l u m i è r e et v ie
revue de formation et de
réflexion théologiques
n° 112 (1973)
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Les visages de Jésus Christ
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1-104
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- Retour à Jésus
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DUQUESNE Jacques
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5-12
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- "Il a inauguré un nouveau mode
d'existence"
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GARAUDY Roger
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13-32
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- L'évangile inouï ou le message de Jésus Christ
selon Charles Fourier
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DEBOUT S
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33-42
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- L'inscription du visage
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GENUYT François
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43-54
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- Christ autre ou autre Christ ?
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JOSSUA Jean-Pierre
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55-70
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- Visages de Jésus et manifestation de Dieu
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BOURGEOIS Henri
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71-84
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La
référence au Christ, à sa vie, à sa mort, à sa résurrection, même chez
ceux
qui ne se réclament pas des professions de foi des églises instituées,
est
intimement liée au caractère même de notre époque, au moins dans
le
monde dit « occidental ».
Nous
vivons l'une des plus profondes fractures de l'histoire. Nous avons
à
affronter ce qui n'a jamais été. Qu'il s'agisse des fins ou des moyens, les
valeurs
ou les techniques du passé nous sont souvent de peu de secours.
Il
nous arrive de plus en plus souvent d'être contraints de prendre la
responsabilité
de dire : Non ! pour refuser de renforcer le fanatisme de
ceux
qui prétendent que leurs entreprises sont d'avance inscrites dans
l'être.
Il
nous arrive de plus en plus souvent d'être contraints à la fois de prendre
conscience
de nos limites et de nous ouvrir à la possibilité de l'irruption
du tout autre, si nous ne voulons pas nous laisser enfermer dans l'ordre
existant.
Le
véritable révolutionnaire, en ce temps de vertigineuse métamorphose,
n'est
pas celui qui invente des moyens, mais celui qui invente des fins.
L'avenir
n'est pas pour lui ce qui va arriver, mais ce que nous ferons.
Les
jeunes gens qui, en 1968, écrivaient sur les murs de la Sorbonne :
« L'imagination au pouvoir ! » formulaient, sans doute sans en avoir
pleinement
conscience, et moins encore avec la conscience des moyens d'y
parvenir,
le mot d'ordre essentiel de cette fin du XXe
siècle : la nécessité
de
concevoir et de réaliser un nouveau projet de civilisation.
Avec
son sens aigu des correspondances verbales signifiantes, Claudel,
dans
L'Annonce faite à Marie, pressentant une parenté mystérieuse entre
croyance
et croissance, écrivait : « On ne peut dire qu'il croit ; mais cela
croît en lui , ayant trouvé
nourriture. »
A
ce niveau, peut-être, s'opère la rencontre la plus profonde et la plus
féconde
entre la foi du militant et celle du chrétien. Chez un chrétien,
pour
qui le Royaume de Dieu ne sert pas à se détourner des problèmes
et
des combats de ce monde, à dissuader du changement, mais au contraire
à
transcender une culture et un désordre établi, se pose une question
cruciale,
très proche de celle qui se pose au militant révolutionnaire :
comment
ne pas se laisser engluer dans le temps et ses extrapolations ?
Comment
ne voir, dans le présent, qu'une naissance ? C'est là, disait
Gaston
Berger, le sens de la Résurrection et le sens de la foi.
Pour
l'une comme pour l'autre, i l s'agit de rendre possible l'émergence
poétique
de l'homme. L'imagination n'est pas cet « emploi déréglé et
passionnel du stupéfiant image », par quoi Aragon définissait le
surréalisme.
Elle
est un effort permanent pour « désontologiser » le réel. Elle
est
la prise de conscience de cette vérité majeure de la théorie de la
connaissance,
de l'esthétique, ou de la théologie de notre temps : de
Karl
Barth nous rappelant que tout ce que je dis de Dieu c'est un homme
qui
le dit, à l'épistémologie « non-cartésienne » de Bachelard refusant tout
dogmatisme
de la raison ou des sens prétendant s'installer dans l'être et
dire
ce qu'il est, et à l'esthétique « non-aristotélicienne » de Bertold Brecht,
c'est-à-dire
une esthétique non fondée sur « l'imitation » d'une réalité tenue
pour
préexistante.
Le
glas a sonné pour tous les dogmatismes et tous les positivismes, depuis
que
nous savons, comme le rappelait encore Gaston Berger, que « regar –
der un atome le change ; regarder un
homme le transforme ; regarder
l’avenir le bouleverse. »
Une
telle situation nous impose une vertigineuse responsabilité : nous
sommes
tenus d'inventer le futur, de participer à la création continuée de
l'homme
par l'homme. Mais au nom de qui ? de quoi ? de quelle norme ?
Comment
distinguer, dans le torrent des nouveautés qui nous assaille, ce
qui
est création véritable de ce qui n'est que singularité de mauvais aloi
ou
errance maniaque à la poursuite de l'inédit à tout prix ? Comment
s'identifier
à la source de l'être toujours en naissance, de « l'Etre dont le
poème commencé est l'homme », comme écrit Heidegger.
Nous
ne pouvons plus, quelle que soit notre origine doctrinale, chrétiens
ou
marxistes par exemple, nous considérer comme des fonctionnaires de
l'absolu
: nous ne sommes les porte-parole d'aucune vérité achevée, définitive.
Pas
plus que le monde n'est une réalité déjà faite, l'avenir n'est pas
un
scénario déjà écrit et nous ne pouvons donc plus nous attribuer le
privilège
de l'avoir lu à l'avance.
Chrétiens
ou non, nous sommes assurés seulement que l'homme est
toujours
autre chose et plus que l'ensemble des conditions qui l'ont engendré.
