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Dans l'après-guerre, à Albi, Roger Garaudy (1er à gauche) député du Tarn et Maurice Thorez (4e à partir de la gauche) vice-président du Conseil. A côté de Garaudy, Pierre Cot. Photo Servel |
Des
années plus tard, j'allai le voir à Biot, à côté
du
musée Fernand Léger, entre deux trains, pour
un
conseil : le secrétaire du Parti soviétique, responsable
des
intellectuels, Ilytchev, venait, à Moscou,
de
prononcer un discours — dont l'essentiel était,
hélas!
reproduit dans L'Humanité sans le moindre
commentaire
critique — et dont la thèse centrale
était
qu'on ne pouvait bâtir le communisme sans en
finir
avec les croyances religieuses. J'étais effaré
devant
des thèses aussi contraires aux principes
fondamentaux
du marxisme. Je devais avoir le
lendemain,
à Lyon, avec un dominicain, le père
Jolif,
un débat public, et j'étais bien décidé à ne
pas
laisser confondre le marxisme avec ça. « Il faut,
en
effet, répondre, me dit Maurice. Si les Soviétiques
disent
des bêtises, nous n'avons pas à porter
la
croix pour eux. Rappelle donc nos principes,
mais
fais bien attention à la manière de présenter
les
choses : calmement, pas « à l'italienne » ! Tu sais
combien
de gens sont à l'affût et nous guettent. »
Le
lendemain ce fut le scandale : pour la première
fois un
dirigeant d'un Parti communiste osait
attaquer
une position aberrante du Parti communiste
de
l'Union soviétique.
Nous
avons reparlé de ces problèmes, pour la
dernière
fois, quelques jours avant la mort de
Maurice.
Je l'avais entretenu de ce qui apparaissait
de
nouveau dans la conscience de millions de
chrétiens;
et, pour lui donner un exemple extrême
des
mutations en cours, je lui conseillai de lire le
livre
de l'évêque anglican Robinson, Honest to God,
qui
venait d'être traduit en français par des intégristes
sous le titre provocateur Dieu sans Dieu.
sous le titre provocateur Dieu sans Dieu.
Maurice
Thorez le lut, et, à ma grande joie, je
constatais
son enthousiasme lorsqu'il demandait à
plusieurs
camarades : « As-tu lu ce livre? Il faut le
lire
pour comprendre ce qui est en train de se
passer!
Bien sûr c'est un cas limite, mais nous ne
mesurons
pas l'importance des changements. »
Très
attentif aux problèmes théoriques et soucieux
de ne
pas laisser le marxisme se diluer en
éclectisme
ou se fermer en dogmatisme, ses lettres
me
sont, aujourd'hui encore, une aide précieuse.
J'en
feuillette la liasse : les plus émouvantes, pour
moi,
sont celles de la dernière période, depuis 1955,
écrites
de la main gauche à cause de sa paralysie.
Une
lettre sur Flaubert, où il marque les limites du
réalisme
dans L'Éducation sentimentale. Un mot
pour
saluer le numéro des Cahiers du communisme
(la
revue théorique du Parti, que je dirigeais alors)
et
l'éditorial que j'y avais écrit sur « Aliénation et
paupérisation
». Une lettre de janvier 1958 sur mon
«
Humanisme marxiste » : « Je suis simplement
enthousiasmé.
» Une note sur l'existentialisme. Une
autre
où il me signale que j'ai commis une erreur de
date à
propos de l'élaboration théologique de la
notion
de « péché originel ». Par la même occasion
il me
rappelle un reproche qu'il m'avait adressé en
1945
lorsque j'avais insisté trop unilatéralement sur
le
socialisme comme « exigence morale », sans
souligner
assez les conditions objectives d'apparition
de
cette exigence. Un petit billet, passé pendant
une
séance du Comité central, où il s'étonne que
mon
discours sur l'encyclique Pacem in terris n'ait
pas été
aussitôt publié, au moins en extraits, dans
l'hebdomadaire
du Parti France nouvelle. Autre
billet
du même genre : « J'ai envie de mettre en
cause «
l'exigence cartésienne », qui est le contraire
de la
dialectique. Qu'en penses-tu? Dis-moi comment
tu
formulerais? » Une grande lettre de janvier
1962
sur le manuscrit de mon livre sur Hegel
{Dieu
est mort) que je lui avais soumis avant sa
publication,
et où il me dit sa joie pour « le service
que tu
as rendu au Parti et au mouvement tout
entier
», Hegel étant indispensable pour ceux « qui
veulent
assimiler parfaitement le marxisme ».
