19 juin 2017

Le marxisme et l'art. 1/ Le mythe. Par Roger Garaudy



Le point de départ du marxisme [...]
c'est l'acte créateur de l'homme.
C'est aussi son point d'arrivée : faire de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur, un «poète».
Pichette. Le Poète blessé. Hommage à
Guillaume Apollinaire. 1947. In La
peinture abstraite et l'oeuvre de James Pichette

de Roger Garaudy



Comment alors peut se situer la création artistique dans le développement de l'acte humain du travail, de la création continuée de l'homme par l'homme ?
Comment le mythe peut-il être une composante de l'action pour transformer le monde?
En passant de l'utopie à la science le socialisme, nous l'avons souligné, n'a pas détruit le rêve : il lui
a seulement donné un fondement scientifique et
une technique efficace de réalisation.
« IL faut rêver », disait Lénine, qui savait que le mythe est de la vie en acte.




Dans cette perspective humaniste le mythe se
situe au niveau de l'acte créateur de l'homme :
ni en dessus, ni en dessous.
Pas plus que nous ne croyons avec Berkeley que
la nature soit le langage symbolique qu'un esprit
infini parle aux esprits finis, pas plus que nous ne
croyons, avec Cassirer, que le mythe soit l'Odyssée
de la conscience de Dieu, avec Gusdorf qu'il soit
plongée et réintégration métaphysique dans la
réalité, ou avec Duméry qu'il soit un « tact » de
valeurs préexistantes, pas davantage nous ne
pensons avec Jung que  l’« archétype » ou « l'image
primordiale » soit la matrice de l'idée. Le mythe
n'est ni un ancrage dans le sacré, ni un ancrage
dans une nature originaire.
S 'il est le langage de la transcendance, cette
transcendance ne peut être pensée en termes
d'extériorité ni de présence s ni transcendance
d'en haut d'un Dieu, ni transcendance d'en bas
d'une nature donnée toute faite.
Le mythe n'est pas participation mais création.
Le mythe, chez Marx, n'est pas comme chez
Freud une traduction même sublimée du désir,
mais un moment du travail.
Différence fondamentale, car le désir prolonge la
nature alors que le travail la transcende.
Faire du travail la matrice du mythe, comme
d'ailleurs de toute culture par opposition à la
nature, nous permet déjà de tracer une ligne de
démarcation entre le symbole onirique et le symbole
mythique. Le premier est expression ou traduction
du désir, le second est un moment de la
création continuée de l'homme par l'homme, sous
forme poétique, prophétique, militante, mais
toujours prospective.
Ainsi est écartée la confusion entre le mythe
proprement dit et ce que l 'on appelle faussement
de ce nom : si le mythe est ce moment du travail
par lequel l’émergence de l'homme s'affirme avec
cette dimension nouvelle de l'être : l'efficace du
futur, l'on ne saurait appeler mythe ce qui est
simple survivance du passé, la raison paresseuse et
dépassée de l'allégorie ou des fables étiologiques.
Pas davantage ce qui est simple reproduction ou
conservation du présent par une idée-force, par
une image qui devient norme de conduite. Ce
stéréotype social, démultiplié par la propagande
ou la publicité, est illusion et aliénation. Il tend
non à promouvoir l'histoire mais au contraire à
l'arrêter en donnant seulement un visage au désir ;
et en laissant l'homme tourner en rond, dans le
cercle fermé de l'instinct. Les variantes en sont
nombreuses depuis la propagande hitlérienne de
la race, ou l'érotisme comme moyen de publicité,
jusqu'à cet ersatz dégradé du héros mythique que
constitue « l'idole », offrant à la jeunesse l'illusion
compensatrice d'une vie aliénée, d'une vie par
procuration grâce à l'inflation du mythe : Soraya
pour Bérénice, Brigitte Bardot pour Aphrodite...