Que
l'homme fait sa propre histoire. Même s'il la fait dans des conditions
toujours
structurées par le passé, il est pleinement responsable de
cette
histoire. C'est dire que la transcendance est la dimension fondamentale
de
l'homme. Et nul ne peut éluder cette transcendance, cette béance
de
notre vie et de notre histoire devant l'émergence du nouveau, devant
l'irruption
toujours possible du tout autre. Et de ce tout autre transcendant,
que
de tout temps on appela Dieu, et que je ne puis contempler et moins
encore
atteindre comme une réalité extérieure dans je ne sais quel ciel,
mais
que je sens sourdre irrécusablement au fond de moi, chaque fois que
quelque
chose de neuf émerge dans la forme humaine, dans la poésie, la
découverte
scientifique, l'amour, la révolution, la foi. De ce tout autre je
ne
sais rien : je ne le connais que par son absence et son manque, ses
exigences
et ses appels, ses sommations.
Marxistes
ou non, nous ne pouvons ignorer que c'est seulement dans
l'histoire
que se joue le drame entier de l'homme, et que, sous peine de
laisser
s'évaporer nos vertus et notre foi en pure piété personnelle, sous
peine
de désertion, nous ne pouvons esquiver la moindre responsabilité
politique
de notre présent et de notre avenir.
La
référence à Jésus-Christ, à notre époque, et dans notre aire de civilisation
signifie
donc peut-être, avant tout, que nous prenons conscience
des
postulats sur lesquels repose l'indispensable action créatrice aujourd'hui
exigée
de nous, par la foi comme par la révolution.
Quels
sont ces postulats ?
Le postulat de transcendance
Si
la conscience révolutionnaire n'est pas seulement un reflet du monde
déjà
existant ; si elle comporte un projet d'un autre ordre social et humain,
qui
n'existe pas encore, tout comme chez Marx, le travail spécifiquement
humain
est un travail précédé de la conscience de ses fins, précédé de son
projet,
ce premier postulat pourrait se formuler ainsi :
les fins de l'action révolutionnaire
ne peuvent être déduites seulement du
passé ou du présent.
Le possible, dimension du
réel
A
la différence de l'évolution naturelle, l'histoire humaine est faite par
l'homme,
affirmait Marx dans L e Capital en se référant à Vico.
Ce
postulat est celui de la possibilité de se libérer de l'ordre donné de la
nature,
de construire une histoire.
C'est
le postulat de la rupture avec le positivisme. Le positivisme, en enfermant
la
pensée dans le donné, enferme l'action dans l'ordre établi
Si
le monde de l'expérience physique est « en soi » i l n'y a plus de
possibilité
pour
l'homme de faire sa propre histoire.
C'est
ce que signifie la thèse de Kant : le monde de notre expérience physique
n'existe
pas « en soi » — c'est-à-dire qu'il ne suffit pas à lui-même.
Cela
est vérifié par toute l'épistémologie contemporaine : contre un
réalisme
naïf, j'ai conscience que tout ce que je dis du monde, de l'histoire ,
ou de Dieu , c'est un homme qui le dit. C'est le
fondement de la
pensée critique (de Kant à Karl Barth, à Husserl et
à Bachelard).
L'acte
de l'homme, qui est un acte de création, même au niveau de la
pensée,
en concevant et en réalisant des possibles (hypothèses ou modèles
scientifiques,
idéaux, utopies ou projets) fait partie du réel.
Fichte
disait : « L'idéal est plus réel que le réel », car le réel est modelé
en
fonction des possibles que nous concevons.
Pour
Marx, comme pour Hegel, le possible fait partie du réel.
Si
ce possible, cette hypothèse, ou ce projet, ne sont pas déjà inscrits dans
le
passé ni le présent ; si l'avenir n'est pas simplement sur le prolongement
du
passé et du présent, s'il émerge du nouveau, je suis obligé de
reconnaître,
comme l'expérience la plus quotidienne, cette dimension du
réel, cette possibilité permanente
de dépassement, cette transcendance.
La
transcendance est cette dimension irrécusable de la réalité lorsque l'on
ne
fait pas abstraction, pour la définir, de la présence de l'homme et de
son
acte créateur.
La
transcendance est l'attribut premier de l'homme, l'être qui, à la différence
des
animaux, enfermés dans le cercle des comportements répétitifs,
réalise,
par son travail (précédé par la conscience de ses fins), l'émergence
du
nouveau.
Cette
transcendance nous en faisons l'expérience chaque fois qu'il y a
acte
créateur : dans la création artistique, dans la recherche scientifique ou
technique,
dans l'amour ou le sacrifice. En un mot dans tout ce qui brise
le
cercle du savoir positiviste, ou de l'action utilitaire.
La
difficulté lorsqu'on emploie le terme de «transcendance», c'est d'en
éliminer
les connotations d'irrationnel et de surnaturel qu'il véhicule,
toutes
les images dualistes qu'il suggère.
Une
conception adulte de la transcendance, ne peut être ni prêcritique,
ni prémarxiste :
— ni précritique, car elle ne doit jamais oublier,
comme le disait Barth,
que
tout ce qui est dit c'est un homme qui le dit.
— ni prémarxiste, car elle ne doit jamais oublier
l'apport irrécusable de
Marx,
le matérialisme historique, c'est-à-dire la première conception de
l'histoire
qui cherche le moteur de l'histoire dans l'histoire elle-même. C'est
là l'ordalie du feu pour la
transcendance : tout ce
qui est fait c'est un
homme
qui le fait.
Les
histoires prémarxistes concevaient l'histoire comme régie du dehors
(par
un destin, une providence, une loi du progrès, un « esprit absolu »).
Marx s'efforce de concevoir un
moteur intérieur à l'histoire elle-même :
à
partir des inerties de la nature, des aliénations de la société, et des
initiatives
des hommes qui font leur propre histoire.
Les rapports entre
transcendance et révolution
C'est
une expérience historique : les premiers mouvements révolutionnaires
en
Europe, inspirés par les conceptions de Joachim de Flore, de Jan Hus
à
Thomas Miinzer, se fondaient sur un appel à réaliser le Royaume de
Dieu.
Frédéric
Schlagel note : « Le désir révolutionnaire de réaliser le Royaume
d e Dieu . . . est le début de
l'histoire moderne ».
