3. La
même opération se répète au niveau de la causalité mécanique,
de la
causalité structurale ou de la loi, qui ont pour caractère
commun
de nous soumettre à l'existant et au passé en excluant par
principe
toute émergence imprévisible, poétique, d'un avenir véritable,
c'est-à-dire
d'un avenir dont les composantes n'existent pas
toutes
dans le passé ou le présent.
Au nom
du même postulat inavoué (l'homme est entièrement
déterminé
par son passé, ses instincts, sa classe sociale, sa nation, sa
culture,
sa religion), chaque spécialiste — c'est-à-dire chacun de ceux
que la
division du travail scientifique a empêchés de penser en dehors
des
oeillères de leur spécialité — « expliquera » ou « prévoira » mon
comportement
en fonction d'un aspect partiel (spécialisé) de la
réalité,
sans jamais situer humblement son savoir dans une totalité
plus
vaste. Chacun mettra l'accent sur l'une de mes chaînes, biologique,
psychologique,
sociologique, économique, ou d'autres encore.
Tel
biologiste affirmera que je suis « programmé » dès ma conception,
et il
réduira toute réalité, sans résidu, à la seule dialectique de la
nécessité
et du hasard. Tel psychanalyste, lisant dans le marc de café
de
l'inconscient, « expliquera » la peinture de Picasso à partir de ses
«
pulsions érotiques » (comme si chacun de nous n'était pas habité
par de
telles pulsions sans pour autant être Picasso !). Tel « marxiste »
structuraliste
verra dans l'homme « une marionnette mise en scène
par les
structures » (comme s'il demeurait un sens pour un tel
«
révolutionnaire » à appeler ces marionnettes à un combat pour leur
libération!).
Tel économiste établira, au nom de sa « science », la
nécessité
de la « croissance », sans énoncer, ou peut-être sans
soupçonner,
son postulat de départ à savoir que la croissance, pour
une
plante ou une bête, est le simple déploiement des lois de sa
nature
: si je connais le têtard, ou même son embryon, je peux prévoir
ce
qu'il deviendra par le seul jeu de sa croissance, soit une grenouille.
Tel est
le postulat de l'économie de la croissance : l'homme a
une «
nature », comme les plantes, les bêtes, les têtards et les
grenouilles.
Le
scientisme, sous sa forme achevée, procède à d'autres réductions
encore
:
1. La
réduction de la science à la science déjà faite, déjà formalisée.
La
science en train de se faire, comme l'a illustré Henri Poincaré
à
partir de son expérience de l'invention mathématique, est proche de
la
poésie et de ses imprévisibles inspirations. Réduire la science à la
science
déjà faite, c'est confondre la recherche avec la preuve, la
nouveauté
de l'acte créateur avec les routines de la démonstration.
2. La
réduction de tous les actes de la vie à la juridiction suprême
de
cette science. Même pas science vivante, toujours en naissance,
mais
science morte. Tout ce qui n'est pas réductible au concept, à la
logique
et à la loi n'a pas droit à l'existence. Tel est le postulat.
«
Irrationnels » l'amour et le sacrifice de sa vie à ce qu'on aime,
«
irrationnelle » la création artistique, « irrationnelle » la foi des
martyrs,
au double sens de témoins et de torturés.
Quelle
pauvre et plate conception de la raison découle de cette
conception
de l'irrationnel !
Une
conception plénière de la rationalité ne saurait faire abstraction
d'aucune
dimension de la vie.
Un peu
de savoir, c'est-à-dire la science enseignée, la science déjà
faite,
conduit au dogmatisme.
Un peu
plus de savoir, c'est-à-dire la science en train de se faire, la
recherche
scientifique, conduit à se poser des questions.
Plus
encore de savoir, c'est-à-dire l'invention scientifique, si proche
de la
création poétique située dans l'ensemble des créations humaines,
conduit
à la prière.
Une
rationalité purement analytique, partielle, stérilisée et stérilisante
ne
retient qu'un fragment de nous-mêmes et rejette dans les
ténèbres
extérieures à ses « lumières » tout ce qui fait le sens et la joie
de
vivre.
Une
raison digne de ce beau nom ne doit-elle pas être le lien entre
la
totalité de l'homme et la totalité du réel ?
Kant
niait la possibilité d'une « intuition intellectuelle », en
laquelle
s'abolit la frontière entre le sujet et l'objet. Il était lui-même
captif
d'une conception si étroite de l'entendement (réduit au concept,
aux
catégories de la logique, de la causalité, et de la loi) qu'il perdait
la
dimension essentielle de l'homme.
L'homme
est lié au réel, il en contient en lui tous les degrés
d'existence,
la nature entière est mon corps, — mon existence comme
personne
ne se constitue pas à partir d'un « je pense », où le « je » est
réduit
à l'individu et la pensée au concept, mais à partir de ma relation
avec
l'autre. La transcendance est faite de tout le foisonnement de la
vie, de
cette vie qui échappe au concept. Kant ne peut en parler que
par
conjecture, comme d'une inaccessible « chose en soi », comme
quiconque
s'est enfermé dans la prison du concept.
