Il
n'est pas dans mon propos de réfuter cette attaque contre un marxisme
caricatural. Jacques Monod confond Marx avec Staline comme,
après la mort de Monod, les « nouveaux philosophes » (ainsi nommés
par antiphrase, car ils n'apportent ni nouveauté ni philosophie) ont
récupéré, avec moins de talent, la livrée défraîchie de l'antimarxisme
en confondant Marx avec Althusser. Le conclave des médias,
n'ayant plus un Nobel à se mettre sous la dent, décida que la
papauté
de l'antimarxisme deviendrait collégiale et, le temps d'une campagne
électorale, lança nos play-boys exorcistes dans le grand public
comme on lance une nouvelle marque de lessive.
Le
seul point important auquel je voudrais ici m'attacher, c'est celui dans
lequel Jacques Monod passe de la science au scientisme. La science
étant l'ensemble des méthodes mathématiques et expérimentales qui
ont assuré à l'homme une prestigieuse maîtrise sur la nature. Le
scientisme étant l'ensemble des superstitions qui prétendent exploiter
le légitime prestige de ces méthodes, pour expliquer par elles,
ou nier en leur nom, toutes les autres dimensions de la vie, telles par
exemple que l'art, l'amour, le sacrifice, la foi, ou simplement l'autre
homme dans sa spécificité. Ce qu'on appelle parfois, à tort, les «
méfaits » de la science ne viennent pas de la science mais d'une philosophie
faisant d'elle une religion qui n'ose pas dire son nom. Ou encore
: le scientisme est la croyance que tout ce qui n'est pas
réductible,
sans résidu, au concept, à la mesure et à la logique
(aristotélicienne,
mathématique, dialectique ou structurale) n'a pas de réalité.
Le
scientisme procède ainsi à une série de réductions.
Cette
raison, réduite (de Descartes pour l'exalter à Bergson pour l'humilier)
à n'être qu'instrumentale, fabricante d'outils, de moteurs, de
richesses et de contraintes sociales, est pourvoyeuse de moyens et non de fins.
Comme
si l'homme ne pouvait manifester son intelligence qu'en construisant
des machines, en gagnant de l'argent ou en manipulant les
foules ! En s'emparant d'un pouvoir sur la nature ou les hommes.
Ce
rationalisme infirme repose sur trois postulats :
1.
toute réalité peut être « définie », c'est-à-dire réduite, sans
résidu,
en concepts ;
2.
il est possible de constituer, en tous domaines de la vie humaine, un
cheminement logique, c'est-à-dire nécessaire, contraignant, de ces concepts
;
3.
la nature entière est un ensemble de « faits », reliés par des lois.
Le
concept, la logique et la loi sont les trois piliers du
« positivisme » et du « scientisme » occidental. Pour une telle pensée positiviste l'avenir ne peut être que le prolongement du passé et du présent. On comprend aisément pourquoi cette « religion des moyens », prenant la relève d'autres croyances et d'autres crédulités, joue à son tour le rôle d'
« opium du peuple ».
« positivisme » et du « scientisme » occidental. Pour une telle pensée positiviste l'avenir ne peut être que le prolongement du passé et du présent. On comprend aisément pourquoi cette « religion des moyens », prenant la relève d'autres croyances et d'autres crédulités, joue à son tour le rôle d'
« opium du peuple ».
1.
Le concept, c'est le réel reconstruit selon un plan humain,
rendant
ainsi la réalité transparente à la raison. Cela est vrai des choses,
des objets, de tout ce qui relève de la mesure et de la limite : un
mathématicien peut « téléphoner » une figure géométrique à son collègue
; un ingénieur peut
« téléphoner » le projet d'un pont, car tout y est définissable par des mesures, depuis les courbes des arches jusqu'à la résistance des matériaux et leur prix. Mais on ne peut pas
« téléphoner » le projet d'un pont, car tout y est définissable par des mesures, depuis les courbes des arches jusqu'à la résistance des matériaux et leur prix. Mais on ne peut pas
«
téléphoner » le
Pont d'Arles de Van Gogh ou le Pont sous l a
pluie d'Hiroshige, car il y a là quelque chose qui échappe
au concept, à la mesure et à la limite. Tout au plus pourrai-je
communiquer la technique du peintre, comme je peux envoyer par la
poste une partition de musique après le concert sans que mon
correspondant sache pour autant si l'exécution a été celle d'un
virtuose dont la sensibilité ne peut se traduire en concept, ou celle
d'un exécutant impersonnel. Un « futurologue » peut communiquer à
son institut un projet fondé sur des extrapolations à partir du
passé et du présent. Mais c'est un faux avenir car il fait nécessairement
abstraction de l'initiative imprévisible des hommes et de leurs
créations. L'emploi de l'ordinateur n'ajoutera rien à ce faux avenir : si
Lénine avait usé d'un ordinateur pour lui demander s'il fallait faire la
révolution d'Octobre, la réponse eût été oui. Parce que Lénine l'aurait
programmé. L'ordinateur, programmé par Kautsky ne faisant
entrer dans ses calculs que les « conditions objectives », eût répondu non. Si l'on traite l'homme et l'histoire comme objet ou ensemble
d'objets, le futur sera invariablement le prolongement du passé
et du présent, soit par extrapolation, soit par analogie, puisqu'on pose
par avance que l'homme traité comme un objet est, comme l'objet,
incapable de rupture avec le passé ou de création inédite, bref,
de nouveauté imprévisible.
C'est pourquoi le scientisme, cette « religion des
moyens », après
tant d'autres superstitions du passé, joue
parfaitement le rôle
d'« opium du peuple ».
Le propre du concept est de réduire tout sujet et
tout projet aux lois, aux mesures et aux limites de l'objet. Ceci
n'implique nullement le mépris du concept : nous le respectons à son niveau,
où il fait preuve de son efficacité dans l'intelligence et la
manipulation des objets. Mais ce n'est pas par concept que se déterminent
l'amoureux, le poète, ou le prophète.
Il en est de même de la logique, qu'il s'agisse de
la logique
déductive d'Aristote et de saint Thomas, de la
logique mathématique, ou de la dialectique de Hegel et de ceux des scientistes
qui se réclament de Marx.
Roger Garaudy. Extrait de "Appel aux vivants". 1979.
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