Le
projet d'un Royaume de Dieu porte, certes, chaque fois l'empreinte de
l'époque
à laquelle i l est conçu, mais il n'est pas un simple « bricolage »
(comme
dirait Lévi-Strauss) d'éléments du passé, il conçoit, même si c'est
sous
une forme utopique, un ordre social inédit.
Toute
révolution naît de la conjonction d'une poussée de la misère et de
l'oppression,
d'une révolte et d'une espérance.
Marx
et Engels disaient par exemple du projet révolutionnaire de Thomas
Miinzer,
qu'il n'en a pas existé de plus avancé jusqu'au milieu du XIXe
siècle
(c'est-à-dire jusqu'au marxisme).
Ce
messianisme est en avance sur l'histoire, comme tout véritable mouvement
révolutionnaire,
et comme tout travail spécifiquement humain,
c'est-à-dire
précédé de la conscience de ses fins, créateur.
La
faiblesse de l'utopie ce n'est pas de devancer l'histoire (c'est au contraire
en
quoi Marx l'admire et l'intègre à sa propre pensée révolutionnaire comme
l'un
de ses moments nécessaires) ; sa faiblesse c'est de ne pas comporter
une
analyse des conditions objectives de sa réalisation, ni une technique
de
cette réalisation.
C'est
ce qu'apporte Marx en définissant, pour son époque, les forces sociales
capables
de porter et de faire aboutir l'espérance révolutionnaire, et
aussi
les formes d'organisation, la stratégie et la tactique de la victoire.
Ceci
n'est nullement en contradiction avec ce que Kierkegaard appelait
« la passion du possible », car la caractéristique de cette
tradition révolutionnaire
chrétienne,
de Joachim de Flore à Jan Hus et Thomas Miinzer,
et
des actuelles théologies de l'espérance et théologies politiques, c'est de
concevoir
le Royaume de Dieu non pas comme un autre monde, dans l'espace
ou
dans le temps, mais un monde autre , un monde changé, et changé
par
nos propres efforts. Le Royaume de Dieu était pour eux, non pas une
promesse
dont on attendait passivement la réalisation, mais une tâche à
remplir .
Tout
se joue dans notre histoire d'hommes : l'histoire est le seul lieu où
se
construit le Royaume de Dieu. L'Apocalypse (21, 1) ne dit pas que la
terre
sera remplacée par le ciel, mais que viennent un nouveau ciel et une
nouvelle
terre. Il ne s'agit ni de tourner le dos à la terre pour aller au
ciel,
ni de quitter le temps pour l'éternité.
C'est
Platon qui dit cela. Pas la Bible.
Pour
désherber la transcendance peut-être faut-il d'abord ne pas la penser
à
travers les catégories du dualisme platonicien de la terre des hommes et
du
ciel des Idées (du temps et de l'éternité), qui sont totalement étrangères
à
la tradition biblique et qui ont perverti le christianisme pendant
des
siècles.
Pour
désherber la transcendance il faut aussi ne pas la penser à travers
les
catégories d'une eschatologie fixiste ; ne pas concevoir l'eschatologie
comme
une description de ce qui se passera — ce qui impliquerait une
clôture
de l'histoire, le retour au destin des grecs où tout est déjà écrit
dans
l'ordre divin. L'eschatologie ne consiste pas à nous dire : voilà où l'on
va
aboutir, mais à dire : demain peut être différent, c'est-à-dire : tout ne
peut
pas être réduit à ce qui est aujourd'hui.
Ce
postulat biblique de la transcendance est le premier postulat de toute
action
révolutionnaire.
Si
j'ai écrit dans mon livre L'Alternative que la révolution, comme les
arts,
a plus besoin de transcendance que de réalisme, c'est qu'une révolution
tout
comme une oeuvre d'art, n'est pas seulement reflet de la réalité
existante,
mais d'abord projet de créer une réalité autre.
Ce
projet n'est possible et n'a de sens :
1)
que si l'homme est pleinement responsable de son histoire, et non
soumis
seulement aux poussées du passé.
2)
que si le travail de l'homme sous sa forme spécifiquement humaine
comme
dit Marx, c'est-à-dire précédé de la conscience de ses fins, prolonge
la
création continuée du monde et de l'homme, comme le rappelait le
Père
Chenu dans sa Théologie du travail.
Plus
je travaille, plus Dieu est créateur. Il n'y a pas d'extériorité de Dieu.
Dieu
est passé tout entier dans l'homme : Il se révèle et continue sa création
en
lui, par lui.
C'est
ainsi que je comprends le mot de Clément d'Alexandrie : « Dieu
s'est fait homme pour que l'homme se
fasse Dieu- ».
3)
que si l'imagination peut inventer le futur, à partir d'une multiplicité
de
possibles et de projets.
Ce
postulat de la transcendance, qui est, comme l'espérance, un aspect àe
la foi , est au principe de toute défatalisation de
l'histoire. C'est par là
qu'il
est libérateur.
Il
Le postulat de la relativité
Après le postulat de transcendance, le deuxième postulat,
indivisiblement
biblique
et révolutionnaire, est ce que j'appellerai : le postulat de relativité.
Le
premier affirmait la possibilité de la rupture avec toute nature donnée.
Le
second, la possibilité de la rupture avec toute aliénation sociale : c'est
le
postulat de la relativité de toute réalisation historique. De même que
le
premier postulat prenait acte de cette expérience vitale : aucune de
mes
actions créatrices ne se réduit aux conditions de son apparition, ne
peut
être définie entièrement à partir des lois de nature qui la précèdent ;
de
même, le second prend acte de ce fait : même des hommes aliénés par
une
société sont capables de combattre cette aliénation.
Par
exemple, la « distanciation » demeure possible à l'égard du modèle
actuel
de la croissance capitaliste, malgré tous les « conditionnements »
qu'il
implique de notre pensée, de notre sensibilité, de nos actions : de
même
demeure possible la « distanciation » à l'égard des modèles existants
de
socialisme, malgré toutes les manipulations politiques et culturelles.