Quelques
mois après, en juin 1962, il tint à
présider
lui-même la conférence que je fis pour
commencer
la critique des erreurs philosophiques
de Staline.
Maurice
Thorez, pendant un quart de siècle, a
donné
un visage à mon espérance de communiste.
La
rencontre avec lui, en 1937, fut une des chances
de ma
vie. Même si nous devions connaître, aussitôt
après,
une séparation de huit années : mon service
militaire,
la guerre, les prisons, les camps...
Les
prisons, les camps, l'Algérie, j'ai raconté ces
choses,
à la Libération, dans un roman, Antée. Ce
qui
émerge, pour moi, de ces trente-trois mois de
prison
et de camp, ce n'est pas d'en être sorti avec
cinquante
et un kilos (pour une taille d'un mètre
quatre-vingt-un!),
c'est d'abord d'avoir fait là ma
«
deuxième université », celle qui m'a appris qu'une
idée
n'est pas une idée si elle n'est pas nouée à une
pratique,
si elle n'est pas une force de vie. Je relis la
conclusion
de mon livre, dans le langage qui était
alors
le mien, en 1943 : « J'embrasse, dans sa
plénitude,
le mystère chrétien de l'Incarnation.
C'est
le secret de la vie intellectuelle comme de la
vie
tout entière, et je l'ai appris de mes camarades
ouvriers
pour qui ce n'était pas une nouveauté de
vivre
en communiste vingt-quatre heures par jour.
Il y a
des hommes donneurs de vie et des vérités
donneuses
de vie : on ne peut pas plus s'en séparer
qu'un
arbre de ses racines et de sa terre. » Cela reste
vrai,
pour moi, en 1975 comme en 1945.
Lorsque
je suis retourné, vingt ans plus tard,
dans
l'Algérie indépendante, j'ai voulu visiter notre
camp,
en Oranie. Le nouveau préfet musulman du
Telagh
m'accompagnait. Je ne reconnaissais plus les
montagnes
: les bois avaient été incendiés par
l'armée
« française » pour enlever leur couverture
aux
maquis, et nos quatre baraques étaient devenues,
pendant
la guerre d'Algérie, vingt-deux
baraques,
pour les patriotes algériens cette fois. A
Alger,
je donnais une série de conférences sur le
thème «
La Contribution historique de la civilisation
arabe »
qui m'avait fait expulser de Tunisie, en
1944,
pour « propagande antifrançaise », car rappeler
à un
peuple colonisé sa culture et sa grandeur
était
un crime contre l'occupant. (Je devais ensuite,
à la
demande du président Nasser, et après une
longue
discussion avec lui, développer, au Caire,
une
série de conférences, en 1969, sur le thème « Le
Socialisme
et l'Islam ».)
Dans
l'Algérie indépendante j'eus la joie d'être
accueilli
non seulement par les étudiants musulmans,
mais
par le président Ben Bella, puis par le
cardinal
Duval, archevêque d'Alger, qui me donnèrent,
l'un et
l'autre, le sentiment de ce que
pourraient
être des rapports nouveaux entre la
France
et l'Algérie.
Ben
Bella (comme plus tard Nasser) me remercia
de ma
contribution à sa recherche des voies propres
à un
pays islamique pour aller au socialisme, me
félicitant
d'avoir montré le rôle que pouvaient jouer
le
socialisme utopique des Carmathes, le rationalisme
d'Averroès,
la sociologie d'Ibn Khaldoun,
pour
aller vers le socialisme, comme en Europe ont
joué ce
rôle Ricardo, Hegel, ou Saint-Simon. Il me
dit son
souci, dans un pays où 90 pour 100 de la
population
est attachée à l'Islam, d'enraciner le
socialisme
dans cette foi populaire profonde.
Le
lendemain, sur la suggestion d'un dominicain
qui
avait été mon élève et qui était demeuré mon
ami, je
rencontrai, à l'archevêché d'Alger, le
cardinal
Duval. C'était l'époque où les colonialistes
français
l'insultaient parce qu'il avait demandé et
obtenu
la nationalité algérienne. Comme je lui
demandais
naïvement si son projet était de convertir
les
Algériens au christianisme, le cardinal me
raconta
l'histoire d'un vieux prêtre, vivant en
Algérie
depuis trente-cinq ans, et demeuré seul
chrétien
dans un village du bled. Il s'offrit pour
aider à
la campagne d'alphabétisation. « Quel est le
but de
votre apostolat? » lui demandait-on. Et il
répondait
: « Peut-être parviendrai-je à aider
quelques
musulmans à devenir de meilleurs musulmans.»