A
partir de ces prémisses inconscientes, empruntées à la géométrie
d'Euclide,
à la physique de Newton et à l'insularité cartésienne du « je
pense
», qui ne peut conduire qu'à la solitude ou à la foi du
charbonnier,
Kant se condamnait à construire une philosophie du
« comme
si ». Il étend, contrairement à ses propres principes, la
causalité
à la « chose en soi », comme si elle était la source de nos
perceptions
; il postule comme toute science cette correspondance
miraculeuse
des catégories de notre entendement avec le réel,
« comme
si » elles émanaient de la même source ; enfin, il nous faut
agir «
comme si » nous étions à la fois immortels, libres et sujets d'un
dieu
moralisant.
Que
d'invraisemblables prodiges pour une philosophie qui se veut
critique
!
Pourquoi
ne pas reconnaître que l'intuition intellectuelle n'est pas
« non
rationnelle » mais simplement « non conceptuelle » ? Cette
conception
exige beaucoup moins de postulats : si l'on a d'abord
sectionné
dans l'homme, avec Kant, une intelligence réduite au
concept,
à la logique et à la causalité, il est en effet impossible
d'imaginer
une connaissance coextensive au réel, un réel entièrement
transparent
à la connaissance. A moins d'appauvrir ce réel au point de
le
faire entrer dans le lit de Procuste de la « grande logique »
hégélienne,
réduisant toutes les métamorphoses de la vie, tout le
développement
du réel au développement du concept et de sa
contraignante
dialectique.
L'ensemble
de ces postulats scientistes et technocratiques est le
fondement
de la barbarie occidentale. De toutes les meurtrissures
qu'elle
inflige à la vie des hommes et des peuples.
Cette
maladie analytique de tout couper en deux dans la réalité
concrète
sans pouvoir ensuite recoller les morceaux, crée ainsi de
toutes
pièces ces faux problèmes philosophiques qui, je l'ai déjà dit,
ne sont
insolubles que parce qu'ils sont mal posés : dualisme de l'âme
et du
corps, de la matière et de l'esprit, du temps et de l'éternité, du
fini et
de l'infini, du déterminisme et de la liberté, de l'homme et de
Dieu,
de la nécessité et de la grâce, pour aboutir à la pire des
absurdités
: l'opposition du matérialisme et de l'idéalisme, problème
sorti
tout armé du dualisme cartésien faisant de l'homme une âme
greffée
sur une mécanique, un cadavre accouplé avec un fantôme. Les
uns se
disent matérialistes parce qu'ils n'ont retenu de lui que sa
mécanique
(même sous ses variantes dialectiques) et les autres
(idéalistes
de tout poil) son insularité de l'esprit, associée, par un coup
de
force, au dieu frigide de saint Anselme. Je dis bien : barbarie
«
occidentale », car — nous aurons l'occasion d'y revenir à propos de
l'hindouisme
— l'Inde, depuis trois millénaires, avait découvert que
« ce
qui connaît », ce n'est pas un cerveau monté sur deux pattes,
mais
l'homme tout entier. Cette voie royale a été très tôt abandonnée
en
Occident, par Socrate d'abord (cet « homme anormal », disait
Nietzsche,
anormal par sa manie de tout réduire au concept). De tout
le
reste de la vie, il ne subsiste, dans sa philosophie, qu'un moignon
atrophié
: ce pauvre « démon » qui ose parfois s'infiltrer dans les
fissures
de la raison. La pensée occidentale n'a soupçonné que sous
des
influences orientales qu'il y avait plus de choses sur la terre et dans
le ciel
que le concept ne peut en contenir.
Pythagore
et Platon doivent beaucoup plus à la Perse et à l'Inde que
les
hellénistes ne le disent. Tout ce qui n'est pas mathématique, chez
Platon,
depuis Veros jusqu'au soleil de l'idée du Bien, porte la trace
des
mystères orphiques venus de l'Orient. Le néo-platonisme de
Philon
et de Plotin est né à Alexandrie, centre de brassage de toutes
les
formes de pensée orientale, et Plotin lui-même suivit l'expédition
de
Gordien pour étudier la pensée de la Perse et de l'Inde. Toutes les
formes
juives ou chrétiennes de la gnose en découlent. Maître Eckhart
retrouvera,
à travers les doctrines de l'Islam, la grande tradition
indienne
de l'unité de l'homme et de Dieu. Spinoza, à travers
Maïmonide,
la vision que celui-ci avait découverte chez les soufis
musulmans,
tributaires eux-mêmes des visionnaires de FInde. Jacob
Boehme,
à partir des spéculations des romantiques allemands,
rejoindra
confusément l'idée maîtresse de l'hindouisme : au-delà de
l'être
et du non-être, il y a l'acte, il y a la liberté.
Ces
quelques réflexions n'avaient pas pour objet de mettre en
accusation
la science, mais simplement de relativiser chaque science et
d'en
énoncer les postulats. Ce que nous appelons emphatiquement
« la
science » est, plus humblement, « la science occidentale », une
science
séparée de la sagesse, c'est-à-dire de la réflexion sur les fins.
De
cette séparation est né ce « rationalisme infirme », fondement
de
l'abêtissement scientiste et technocratique, qui, faute de reconnaître
ses
postulats et sa dépendance d'une conception globale de
l'homme
et de ses fins, est devenu à lui-même sa propre fin.
Ceci
doit être clair : ne pas avoir conscience de ses propres postulats
rend
la raison débile.
Roger Garaudy, Extrait de "Appel aux vivants". A SUIVRE ICI