Combattre la clôture humaine
Ce
postulat de la possibilité de s'arracher à l'aliénation, je l'appellerais
volontiers
le postulat prophétique, car les prophètes d'Israël ont été les
pionniers,
par la lutte contre l'idolâtrie, de la lutte contre l'aliénation.
Ils
ont enseigné à ne jamais considérer comme absolu, achevé, définitif,
ce
qui est l'oeuvre des mains ou de l'esprit de l'homme.
Ce
deuxième postulat peut s'énoncer de la manière suivante : « Aucune
réalisation historique ne peut être
considérée comme une fin dernière ».
Car
c'est ainsi que se pervertissent toutes les institutions : lorsqu'une
Eglise
croit être une image visible de la Cité de Dieu, lorsqu'une monar-
chie
se déclare « de droit divin », lorsque le capitalisme prétend réaliser
«
la loi naturelle », lorsqu'un stalinisme prétend incarner le socialisme,
alors,
par ce dogmatisme, une société ou un système politique perdent
leur
dimension humaine essentielle : la possibilité de se transcender.
Brecht
disait : « // faut changer le monde. Puis il faudra changer ce
monde changé ». Cette interpellation prophétique
est indispensable au
marxisme
pour ne pas dégénérer en stalinisme.
L'acte
de création artistique est peut-être à la fois le modèle de l'action
révolutionnaire
et de la foi chrétienne : créer, c'est combattre la clôture
humaine.
« Quelque lié qu'il soit à la civilisation ou il naît, l'art la déborde
souvent — la transcende peut-être —
comme s'il faisait appel à des pouvoirs
qu'il ignore, à une inaccessible
totalité de l'homme »
écrivait Malraux
dans
Les voix du silence.
L'erreur
est toujours de croire que l'on peut se référer à « l'inaccessible
totalité
de l'homme», ou que l'on peut entrer en rapports directs avec
l'absolu
et en être le porte-parole ou l'exécuteur ; cette attitude a toujours
conduit
à la terreur, de Constantin à l'Inquisition et au stalinisme.
L'affirmation
de « l'autre monde » ne peut servir à sacraliser nos actions
dans
ce monde : ni les ordres établis, n i les contre-révolutions, ni même
les
révolutions. L'autre monde n'est pas un second monde dans l'espace
ou
le temps ; c'est un point de vue pour évaluer les événements et les
actions
de ce monde, qui est le seul monde, mais qui ne porte pas en l u i
ses
critères de valeurs comme le prétendent le positivisme ou l'utilitarisme.
Il
n'y a de jugement de ce qui existe qu'en fonction du futur, c'est-à-dire
de
ce qui n'existe pas encore et qui n'existera peut-être jamais.
L'erreur
de Pelage n'était pas peut-être d'affirmer que l'homme peut
gagner
le salut par ces propres efforts, c'était d'oublier qu'il n'existe aucun
critère
immanent pour juger ces efforts.
Il
n'y a pas de critère positif, et c'est pourquoi i l est dit : « Tu ne
jugeras
point ». Mais l'exemple de la vie du
Christ, et le dialogue intime et permanent
avec
son mode de vie, peuvent nous donner au moins une image
de
ce que ces critères ne sont pas, i l nous enseigne non seulement une
théologie
négative (qui nous empêche de dire : Dieu c'est cela), mais
une
anthropologie négative (qui nous empêche de dire : l'homme c'est
cela),
une morale et une politique négatives qui nous empêchent de dire :
le
bien (ou l'ordre parfait) c'est cela.
L'exemple du christ
L'exemple
de la vie du Christ nous ouvre ainsi à une incessante recherche,
à
une incessante interrogation libératrice. La foi est peut-être une certaine
manière
de poser les questions. Et d'abord de poser des questions. A
commencer
par la première : celle du sens de notre vie.
Cette
ouverture n'est qu'un autre nom de l'amour, qui est la loi suprême :
« Aime et fais ce que tu veux ». Mais nous n'en possédons pas non
plus le
critère
: sans aucun doute qu'il s'agisse de Dieu, d'une femme, ou d'un
idéal,
la seule règle d'or est l'authenticité de l'amour qu'on leur porte.
Mais
qui est juge de l'authenticité de cet amour ? Même pas la mort, car
que
l'on puisse mourir pour un tel amour (et tuer pour lui) n'est pas une
preuve
de son authenticité.
Il
me semble que le seul enseignement irrécusable qui nous soit donné
par
le Christ est précisément celui de cet amour non jugé mais vécu, et
vécu
comme ouverture. En cela, comme en tout autre domaine, Jésus
est
libérateur : non pas au sens où il préconiserait tel programme politique
ou
telle morale, mais au sens où il met en cause toutes les valeurs
jusque
là existantes.
Il
rompt avec tout système établi.
Le
Christ est celui qui refuse de jouer la règle du jeu. Même celui de la
justice
(comme, par exemple, Monseigneur Myriel dans Les misérables
de
Victor Hugo).
C'est
pourquoi les hommes d'ordre n'aiment pas l'amour. C'est un fauteur
de
désordre.
Une
révolution ne sera complète, et irréversible, que si elle exige non
pas
seulement la justice mais l'amour ; c'est-à-dire non pas « à chacun
selon
son dû », mais « tout à chacun ».
Sans
quoi, il y aura transfert de propriété, transfert de pouvoir, transfert
de
culture, mais subsistera la noire trinité de l'avoir, du pouvoir et du
savoir,
avec toutes les dominations et les aliénations qu'elle implique.
Une société prospective
Quelle
est donc la conception de la société capable de réaliser le socialisme
?
Jusqu'ici
l'expérience historique nous présente deux formes fondamentales
de
société :
1) La conception
individualiste : celle
du Contrat social de Rousseau : la
société
ne préexiste pas à la décision des individus de la constituter. C'est
une
association volontaire d'individus autonomes, rationnels, coopérant
pour
satisfaire en commun leurs intérêts particuliers
2) La conception totalitaire : la société est l'expression d'une
communauté
préexistant
aux individus qui la composent.