« Un prêtre qui pense ainsi, me dit le
« Un prêtre qui pense ainsi, me dit le
cardinal
Duval, est probablement l'un de mes
meilleurs
prêtres. » J'ai reçu ce jour-là une merveilleuse
leçon
de dialogue.
En
1944, à Alger, après ma libération des camps,
je
dirigeai successivement la revue puis l'hebdomadaire
du
Parti Liberté devenu le plus grand journal
d'Algérie.
Mes sympathies pour le peuple et la
culture
arabes m'avaient rendu suffisamment suspect
pour
que l'on me refuse les papiers me
permettant
de rentrer en France. Je le fis donc
clandestinement,
grâce à un commandant d'escadrille
qui me
ramena à Istres sur l'un de ses
bombardiers.
Entre
la « drôle de guerre » de 1939 et la drôle de
paix de
1945 qui précéda la « guerre froide » se leva
le jour
pour beaucoup d'hommes de ma génération.
Cette
vérité simple change une vie quand une fois
on l'a
entrevue : de toutes les misères subies, il n'en
est
aucune qui soit fatale. On peut tout vaincre : les
crises,
la servitude, la guerre même, à condition de
les
combattre. La Résistance en apporta sinon la
preuve,
du moins l'espérance.
Ce
n'était pourtant pas un secret : depuis des
années
des hommes avaient écrit cela avec leur
sang.
La révolution d'Octobre, saluée par Paul
Langevin,
par Anatole France, par Romain Rolland,
comme «
le commencement de l'espoir », en
avait
donné l'exemple fascinant.
Mais
les maîtres du chaos avaient fait en sorte
que
l'immense majorité des Français n'entendît
pas
ceux qui criaient qu'un ordre humain est
possible
: on les avait conspués au temps de
Munich,
maudits au temps des Brigades internationales
d'Espagne, arrêtés par centaines en 1939 et en
d'Espagne, arrêtés par centaines en 1939 et en
1940,
fusillés par milliers les années suivantes. Ils
germaient
par dizaines de milliers après chaque
fauchaison.
Il devenait difficile de les faire taire. Il
devenait
difficile de détruire cette vérité qui se levait
dans la
tête et le coeur de millions d'hommes et de
femmes
: il existe le chaos, mais il existe les forces
capables
de le surmonter.
Dès la
Libération je revins à Albi, sans mon
compagnon
le plus proche, Élie Augustin, qui
dirigeait
avant-guerre le Parti dans le Tarn. Il avait
été
arrêté en même temps que moi, en septembre
1940,
et je lui avais fermé les yeux, au camp
de
Bossuet, en Algérie, où il était mort d'épuisement.
Je fus
élu député du Tarn, sans interruption,
depuis
la Libération jusqu'à la loi des « apparentements»,
en 1951, chef-d'oeuvre d'arithmétique électorale
en 1951, chef-d'oeuvre d'arithmétique électorale
qui
permettait de déclarer battu le candidat
ayant
le plus de voix!
Sous
une forme nouvelle recommença pour moi
la
double expérience de la vie militante et du travail
intellectuel.
Lorsque
Maurice Thorez, en juillet 1945, à
Waziers,
devant des mineurs épuisés par les privations
de la
guerre, avait lancé un appel à la
production,
il avait agi en homme d'État dédaigneux
de
toute démagogie. L'extraction tripla en
deux
ans, ce qui permit de rendre une vie normale
au
pays.
A Albi
nous avions décidé de remettre en marche
la
vieille « Verrerie ouvrière » créée par Jaurès qui en
avait
allumé le premier four en 1895. Des volontaires
travaillaient
gratuitement chaque dimanche.