Il est des mythes qui ne nous servent à rien ou
qui nous desservent. Ils ne mènent nulle part. Il en
est d'autres qui nous orientent vers le centre
créateur de nous-mêmes, qui sons ouvrent des
horizons toujours neufs et nous aident à franchir
nos limites. Mythes clos ou mythes « ouverts » qui
sont en vérité les seuls mythes authentiques.
Nous réserverons le nom de mythe à tout récit
symbolique rappelant l'homme à sa vérité d'être
créateur, c'est-à-dire défini d'abord par l'avenir
qu'il invente, et non par le passé de l'espèce qui
simplement le pousse par l'instinct et le désir.
De tels mythes ne sont pas nécessairement des
produits d'une mentalité primitive. Il y a des
mythes contemporains de la raison.
Le mythe est, dès le départ, langage de la transcendance
et sous sa forme la plus humble : de la
transcendance de l'homme par rapport à l a nature.
Il implique un double arrachement au donné : à
la nature extérieure et à notre propre nature.
[…]
Marx nous invitait à expliquer ainsi la fascination
durable, à travers les siècles, des grands
mythes de la Grèce, comme exprimant l'enfance
saine de l'homme, se refusant à définir la réalité
par la seule « ananké » de l'ordre existant dans la
nature ou la société, qu'il s'agisse de Prométhée,
d'Icare, d'Antigone ou de Pygmalion.
Dans chaque grand mythe, qu'il soit poétique
ou religieux, l'homme ressaisit sa propre transcendance
par rapport à tout ordre donné.
Et cela à partir de cette dimension spécifiquement
humaine du travail : la présence du futur
comme levain du présent.
Comment, dans cette perspective, concevoir le
rapport du mythe avec le temps ? Ce ne peut pas
être à la manière de Mircea Eliade qui, dans ses
essais sur le symbolisme magico-religieux, évoque
ce qu'il appelle les « techniques de la sortie du
temps » dans les mythes indiens.
Le propre des grands mythes connue « ouverture
vers la transcendance » est plus maîtrise du temps
que sortie du temps. « Le grand temps » du mythe
permet à l'homme de revivre le matin du monde :
le moment de la création, de ne pas se saisir seulement
comme un fragment du cosmos, pris dans
le tissu de ses lois, mais comme capable de le
transcender, d'intervenir comme créateur.
Prométhée ou Antigone, tout comme d'ailleurs
les prophètes d'Israël ou les récits évangéliques,
nous disent qu'un nouveau départ est possible,
que je puis recommencer ma vie et changer le
monde. C'est ce qu'il y a de plus précieux dans, ce
«pouvoir d'interpellation » du mythe, comme dit
M. Ricoeur. L'on ne peut ici opposer le Kérygme
et le mythe. Le mythe est nécessairement le langage
du Kérygme. Lorsque Bultmann, dans Le
Christianisme primitif s'efforce de cerner le
message essentiel du Christ, il montre qu'à l a différence
de la conception grecque du « cosmos » dont
l'homme est un fragment et un moment, le Christ
vient révéler à chacun que le présent n'est pas ce
maillon nécessaire entre le passé-et l'avenir dans
la trame d'un destin, mais que « le présent est le
temps de la décision ». La transcendance c'est la
possibilité d'un commencement absolu. Dans une
perspective catholique, au colloque de Salzbourg,
le père Karl Rahner.très proche en cela de Bultmann,
définissait le christianisme comme « religion de
l'avenir absolu ».
Si j'essaye de déchiffrer ce langage de Bultman
ou de Rahner en marxiste, c'est-à-dire en homme
qui pense que la transcendance n'est pas un
attribut de Dieu mais une dimension de l'homme,
je découvre en chaque mythe le rappel de cette
transcendance, et l'appel, adressé à l'homme,
d'exercer son pouvoir d'initiative historique.