Marx
a fait une double critique :
—
du caractère formel de la « démocratie » rousseauiste. (dans La question
juive ) .
—
du caractère mythique du totalitarisme hégélien (dans la Critique de
la philosophie de l'Etat de Hegel).
Selon
Marx le socialisme ne peut être ni individualiste avec Proudhon,
ni
totalitaire avec Hegel.
Peut-on
concevoir une troisième sorte de société :
—
en laquelle la liberté de la personne ne dégénère pas en individualisme
de
jungle,
—
en laquelle le communautaire ne dégénère pas en totalitaire ?
La
société totalitaire, fondée sur l'idée d'une communauté préexistante,
fondée
sur le passé, considère chaque homme comme une simple unité
composante
du tout, ne tirant que de son rapport au tout sa valeur et
même
sa réalité. Chaque homme est ici un objet.
La
société individualiste, fondée sur l'idée que la société n'est que la
résultante
des décisions d'individus atomisés, de leur « contrat », qui
exprime
en chaque moment un rapport de forces c'est-à-dire un équilibre
précaire,
ne voit en chaque homme dans cette jungle qu'un sujet égoïste,
sans
rapport autre que de concurrence avec ses voisins.
Dans
ces deux cas, celui de la société organique ou celui de la jungle
individualiste,
l'homme n'est pas défini à partir de ce qui lui est spécifique,
il n'est considéré qu'au niveau biologique. Ce sont encore des sociétés
animales.
L'homme,
en ce qu'il a de spécifique n'est ni objet brut, ni sujet abstrait,
il
est projet , anticipation des fins.
Ce
projet n'est ni celui d'individus solitaires, ni celui d'une communauté
transcendante
aux individus et s'imposant à eux du dehors et d'en haut.
Ce
projet est toujours l'acte créateur d'une conscience personnelle, mais
une
conscience n'est personnelle (et non pas individuelle) que dans la
mesure
où elle est habitée par toute la culture, les angoisses et les espérances
de
la communauté, et où elle se forge dans le dialogue vital avec
les
autres. Une société ne se respecte donc elle-même, c'est-à-dire ne conserve
la
conscience de sa propre relativité, ne maintient les possibilités de
son
propre dépassement, de sa propre transcendance, que si elle préserve
les
possibilités d'initiative, de critique, de création de chacun de ses
membres.
C'est
pourquoi l'attitude d'un régime social à l'égard de la création artistique
est
un critère majeur pour la définir : qu'elle intègre les créations
de
l'art aux mécanismes de la valeur commerciale, comme les sociétés
capitalistes,
ou qu'elle subordonne les créations de l'art aux justifications
d'une
politique, comme dans les socialismes actuellement existants, dans
les
deux cas i l y a là le signe que l'on ne respecte pas en l'homme ce qu'il
y
a en lui de spécifiquement humain ; son pouvoir d'anticipation et de
contestation,
sa dimension prophétique, qui est la dimension fondamentale
de
tout grand art.
La
société qui ne sera ni individualiste ni totalitaire, fondée ni sur le
passé,
ni sur le présent, mais sur le futur, la société eschatologique,
prospective
(ouverte à l'espérance, et respectant la dimension prophétique
de chaque homme) aura pour première tâche de créer
autour de chacun
l'espace
nécessaire pour l'appeler à l'initiative, à la critique, à la création.
Ce
modèle de société spécifiquement humain reste encore à élaborer et à
réaliser.
C'est ce que j'ai tenté d'esquisser dans mon livre L'Alternative
sous le nom de « socialisme
d'autogestion », en soulignant que sa
réalisation
ne comporte pas seulement un changement des structures
(économiques,
politiques et sociales), mais aussi un changement des consciences
et
une révolution culturelle (c'est-à-dire une nouvelle détermination
des
fins de nos sociétés).
Un dépassement sans limite
assignable
Cette
nouvelle société est-elle possible ? N'est-ce pas une utopie en rupture
avec
les lois de l'évolution naturelle et les lois jusqu'ici découvertes
du
développement historique ?
C'est
l'objection invariablement opposée aux révolutionnaires avant toute
révolution.
Celle de l'impossibité du dépassement de l'ordre existant.
Le
christianisme était folie pour la sagesse des sages.
La
Révolution française était prétention absurde et criminelle de rompre
un
ordre éternel et nécessaire. Et de même la Révolution russe d'Octobre.
Pour
mieux condamner les révolutions et proclamer leur caractère criminel,
on
les identifie avec la violence, feignant hypocritement d'oublier que
la
violence est le nom que les tenants du pouvoir donnent à la force lorsqu'elle
vient
d'en bas. (Lorsqu'elle vient d'en haut, ils l'appellent : l'ordre
et
de la loi.)
En
fait ces « ruptures » d'un ordre prétendument naturel et éternel sont
au
contraire la loi du mouvement.
La
théorie même de l'évolution est, beaucoup plus que la Bible, pleine
de
miracles (même si Monsieur Jacques Monod les appelle des hasards),
comme
par exemple celui de l'émergence de la vie de la matière inorganique,
ou
celui de l'émergence de la conscience des êtres vivants.
Le
seuil que les révolutionnaires d'aujourd'hui appellent à franchir n'est
pas
plus franchissable que ceux-là, et pas moins.
Il
est possible de dépasser l'ordre existant. Par là seulement la vie peut
avoir
un sens authentiquement humain, qu'elle n'aurait pas si elle était
entièrement
déterminée par ce qui est actuel et emportée par le torrent
de
l'histoire sans pouvoir en infléchir le cours.
Cette
possibilité de dépassement est sans limite assignable. Pour Marx
le
communisme ne sera pas la fin de l'histoire, mais la fin de la préhistoire
et
le commencement d'une histoire véritablement humaine.
Pour
un christianisme adulte, le Royaume de Dieu n'est pas non plus une
finalité
limitée, un point d'arrivée définitif. C'est un seuil dans l'histoire
que
l'on peut concevoir seulement par analogie avec le seuil du passage
de
la matière non-vivante à la vie, ou de la vie animale à la conscience.