Comme
député du Tarn je suis allé demander aux
mineurs
de travailler, gratuitement aussi, pendant
huit
dimanches, et le jour où Maurice Thorez vint
allumer
les mêmes fours avec le même vieux verrier,
Bonnardel,
qui les avait allumés avec Jaurès, ils
étaient
là, sur leurs wagons de houille, ceux des
puits
de la Tronquie, de Sainte-Marie, de la
Grillatie,
avec leur charbon qu'ils avaient donné
comme
on donne son sang. Quand la flamme jaillit
du
four, auréolant les cheveux blancs de Bonnardel,
et
éclairant les visages de ceux du premier rang : les
vieux
verriers que l'on reconnaissait à leurs paupières
sanguinolentes
et privées de cils, à leurs
prunelles
ternies par la cataracte, à leurs joues
décollées
par le soufflage d'autrefois, mais surtout à
leur
orgueil et à leurs larmes de joie, cette renaissance
de la
flamme parut à tous le symbole de la
renaissance
et de l'espérance d'un peuple.
Nous
avions l'illusion d'aller vers le socialisme à
brève
échéance, et le sentiment qu'une vie ne
suffisait
pas pour loger tant de ferveur et de projets.
J'avais
la chance de vivre doublement : dans le Tarn
avec
les mineurs, les verriers; à Paris, j'avais
proposé
au Parti de mettre en chantier une Encyclopédie
de la
renaissance française. Je fus désigné
comme
secrétaire général, Paul Langevin en était le
président.
Ambition immense, mais prématurée :
quelques
années plus tard, invité, avec Lucien
Febvre,
à un débat radiodiffusé sur les traditions
encyclopédiques
de la France je tirais, avec mélancolie,
cette conclusion : un projet encyclopédique ne
cette conclusion : un projet encyclopédique ne
peut s'épanouir pleinement qu'à une
époque de
fracture de l'histoire pendant
l'ascension victorieuse
d'un nouveau système social, comme
l'Encyclopédie
de Diderot. Lucien Febvre était arrivé
trop tard
pour faire l'Encyclopédie d'un monde
à son déclin,
et moi trop tôt, à une époque où
l'hégémonie
spirituelle des nouvelles forces
sociales n'était pas
encore assurée.
Illusion, échec, peut-être. Mais
expérience féconde
sur les rapports entre le mouvement
de l'histoire et
la conscience théorique de ce
mouvement.
Le travail avec Paul Langevin, qui
situait la
science et les arts dans la
perspective la plus vaste
de l'homme et de son histoire, fut
pour moi une
merveilleuse école. Langevin m'expliqua
un jour
qu'il rêvait de composer un manuel de
mathématiques
pour les petits enfants qui serait en
même
temps une sorte d'histoire stylisée
des mathématiques
afin que, repassant par les étapes expérimentales
de son élaboration au cours des
siècles, ils
n'aient pas la conception mystifiée
d'une science qui
ne serait pas, à chaque phase de son
développement,
suscitée par la pratique et le
travail : « Alors,
me disait-il plaisamment, l'on
comprendrait mieux
pourquoi, dans les mathématiques,
même dans les
spéculations les plus abstraites,
tout est bon,
comme dans le cochon! Tout peut
s'investir dans
une pratique parce que tout est né de
cette
pratique. »
Plus sombres furent mes entretiens
avec Louis
Jouvet à qui j'avais demandé de
s'associer à notre
entreprise. Il accepta seulement de
diriger la section
d'histoire du théâtre, car, me dit-il
de sa voix
caverneuse, « du théâtre on ne peut
plus faire que
l'histoire comme on fait l'éloge
funèbre des morts ».
« Nous sommes au bord de découvertes
aussi
importantes que celle de l'énergie
atomique pour le
changement de la vie des hommes.
Imagine ce que
sera la synthèse de la chlorophylle,
toute la vie du
soleil captée pour abolir la faim. »
Joliot-Curie me
déployait ces horizons, au delà de ce
qu'il appelait
les « détournements de la science ».
Non moins exaltantes les visites à
Picasso, à son
atelier d'alors, rue des
Grands-Augustins. Dans ses
boutades il lui arrivait de jeter une
lumière décisive,
comme le jour où il me définit ainsi
la loi de la
création artistique : « Le contre
vient
avant le pour.
Si tu veux comprendre ce que je fais,
et pourquoi je
change, demande-toi toujours contre
quoi je peins...
C'est d'ailleurs souvent contre mon
tableau précédent ! »
C'était un émerveillement constant,
pour
l'homme de trente-deux ans que
j'étais, de respirer à
pleins poumons au contact des esprits
les plus
créateurs de notre temps qui
acceptaient de rêver
avec nous de cette « somme » de notre
temps : aux
côtés de Paul Langevin, d'Henri
Wallon, de
Picasso, de Joliot-Curie, de Jouvet,
d'Éluard, de
Le Corbusier.