Le sens de l'histoire est né avec le premier
homme, avec le premier travail, avec le premier
projet. Ce sens s'enrichit de tous les projets des
hommes. Il demeure toujours une tâche à accomplir
et une création. C'est ce qui distingue la conception
marxiste de l'histoire de celle de Hegel pour
qui le sens de l'histoire finale  est déjà présent dès
le départ, toute l'histoire humaine étant transformée
ainsi en une fausse histoire, n'étant plus que
la quête plus ou moins consciente de cet achèvement.
Le mythe n'est donc pas technique d'une sortie
de l'histoire mais a u contraire rappel de ce qui est
spécifiquement historique dans l'histoire : l'acte
d'initiative humaine. Aristote l'a suggéré dans sa
Poétique (1440 b et 1453 a) à propos de la
tragédie : la tragédie n'est pas l'imitation de
n'importe quelle action mais d'une action qui est
en même temps un paradigme et qui porte en elle
sa propre temporalité (1450 b). (Peut-être est-ce là
le contraire même de ce qu'il est convenu d'appeler
« le nouveau roman ». Mais c'est une autre
question.)
Le héros mystique est celui qui prend conscience
d'une question posée à l'homme par une situation
historique, qui en découvre le sens humain (c'est-à-dire
dépassant la situation) et dont l a victoire ou
l'échec même constituent pour nous un éveil de
responsabilité pour la solution des problèmes de
notre temps ; il en est ainsi d'Hector ou d'Ulysse,
comme de Pantagruel, de Don Quichotte, de
Faust ou de Jean-Christophe.
Il n'est donc pas possible de dire, comme te
fait Freud dans Totem et Tabou, que la mythologie
est au groupe ce que le rêve est à l'individu : le
rêve n'est que traduction d'une réalité préexistante,
le mythe est u n appel à franchir nos limites ;
il est ce que Baudelaire disait de l'oeuvre de Delacroix:
« une pédagogie de l a grandeur ». (Pléiade,
1117).
M. Ricoeur a tenté de restituer à la conception
de Freud une dimension nouvelle, prospective, une
tension vers l'avenir, par sa théorie dialectique de
l'interprétation, dont les pôles opposés sont, dit-il,
« l'archéologie et la téléologie » (p. 476), interprétations
tournées l'une vers la résurgence des significations
archaïques, l'autre vers l'émergence de
figures anticipatrices de notre aventure spirituelle
(p. 498). Mais si généreuse que soit la tentative de
retrouver chez Freud, au moins sous forme latente,
au-delà des analyses régressives, le mouvement
progressif et prospectif de la Phénoménologie de
l'esprit de Hegel, nous nous heurtons aux limites
réelles du naturalisme de Freud, et M.Ricoeur en
donne lui-même la formule la plus significative
lorsque, faisant le bilan de sa double interprétation,
il écrit : « C'est avec des images issues d u désir
émondé que nous figurons nos idéaux. » (p. 479).
Tant que l'on cherchera dans le désir, et non
dans le travail, la matrice du mythe, l 'on ne pourra
en effet dépasser ce point de vue.
C'est méconnaître, à mon sens, la spécificité du
symbole mythique par rapport au symbole onirique.
M. Ricoeur, tout en soutenant la thèse de l'unité
fonctionnelle du rêve et de la création (499), souligne
il est vrai que l'oeuvre d'art n'est pas la simple
projection des conflits de l'artiste. Il dégage au
moins deux différences : l'oeuvre d'art est un rêve
qui véhicule des valeurs sociales, et elle exige la
médiation du travail d'artisan.
La différence ne se limite pas à cela ; il n'y a pas
unité fonctionnelle entre le rêve et la création.
Dans la création le travail n'intervient pas comme
un moment second, sous la seule forme du
travail d'artisan. Le travail a le rôle premier et
constitutif dans la genèse du mythe qui en est un
moment. Le travail animal est sur le simple prolongement
du désir et des besoins de l'espèce, mais
ce qui caractérise le travail spécifiquement humain,
c'est l'émergence du projet, la création d'un
modèle qui devient la loi de l'action.