Chaque
franchissement d'un seuil décisif dans l'histoire de la création
continuée,
comme chaque émergence du nouveau dans la vie quotidienne,
chaque
création artistique, scientifique, politique, est une expérience irrécusable,
même
si nous ne pouvons en rendre compte par concepts.
Cette
transcendance et cette relativité, même si je ne peux pas les penser
jusqu'au
bout, je les vis chaque jour, et j'agis comme si elles étaient une
certitude
acquise. C'est pourquoi je les appelle des postulats.
III
Le postulat de l'espérance
et la foi en la résurrection
du christ
Parmi
les deux premiers postulats, le postulat de transcendance, affirmait
la
possibilité de se libérer de la nature déjà existante par la création continuée
de
cette nature ; le postulat de relativité, affirmait la possibilité de
se
libérer des structures sociales existantes et de leurs aliénations par un
acte
révolutionnaire créant des possibles nouveaux.
Ces
deux postulats reposent en dernière analyse sur un troisième, le pos tulat
de l'ouverture , que j'appellerai volontiers : le
postulat eschatologique,
c'est-à-dire
le postulat de l'espérance. (Après le postulat utopique et le
postulat
prophétique).
Au
nom de ce postulat nécessaire de l'action révolutionnaire, de jeunes
hommes,
en 1968, écrivaient résolument sur les murs de la Sorbonne :
« Soyons raisonnables : demandons
l'impossible », avec la claire conscience,
devant
la vieille maison scolastique, qu'il n'y a rien de plus déraisonnable
qu'une
raison timide. C'est-à-dire positiviste.
C'est
par là que la révolution et la foi peuvent opérer leur jonction, après
des
siècles d'antagonisme.
Quand
l'eschatologie chrétienne s'est dévitalisée, a cessé d'être un ferment
de
la terre et de l'histoire, pour se retirer dans les ghettos du ciel et de
l'éternité,
alors l'espérance révolutionnaire a pris le relais de l'espérance
chrétienne.
Il a fallu le marxisme pour réapprendre aux chrétiens à s'occuper
de
l'avenir terrestre.
Quand
la théologie dégénérant en théodicée comme si elle avait à justifier,
à
disculper Dieu des désordres de l'histoire, se contente d'interpréter le
monde
au lieu de le transformer.
Quand
la « Bonne nouvelle » de l'Evangile est présentée comme une
vérité
à faire, une tâche à accomplir.
Quand
la vérité de la Parole est considérée comme une identité avec le
réel
et non comme en contradiction avec lui.
Quand
l'histoire du Salut n'est pas un projet libérateur, alors, comme l'a
montré
Moltmann, se juxtaposent et s'opposent :
un
christianisme, sans espérance historique
et
une espérance historique sans christianisme.
C e postulat de l'espérance p e u t
s'énoncer ainsi :
l'homme
est une tâche à accomplir,
la
société est une tâche à accomplir.
L'expérience de la
résurrection du christ
Ce
postulat s'identifie avec ce qui est l'essentiel de la foi : la foi en la
Résurrection
du Christ. Je ne prétends point ici en imposer une interprétation
théologique.
Je n'ai aucun titre à une telle prétention. J'essaye
seulement
de m'expliquer à moi-même ce que je crois comprendre.
En
prenant le problème d'abord par l'extérieur.
Ce
qui est historique, historiquement irrécusable, dans l'événement de
la
résurrection, c'est d'abord la foi des premiers chrétiens en cette résurrection
:
une expérience a fait irruption dans leur vie, qui les a transformés
et
qui a incurvé le cours de l'histoire.
Définissons
en une formule le seuil historique ainsi franchi : l'on est passé
d'une
liberté conçue comme conscience de la nécessité (appartenance à
une
cité et à un cosmos) à une liberté conçue comme participation à l'acte
créateur.
Pour
mesurer l'ampleur de cette mutation, juxtaposons un texte du stoïcien
Marc
Aurèle, au IIe
siècle, et du chrétien Lactance au
IIIe siècle.
Marc
Aurèle : « Revois le passé : que de révolutions, que d'empires!
Tu peux aussi voir l'avenir : le
spectacle sera le même. Tout ira du même
pas et sur le même ton que ce qui se
passe aujourd'hui. Il est donc égal
d'être pendant quarante ans
spectateurs de la vie humaine ou de l'être
pendant dix mille ans, car que ferais-tu de plus ? »
Et
voici Lactance : « Ce que les stoïciens font valoir en faveur de la divinité
des êtres célestes, prouve le contraire
. S'ils pensent qu'ils sont des
dieux parce qu'ils ont un cours
régulier et rationnel , ils se trompent :
précisément parce qu'ils ne peuvent
sortir des orbites, prescrites il apparaît
qu'ils ne sont pas des dieux . S'ils
étaient des dieux on les verrait se transporter
çà et là, comme des êtres animés sur la
terre , qui vont où ils veulent ,
parce que leurs volontés sont libres. » ( Institutions divines, II, 5)
D'un
côté l'histoire vouée à l'éternel retour, comme développement
apparent
d'une éternité immobile, et, devant ce déroulement illusoire,
l'homme
comme « spectateur » de la vie et du monde.
De
l'autre, les hommes et Dieu, comme briseurs des lois et des limites ;
le
signe majeur de leur divinité est le pouvoir de créer, en chaque instant,
un
ordre imprévisible et neuf par leurs « volontés libres ».
La
réalité historique fondamentale est l'introduction d'une attitude nouvelle
devant
la nature, l'histoire, les rapports humains. Avec le christianisme
une
dimension nouvelle de l'homme a émergé. Hegel a profon-
dément
saisi ce moment décisif de l'histoire, lorsqu'il décèle dans le
christianisme,
la racine de toute vision du monde reconnaissant à l'homme
cette
dimension d'une intériorité active , faisant de l'homme le principe
du développement du réel. « Christ, écrit-il, l' homme en tant
qu'homme,
dans lequel est apparue l'unité de
Dieu et de l'homme , a montré par sa
mort et son histoire en général,
l'histoire éternelle de l'Esprit. » ( Philosophie
de l'histoire).
