « en même temps que le développement de
la grande industrie, la production de marchandises dépendra de moins en moins
du temps de travail et de plus en plus de l’efficacité de la machine (…).
La production sera déterminée par le progès scientifique et technique (…).
Quand le travail, directement, ne sera plus la principale origine de la
richesse, alors le temps de travail ne sera pas non plus la mesure de cette
richesse » (Fondements de la critique de l’économie polotique t II).
Plus loin, il tient compte en plus du facteur « organisation de la
production », disant : « bien qu’il soit indispensable,
(l’effet direct du travail) va être réduit à un rôle modeste par rapport
à l’action de la science (..) ainsi que celle de la productivité découlant
du modèle d’organisation sociale de l’ensemble des forces productives ».
Si la « loi de la valeur » ainsi énoncée peut s’avérer fausse,
et reconnue comme telle par Marx lui-même, il pourrait en être de même de la
loi de la « baisse tendancielle du taux de profit ». Ainsi, dans
certaines conditions, l’entreprise capitaliste ne serait pas forcément
emprisonnée dans le cercle viscieux : plus la production augmente plus le
taux de profit diminue et plus le taux de profit diminue, plus il faut augmenter
la production. …
De la même façon, on se réfère souvent aux « cinq stades de
l’Histoire » énoncés par Marx : celui du communisme primitif, de
l’esclavage, de la féodalité, du capitalisme et du communisme civilisé,
comme une vision générale de l’Histoire. A ce propos, dans une lettre répondant
à Michailovski en 1877, Marx conteste les « déformations du schéma
(qu’il) a esquissé pour décrire la constitution du capitalisme en europe
occidentale en le transformant en une théorie de l’Histoire (…) à caractère
universel, s’appliquant de façon inéluctable à tous les peuples, sans
considérer les circonstances historiques les concernant … ». Dans la
post face du Capital 2è édition, en 1873, Marx citait déjà une revue russe
(Le Mesager Européen), disant : « on prétend que les lois de la vie
économique sont toujours universelles, immuables, elles s’appliquent au présent
comme au passé. C’est justement ce que Marx réfute : d’après lui les
lois abstraites sont iréelles (…) Au contraire, chaque étape de l’Histoire
ont des lois qui lui sont spécifiques ». Bref, en matière de Marxisme,
dogmatiques, s’abstenir.