Ce qui constitue la spécificité du symbole mythique,
par rapport au symbole onirique, c'est
précisément cette émergence d u modèle.
Lorsque Lévi-Strauss écrit que « l'objet du
mythe est de fournir un modèle logique pour
résoudre une contradiction » et lorsqu'il ajoute
« peut-être découvrirons-nous un jour que la même
logique est à l'oeuvre dans la pensée mythique et
dans la pensée scientifique », il n'y a qu'un mot
qui me gêne dans sa définition ! c'est le mot « logique»,
car cela suggère que le modèle est réductible
au concept, alors que le « muthos » est irréductible
au «logos ».
Mais, sous cette réserve, Lévi-Strauss a eu le
mérite de souligner l'unité fonctionnelle du mythe
et de l'hypothèse scientifique dans la notion de
« modèle » qui les inclut tous les deux. Dans les
conclusions de son beau livre sur Les Dieux de la
Grèce, André Bonnard situe à leur juste place les
créations d'Homère, d'Hésiode ou d'Eschyle :
« Le poète, dit-il , n'invente pas, il n'a aucun droit
d'inventer de toutes pièces les histoires divines.
Il ne faut pas dire cependant qu'il n'invente rien.
Il invente à la façon dont le savant formule une hypothèse.
Il imagine pour rendre compte avec exactitude
de la réalité telle qu'il la saisit. » (p. 159).
Hector ou Oedipe Roi, comme les histoires des
dieux, sont des interrogations sur le sens que
l'homme peut découvrir ou donner à sa vie. Pas
seulement une expression de ce qu'il est mais une
interrogation sur ce qu'il peut et une exigence
d'aller au-delà.
La psychanalyse a épuisé sa vertu lorsqu'elle
nous conduit à la conscience de soi, alors que le
mythe est créateur de soi.
C'est pourquoi d'ailleurs le mythe est aussi
irréductible à la phénoménologie de Hegel qu'à la
psychanalyse de Freud.
Le « modèle » mythique, même si l'on peut
découvrir une certaine unité fonctionnelle entre
lui et l'hypothèse scientifique, est un modèle dont
la  spécificité est définie par son langage. Avoir
méconnu cette spécificité du mythe est, à mon
sens, ce qui impose une limite à l'esthétique de
Hegel comme à sa philosophie de la religion.
Le privilège exclusif accordé au concept qui,
dans le savoir absolu, rendra l'homme et son histoire
à la fois parfaitement transparents et achevés,
conduit à ne faire de la religion et de l'art que des
modes de connaissance inférieurs, disant en images
ce que la philosophie traduira sans résidu aucun
en concepts.
A condition de distinguer le mythe de l'allégorie
qui a précisément un rôle illustratif et non créateur
ou interpellateur, ce que nous dit le mythe par
symboles ne peut pas être réduit à un récit par
concepts. Cette différence est fondamentale.
Pavlov distinguait un premier système de signalisation
constitué par des excitants sensoriels, le
signal n'étant ici que la partie pour le tout, comme
la fumée pour le feu. Il appelait deuxième système
de signalisation le langage constitué par des mots,
et qui parvient à son achèvement dans le concept.
Nous pourrions, après le signal et le mot, appeler
le symbole le « troisième système de signalisation ».
Ce troisième système de signalisation exprime
lui aussi une forme de la relation dé l'homme au
monde. Il implique u n enrichissement de la conception
du réel : la réalité ce n'est pas seulement une
nature donnée, avec sa nécessité propre, son « ananké»,
c'est aussi cette seconde nature créée par
l'homme, par la technique et l'art, et c'est aussi
tout ce qui n'existe pas encore, l'horizon toujours
mouvant du possible humain.
Roger Garaudy. Marxisme du 20ème siècle Chapitre Le marxisme et l'art