Une bonne nouvelle
libératrice
Le
propre de cet esprit est de dépasser sans cesse l'ordre ancien de la
nature
et de la société et d'en créer un autre.
Les
premiers chrétiens, en particulier ceux qui ont rédigé les évangilesdans
le
langage et l'univers culturel de leur temps, ont ordonné tous leurs
récits,
leurs images, leurs paraboles, à cette exigence première de nous
annoncer
cette Bonne Nouvelle libératrice, tout est possible.
Dans
cette lumière la Résurrection prend tout son sens. Le Christ est venu,
brèche
dans toutes nos limites. La mort, la limite dernière de l'homme,
la
mort même a été vaincue.
Cette
résurrection n'est pas un miracle comme, par exemple, la résurrection
de
Lazare, car il serait absurde que le Christ ressuscite si c'était pour
revenir
à une vie qui n'aurait encore que la mort pour fin. La résurrection
du
Christ n'est pas le retour à une vie mortelle.
La
Résurrection n'est pas non plus un fait scientifique : s'il ne s'agissait
que
d'un phénomène de régénération cellulaire, cela ne bouleverserait la
vie
de personne, pas plus qu'une réaction chimique quelconque.
La
Résurrection n'est pas non plus un fait historique, c'est-à-dire saisissable
et
vérifiable à travers des traces matérielles ou des témoignages, car
le
Christ n'est apparu qu'à ceux qui croyaient en lui. Nous ne connaissons
sa
Résurrection que par la foi que les disciples en ont eue.
Est-ce
là diminuer l'importance de la Résurrection ? C'est au contraire
lui
donner sa vraie dimension.
Quel
sens aurait la Résurrection si elle s'appuyait sur l'analyse biologique
d'un
laboratoire, sur un constat d'huissier attestant que le tombeau était
vide,
sur le reportage photograhique d'un envoyé spécial, ou même
sur
la déposition d'un Thomas assermenté qui aurait mis ses doigts dans
les
plaies ? (Ce que d'ailleurs i l n'a pas fait, car, avant même d'avancer la
main,
il a eu la foi).
Jésus
ressuscité est saisi par la foi, non par les sens.
En
quoi un attirail de preuves apporterait-il la moindre garantie de ce
qui
est l'essentiel de la foi en la Résurrection, à savoir que le Christ n'est
pas
ressuscité pour obtenir un sursis et mourir une autre fois, mais
premièrement
pour vivre à jamais : « J'étais mort, mais voici que je suis
vivant pour les siècles des siècles.
» (Ap., I, 18)
deuxièmement
pour n'être que le premier de cordée et nous inspirer l'assurance
que
nous aussi vivrons à jamais.
« Il y e n a qui disent que le
Christ est ressuscité ; comment certains d'entre
nous peuvent-is dire que les hommes
ne ressuscitent pas ? S'il n'y a pas
de résurrection des morts , Christ
non plus n'est pas ressuscité.» (1
C o .,
15,
12).
D'où
peuvent naître de telles certitudes ?
Deux illusions à bannir
Pour
essayer d'abord de les cerner par la pensée i l est nécessaire de replacer
les
témoignages sur la résurrection dans leur contexte culturel et non
pas
dans le nôtre ; c'est-à-dire d'abord de savoir penser en dehors des
catégories
grecques (absolument étrangères à l'esprit biblique) du dualisme
et de l'individualisme.
1)
Le dualisme de l'âme et du corps et le mythe de l'immortalité de
l'âme
qui en découle, sont des idées platoniciennes qui n'ont rien à voir
ni
avec le christianisme, ni avec la Bible. Il n'y a pas, en hébreu, de
terme
pour dire « le corps » (ou « la chair ») indépendamment de l'esprit
ou
du sens qui l'anime. Le corps n'est pas une partie de l'homme, une
composante
séparée, dont l'âme ou l'esprit serait l'autre partie, l'autre
composante.
Ce dualisme a été aggravé par le mécanisme cartésien faisant
du
corps une pure réalité physique.
Le
corps, dans la tradition biblique, c'est l'homme tout entier en tant
qu'il
s'extériorise en un mouvement signifiant.
Si
le corps n'était qu'une mécanique sans rapport avec la vie véritable de
l'esprit,
l'on se demande ce que pourrait signifier l'incarnation.
Il
serait donc dépourvu de sens que le Christ en mourant ait laissé son
corps
au vestiaire pour le récupérer le troisième jour. L'on peut d'ailleurs
se
demander ce qu'il en aurait fait ensuite et à quoi i l l u i aurait servi pour
exercer
« la seigneurie de l'histoire ».
2)
La deuxième illusion à bannir, elle aussi bien caractéristique de notre
univers
culturel occidental depuis la Renaissance, c'est l'individualisme.
De
ce point de vue le dialogue des civilisations avec les cultures de l'Orient
peut
nous aider : le chemin qu'elles enseignent est celui de la libération
de
l'illusion individualiste, de l'illusion que nous sommes enfermés dans
les
frontières de notre peau. Ce qui existe profondément en moi, ce qui est
la
loi de mon être et de mon devenir, c'est non pas ce qui est ma possession
individuelle
: ma famille et son héritage, l'histoire anecdotique de
mes
expériences passées, mes propriétés, mes titres ou mes pouvoirs,
mais
ce qui vit, se développe et se dépasse en moi du monde qui m'habite,
de
la culture qui l'anime. Je n'y accède qu'en me dépouillant (et me
déprenant)
de mes possessions individuelles pour atteindre à cette authenticité,
à
cette pureté qui est l'amour vivant en moi, mais qui n'a plus rien
d'individuel,
et par conséquent, comme le Christ, plus rien de mortel : la
mort
n'a plus rien à prendre à un être qui a su se déprendre de tout ce
qui
faisait de lui une particularité individuelle.
Alors
seulement nous pouvons vivre de la vie du tout, et vivre sans fin,
comme
le Christ en a donné l'exemple.