Je n'aimais pas la vie parlementaire
qui m'a
paru toujours illusoire et inutile.
J'aimais moins
encore la charge de vice-président de
l'Assemblée
pour laquelle je fus choisi, en 1956,
quand j'étais
député de Paris. (Je quittai
définitivement le Parlement
en démissionnant, en 1960, du Sénat,
après
deux années de mandat, alors que
j'étais élu pour
neuf ans, et je repris mon poste de
professeur de
philosophie, puis d'esthétique, à la
faculté.)
Par contre, dans le Tarn, je me
sentais branché
sur une vie plus vivante. Une
expérience cruciale,
pour moi, fut celle de la grande
grève des mineurs à
laquelle je participais
quotidiennement, à Carmaux.
Lorsque les C.R.S. furent envoyés
pour occuper la
centrale de la mine, que nous leur
avons reprise
d'assaut, au prix de nombreux
blessés, Le Figaro
titrait avec rage : « C'est un
professeur de philosophie
qui est à la tête des commandos
communistes à
Carmaux! »
La grève avait éclaté en octobre 1948
et elle dura
soixante jours. 4000 hommes en armes
avaient été
envoyés pour venir à bout de 3 000
mineurs.
Lorsque le ministre de l'Intérieur
donna l'ordre de
m'arrêter « en flagrant délit » nous
tenions une
réunion interdite dans la Chambre
syndicale des
mineurs, cernée par la police et l'armée.
L a solidarité
et l'ingéniosité des mineurs furent
telles qu'ils
parvinrent, à la fin de mon discours,
à me faire
échapper par une fenêtre et franchir
avec des
échelles les murettes de plusieurs
jardins de mineurs
(même les « jaunes » y avaient aidé),
si bien que je
pus passer à travers les mailles et,
caché la nuit chez
des paysans, rentrer le lendemain
dans Carmaux.
Je relis mes notes et mes réflexions
de cette
époque :
« Huit semaines de grève sont plus
riches d'enseignement
sur la personne humaine, sur sa dignité
sur la personne humaine, sur sa dignité
et sa grandeur, que des années de
méditation
intérieure.
Là se trouvent des engagements de la
vie
entière. Là des actes éclatent au
bout de chaque
pensée et de chaque parole. Défendre
la vie et la
dignité de la personne y prend un
sens authentique
et concret : il s'agit, pour
l'ouvrier qui prend sa
décision et qui la renouvelle pendant
soixante jours,
de mettre pour enjeu sa vie entière;
c'est tout le
cours quotidien de sa vie qui sort de
l'ornière des
habitudes et qui prend le style héroïque
qui est un
style douloureux. C'est la faim, qui
est peu pour lui,
mais qui ronge son foyer tout entier.
La grève, à la
maison, c'est souvent une rancune à
vaincre chez la
femme, et à vaincre chaque soir avec
patience et
avec amour, parce qu'il a fallu, à
Carmaux, se
séparer des enfants pour qu'ils
mangent dans les
familles qui les ont accueillis.
C'est tout cela qu'il
faut consentir ou qu'il faut arracher
de soi pour
accomplir cette simple chose : que la
vie ne soit plus
une pente qui va, par la misère, à la
dégradation.
Ces hommes ont choisi de résister à
la pente et,
dans chaque bataille, de remonter
d'un pas. Ils
veulent rompre, comme disait Paul
Vaillant-Couturier,
avec « cette économie où des insectes
aveugles
travaillent désespérément et sans arrêt
à construire
un monde dont ils ne profitent pas et
qui les tue ».
