En
disant ces choses, je suis passé, spontanément, à la première
personne,
car j'ai vécu cela, et n'en fais point d'excuse. Ce passé est le
mien,
et je n'en rougis pas. Car si j'ai pu apprendre à changer, c'est
parce
que je suis passé par ce chemin-là.
J'ai
connu l'apparente plénitude du dogmatisme. Puis le doute, non
comme
détachement, mais comme angoisse et comme responsabilité.
Le
tournant des rêves. Puis la traversée du désert, de ces déserts
spirituels
où l'on rencontre si peu d'explorateurs ou de nomades pour
vous
aider à ouvrir des pistes.
Je ne
serais pas ce que je suis si je n'avais pas été ce que je fus.
Si j'avais été un sceptique, je n'aurais jamais su ce qu'est la foi. Il faut
Si j'avais été un sceptique, je n'aurais jamais su ce qu'est la foi. Il faut
avoir
su ce qu'est une certitude sur laquelle on mise la totalité de sa
vie,
pour s'élever à des fins plus hautes, mais qui exigent toujours le
même
enjeu de la vie et de la mort. La foi est à ce prix.
Il faut
que cela soit clair : la foi, ce n'est pas le contraire de la raison;
la
foi, c'est le moment critique de la raison.
Le
moment où la raison prend conscience de ses postulats. Le
moment
où elle se rend capable de remettre en question ses postulats
et ses
fins.
La foi,
c'est l'expérience critique de toute fin limitée. Elle aussi est
négation
de la négation. Négation des limites de l'homme.
Et
comment pourrait-on connaître la limite sans pressentir au moins
qu'au-delà
autre chose commence ?
Pourquoi
les partis, les savoirs, les Églises n'apportent-ils pas au
monde
ce dont il crie obscurément le besoin : un centre, un but, une
foi ?
Notre
tâche est alors de confronter toutes les institutions à leurs
fins :
les nations comme les armées, les sciences comme l'école, les
Églises
comme les partis.
Quand
la foi baisse, pullulent les superstitions et les idolâtries.
Les uns
prêchent le retour à l'Église non par amour de Dieu mais
par
peur du peuple.
D'autres
adhèrent à un parti pour déléguer à un élu ou à un chef le
choix
d'une utopie ou d'un ordre.
D'autres
encore veulent se persuader que la science peut répondre à
tous
leurs problèmes pour n'avoir à en poser aucun.
L'erreur
de base de toutes ces attitudes, du scientisme à
la
technocratie,
du théisme à l'athéisme, de l'intégrisme à la « théologie
de la
mort de Dieu », c'est de croire que nous pouvons retrouver la
plénitude
de l'homme et sa transcendance sans rompre avec notre
culture
occidentale. Car si notre monde, aujourd'hui, n'a
plus de
centre,
des peuples et des âges en eurent un. Il ne leur était pas donné
du
dehors ou d'en haut. Des hommes l'avaient désigné. Des hommes
l'avaient
construit. Des hommes l'avaient atteint. Ces hommes, à
notre
insu, vivent encore dans nos vies.
Il
importe que nous les sentions tous consciemment là, présents
autour
de nous. Non pas pour nous regarder ou pour être nos juges,
mais
pour nous aider, pour nous aider à ne pas refaire inutilement un
chemin
qu'ils ont déjà parcouru. Le passé n'a de sens que vivant. Le
vrai
passé n'est pas ce qui n'est plus. Il est ce qui conserve un sens
pour
nos vies d'aujourd'hui.
L'avenir
n'est pas ce qui va arriver. Il est ce que nous ferons. Le vrai
futur
n'est pas ce qui n'existe pas encore. Il est présent dans le
présent.
Entre
des conservateurs avec un faux passé, celui qui justifie le
présent,
et des révolutionnaires avec un faux avenir, celui qui
prolonge
ou inverse le présent mais ne se définit qu'à partir de lui, le
malheur
de notre jeunesse est d'être ainsi privée de mémoire et
d'espérance.
Un
présent qui porte en lui toutes les créations du passé et tout
l'avenir
à créer, ce présent-là est un autre nom de l'éternité.
Il ne
s'agit donc pas de faire un musée imaginaire des religions et
des
révolutions, ni même d'en écrire l'histoire comme on écrit celle
des
morts. Il s'agit d'évoquer les hommes et les peuples qui ont révélé
des
possibilités nouvelles aux hommes et aux peuples. D'évoquer les
religions
et les révolutions par ceux-là seulement qui en furent les
prophètes
et les martyrs. Dans cette perspective, il n'y a pas d'histoire
séparée
des religions et des révolutions. Apôtres et révolutionnaires
sont
indiscernables dans cette unique aventure humaine.
Les
hommes n'ont qu'une histoire, défrichée à coups d'audaces, de
folies
et de sacrifices. La seule que nous ayons le désir d'exalter,
l'histoire
des conquêtes du génie humain. La seule qui vaille la peine
d'être
continuée, d'être vécue. Vivre, pour l'homme, c'est amener à
l'existence
des possibles inédits. Ceux qui le feront plus humain, c'està-
dire
plus semblable au rêve millénaire des dieux.
Révolution
ou résurrection ? Est-ce bien sûr qu'elles s'opposent ou
même se
distinguent ? A condition de ne pas confondre résurrection
avec
réanimation de cadavre et révolution avec changement de
pouvoir.
Nous
cherchons une alternative à notre modèle occidental de
croissance
aveugle, et nous voulons découvrir une manière plus riche
de
vivre. Nous avons besoin pour cela de redécouvrir les choix qui ont
été
faits dans d'autres civilisations et dans d'autres cultures, sur
d'autres
continents et par d'autres peuples, qui ont conçu et vécu
d'autres
rapports entre l'homme et la nature, entre l'homme et
l'homme,
entre l'homme et le divin. Nous avons besoin de toutes leurs
sagesses
et de toutes leurs révoltes. Nous avons besoin d'eux pour
nous
rappeler que l'autre homme c'est ce qui me manque pour être
pleinement
humain. Il faut réveiller les uns de l'anesthésie des dogmes
religieux,
les autres de la nostalgie de révolutions devenues des
volcans
éteints.
Roger Garaudy, Extrait de l' Appel aux vivants. Suite et fin. Pages 23 à 65