Il
a vécu jusqu'au bout la vie de l'individu pour montrer qu'elle n'avait
de
sens que par une vie plus haute, mais qui ne se réalise qu'à travers
l'individu.
La Résurrection seule révèle ce sens. Comme l'écrit le Père
Xavier
Léon-Dufour : « Si je veux parler à Jésus comme à une personne
individuelle, je ne l'atteins que
dans le Jésus de l'avant Pâques. »
Par
sa vie il a inauguré un mode nouveau d'existence : il a accompli le
geste
fou de casser le mécanisme du monde, fait de volonté de puissance
et
de possession.
La
vie éternelle c'est cela : non pas une autre vie, mais une certaine
qualité,
une certaine densité et intensité de cette vie lorsque l'amour est
vécu
comme la seule façon de lutter contre la mort.
Par
sa mort, une vraie mort, (où i l se dépouille à tel point de tout, qu'il
renonce
même à toute garantie qui pourrait lui venir de sa parenté divine :
« Mon Dieu , pourquoi m'avez-vous
abandonné ? ») i l montre que la mort
n'est
qu'un seuil à franchir (là encore comme celui du passage de la
matière
inorganique à la vie, et de la vie à la conscience) pour passer de
l'illusion
individualiste à la vie unitive du tout.
Il
ne s'agit nullement d'une évasion vers une illusoire éternité, mais d'une
continuité
de vie.
Le postulat de la
résurrection
Le
Christ ne vit pas en nous à la manière dont un amateur peut dire que
Mozart
vit en lui chaque fois qu'il écoute sa musique. Ce ne serait encore
là
qu'un rapport d'individu à individu. Il s'agit de tout autre chose : d'une
participation
commune, non pas à une « réalité supérieure » et extérieure,
mais
à la seule réalité réelle ; celle qui est faite exclusivement de décisions
humaines,
d'initiatives, de créations humaines.
Chaque
fois que nous sommes capables de rompre avec nos routines, nos
résignations,
nos complaisances, nos aliénations à l'égard de l'ordre établi
ou
de notre individualité étriquée, et qu'à partir de cette rupture nous
accomplissons
un acte créateur, dans les arts, les sciences, la révolution
ou
l'amour, chaque fois que nous apportons quelque chose de neuf à la
forme
humaine, le Christ est vivant, la création en nous, par nous, à
travers
nous se poursuit. La Résurrection s'accomplit chaque jour.
Chacun
de mes actes libérateurs et créateurs implique le postulat de la
Résurrection.
Et
plus que tout autre l'acte révolutionnaire.
Car
si je suis uri révolutionnaire cela signifie que je crois que la vie a un
sens
et un sens pour tous.
Comment
pourrais-je parler d'un projet global pour l'humanité, d'un sens
à
donner à son histoire, alors que des milliards d'hommes dans le passé
en
ont été exclus, qu'ils ont vécu et sont morts, esclaves ou soldats, sans
que
leur vie et leur mort ait un sens ? Comment pourrais-je envisager que
d'autres
vies se sacrifient pour que naisse cette réalité nouvelle, si je ne
croyais
pas que cette réalité nouvelle les contient tous et les prolonge,
qu'ils
vivent et ressuscitent en elle ?
Ou
bien mon idéal du socialisme à venir est une abstraction permettant
aux
élus futurs une possible victoire faite de l'anéantissement millénaire
des
multitudes, ou bien tout se passe comme si toute mon action se fondait
sur
la foi dans la résurrection des morts.
C'est
le postulat implicite de toute action révolutionnaire et, plus généralement,
de
toute action créatrice.
La
résurrection des morts, pas plus que celle du Christ, n'est le fait des
individus.
Comment la résurrection du Christ serait-elle celle d'un moi ?
Si
elle interpelle aujourd'hui encore chacun d'entre nous, c'est parce qu'il
n'est
pas ressuscité pour lui, comme individu, mais pour nous, en nous,
pour
nous montrer le chemin.
Il
ne nous sauve pas de l'extérieur, comme on fait un cadeau. Mais du
dedans
: car c'est notre décision, notre foi, qui nous sauve. Chacun des
actes
que les récits évangéliques nous présentent comme un miracle a
ce
caractère : le Christ n'apparaît pas comme un thaumaturge, agissant
du
dehors pour transformer les hommes comme on fabrique un objet.
Non
: tout passe par des consciences et des volontés d'hommes. I l ne
dit
pas : « je t'ai sauvé », comme on repêche un noyé. Il dit : « Ta foi
t'a sauvé ».
Nous
rappelant ainsi que tout le drame de la foi, sans le moindre résidu,
se
joue dans nos vie d'hommes, que l'homme, comme le dit le Père
Rahner,
est le seul domaine de la théologie, que nous sommes entièrement
responsables
de notre histoire ; que l'homme est une tâche à accomplir
;
que la société est une tâche à accomplir ; que la Résurrection est
une
tâche à accomplir, et à accomplir tous les jours.
Tels
sont à mon avis les trois postulats de l'espérance, les trois postulats
de
toute action révolutionnaire qui sont des postulats bibliques, évangéliques.
Une
foi consciente de ces postulats ne peut être un opium du peuple.
Chaque
coup porté contre elle serait un coup porté à la révolution dont
elle
est le principe.
Car
la révolution n'est pas seulement un plan d'action, dont l'élaboration
relève
d'une méthode scientifique.
Elle
est aussi un désir d'élaborer ce plan ou de s'y associer. Cette décision
véritable
n'est portée par aucune nécessité logique ou expérimentale
absolue,
mais par un acte de foi dans ce que le monde, par nos efforts,
pourra
devenir.
La
foi est libératrice car elle n'est pas seulement un surcroît de sens, elle
est,
comme dit Ricoeur, un surcroît d'agir.
J'essaye
d'interroger, de comprendre, et, peut-être, de vivre cette foi,
pour
n'être pas un homme « unidimensionnel », sous-développé.
Pour
jouer pleinement mon rôle dans la création.
Roger Garaudy