Ils se battent non par rancune, mais
par besoin de
plénitude. Leur poussée, c'est la
poussée de
l'homme. Et l'humain ne triomphera
que par leur
victoire. Le combat entre ceux qui
possèdent et
ceux qui travaillent n'est pas mené
par les mêmes
hommes des deux côtés. Choisir la
personne
humaine, c'est d'abord choisir sa
place et son camp
dans cette bataille. »
L'alternance du travail intellectuel
et du travail
militant, qui a été le rythme
caractéristique de ces
années de formation de ma vie,
m'amena,^ sitôt la
grève finie, à commencer mon livre L'Église,
le
communisme
et les chrétiens, où
je poursuivais cette
réflexion sur la personne humaine
pour laquelle les
mineurs de Carmaux m'avaient tant
appris. J'allai
à Rome chercher sur place ma
documentation et j'y
fus reçu avec beaucoup de
compréhension par Jacques
Maritain (alors ambassadeur de France
auprès
du Vatican) et par Mgr Fontenelle,
premier chanoine
de Saint-Pierre. Plusieurs années après,
l'abbé
Pierre, revenant de Rome, m'écrivait
: « Mgr Fontenelle
a gardé un bon souvenir de ton
passage et il
prie pour toi, mon cher mécréant ! »
A Rome, la plus profonde analyse de
la pénétration
du Vatican dans la structure et les
engrenages
de la société capitaliste, et
notamment de l'État
italien, m'a été faite par le
secrétaire général du
Parti communiste italien, Palmiro
Togliatti. Mais,
parfaitement conscient du rôle
politique de l'Église,
il l'était aussi du profond
changement qui s'opérait
dans les masses chrétiennes. Il fut
mon meilleur
guide dans cette compréhension de la
dialectique
des rapports entre la base et le
sommet, dans
l'Église comme dans le Parti.
Après le VIIIe Congrès du Parti communiste
italien, où, avec Jacques Duclos, je
représentais le
Parti communiste français, Togliatti
riposta dans
L'Unita
, avec
une extrême vivacité, à un article
critique sur l'orientation du P.C.
italien dans lequel
j'étais le porte-parole du Bureau
politique du
P.C. français.
Mais, au delà de cette péripétie,
lorsque je fus
envoyé à Rome, en 1956, au lendemain
de l'entrée
des troupes soviétiques en Hongrie
pour tenter de
définir une politique commune des
deux partis dans
cette crise, Togliatti me reçut
fraternellement et je
fus frappé par la liberté de son
jugement sur cette
affaire, comme elle s'exprima plus
tard dans son
Testament de Yalta.
Je le revis une dernière fois, à
Rome, quelques
semaines avant sa mort à Yalta. Nous
mesurions le
chemin parcouru depuis notre première
rencontre
de 1948, dix-sept ans plus tôt, dans
l'évolution de
millions de chrétiens.
Analysant les positions officielles
du P.C. français
sur ces problèmes, Togliatti me dit :
« En
France, ton parti souffre des
séquelles du matérialisme
du XVIIIe siècle qui conduit à la thèse des
Soviétiques : il suffit de changer de
structure sociale
et de faire une bonne propagande
scientifique pour
que la religion s'évanouisse. Ne
crois-tu pas que
l'histoire montre que la religion a
des sources plus
profondes et que, si l'on ne confond
pas la foi avec
les idéologies dans lesquelles elle
s'est exprimée à
diverses époques, elle peut n'être
pas nécessairement
opium mais un ferment de protestation
et de
combat. »
Cela correspondait à ma conviction
profonde et
je le lui dis, en lui rappelant qu'à
cet égard Maurice
Thorez ne m'avait jamais désavoué.
Togliatti me pria, en conclusion, de
communiquer
à Maurice Thorez le projet d'une
intervention
commune aux deux partis auprès du
Parti communiste
de l'Union soviétique pour dire notre
désaccord
avec les positions soviétiques sur la
religion et
sur l'art. Je dois dire que Maurice
Thorez reçut
assez mal cette proposition. Bien
qu'il partageât,
sur le fond, les conceptions de
Togliatti et les
miennes sur ces deux problèmes, son
souci fondamental,
en cette période de guerre froide et
d'antisoviétisme
forcené, était de maintenir l'unité
du
mouvement communiste international.
Avec une
certaine véhémence il me dit alors :
« Tu diras à
ton ami Togliatti que pour un travail
fractionnel il
ne compte pas sur moi ! »
C'est une réponse dont je ne pus,
hélas! être
porteur, d'abord parce que Maurice
Thorez mourut
quelques semaines après, et que
partant à mon tour
pour l'Union soviétiqe sur le
paquebot Litva sur
lequel venait de mourir Maurice
Thorez, et devant
rencontrer Togliatti en vacances à
Yalta, l'on
m'apprit, à l'escale d'Odessa, qu'il
venait de mourir
le matin même. Ce furent d'ailleurs,
en dépit de
l'accueil très chaleureux qui m'était
fait en Crimée,
de terribles vacances, car j'étais
profondément
troublé par le fait qu'à quelques
semaines de
distance étaient morts en Union
soviétique les deux
chefs les plus créateurs du mouvement
communiste
en Europe occidentale.
Roger Garaudy, Parole d'homme, Ed Robert laffont,
1975, Chapitre Liberté, libération ?