06 mai 2017

Garaudy, le communiste, 1933-1970. Autobiographie partielle. 2/ De Thorez à Togliatti


Suite de : http://rogergaraudy.blogspot.fr/2017/05/garaudy-le-communiste-1913-1970.html

Dans l'après-guerre, à Albi, Roger Garaudy (1er à gauche) député du Tarn et
Maurice Thorez (4e à partir de la gauche) vice-président du Conseil. A côté de Garaudy, Pierre Cot.
Photo Servel


Des années plus tard, j'allai le voir à Biot, à côté
du musée Fernand Léger, entre deux trains, pour
un conseil : le secrétaire du Parti soviétique, responsable
des intellectuels, Ilytchev, venait, à Moscou,
de prononcer un discours — dont l'essentiel était,
hélas! reproduit dans L'Humanité sans le moindre
commentaire critique — et dont la thèse centrale
était qu'on ne pouvait bâtir le communisme sans en
finir avec les croyances religieuses. J'étais effaré
devant des thèses aussi contraires aux principes
fondamentaux du marxisme. Je devais avoir le
lendemain, à Lyon, avec un dominicain, le père
Jolif, un débat public, et j'étais bien décidé à ne
pas laisser confondre le marxisme avec ça. « Il faut,
en effet, répondre, me dit Maurice. Si les Soviétiques
disent des bêtises, nous n'avons pas à porter
la croix pour eux. Rappelle donc nos principes,
mais fais bien attention à la manière de présenter
les choses : calmement, pas « à l'italienne » ! Tu sais
combien de gens sont à l'affût et nous guettent. »
Le lendemain ce fut le scandale : pour la première
fois un dirigeant d'un Parti communiste osait
attaquer une position aberrante du Parti communiste
de l'Union soviétique.

Nous avons reparlé de ces problèmes, pour la
dernière fois, quelques jours avant la mort de
Maurice. Je l'avais entretenu de ce qui apparaissait
de nouveau dans la conscience de millions de
chrétiens; et, pour lui donner un exemple extrême
des mutations en cours, je lui conseillai de lire le
livre de l'évêque anglican Robinson, Honest to God,
qui venait d'être traduit en français par des intégristes
sous le titre provocateur Dieu sans Dieu.
Maurice Thorez le lut, et, à ma grande joie, je
constatais son enthousiasme lorsqu'il demandait à
plusieurs camarades : « As-tu lu ce livre? Il faut le
lire pour comprendre ce qui est en train de se
passer! Bien sûr c'est un cas limite, mais nous ne
mesurons pas l'importance des changements. »
Très attentif aux problèmes théoriques et soucieux
de ne pas laisser le marxisme se diluer en
éclectisme ou se fermer en dogmatisme, ses lettres
me sont, aujourd'hui encore, une aide précieuse.
J'en feuillette la liasse : les plus émouvantes, pour
moi, sont celles de la dernière période, depuis 1955,
écrites de la main gauche à cause de sa paralysie.
Une lettre sur Flaubert, où il marque les limites du
réalisme dans L'Éducation sentimentale. Un mot
pour saluer le numéro des Cahiers du communisme
(la revue théorique du Parti, que je dirigeais alors)
et l'éditorial que j'y avais écrit sur « Aliénation et
paupérisation ». Une lettre de janvier 1958 sur mon
« Humanisme marxiste » : « Je suis simplement
enthousiasmé. » Une note sur l'existentialisme. Une
autre où il me signale que j'ai commis une erreur de
date à propos de l'élaboration théologique de la
notion de « péché originel ». Par la même occasion
il me rappelle un reproche qu'il m'avait adressé en
1945 lorsque j'avais insisté trop unilatéralement sur
le socialisme comme « exigence morale », sans
souligner assez les conditions objectives d'apparition
de cette exigence. Un petit billet, passé pendant
une séance du Comité central, où il s'étonne que
mon discours sur l'encyclique Pacem in terris n'ait
pas été aussitôt publié, au moins en extraits, dans
l'hebdomadaire du Parti France nouvelle. Autre
billet du même genre : « J'ai envie de mettre en
cause « l'exigence cartésienne », qui est le contraire
de la dialectique. Qu'en penses-tu? Dis-moi comment
tu formulerais? » Une grande lettre de janvier
1962 sur le manuscrit de mon livre sur Hegel
{Dieu est mort) que je lui avais soumis avant sa
publication, et où il me dit sa joie pour « le service
que tu as rendu au Parti et au mouvement tout
entier », Hegel étant indispensable pour ceux « qui
veulent assimiler parfaitement le marxisme ».
Quelques mois après, en juin 1962, il tint à
présider lui-même la conférence que je fis pour
commencer la critique des erreurs philosophiques
de Staline.
Maurice Thorez, pendant un quart de siècle, a
donné un visage à mon espérance de communiste.
La rencontre avec lui, en 1937, fut une des chances
de ma vie. Même si nous devions connaître, aussitôt
après, une séparation de huit années : mon service
militaire, la guerre, les prisons, les camps...
Les prisons, les camps, l'Algérie, j'ai raconté ces
choses, à la Libération, dans un roman, Antée. Ce
qui émerge, pour moi, de ces trente-trois mois de
prison et de camp, ce n'est pas d'en être sorti avec
cinquante et un kilos (pour une taille d'un mètre
quatre-vingt-un!), c'est d'abord d'avoir fait là ma
« deuxième université », celle qui m'a appris qu'une
idée n'est pas une idée si elle n'est pas nouée à une
pratique, si elle n'est pas une force de vie. Je relis la
conclusion de mon livre, dans le langage qui était
alors le mien, en 1943 : « J'embrasse, dans sa
plénitude, le mystère chrétien de l'Incarnation.
C'est le secret de la vie intellectuelle comme de la
vie tout entière, et je l'ai appris de mes camarades
ouvriers pour qui ce n'était pas une nouveauté de
vivre en communiste vingt-quatre heures par jour.
Il y a des hommes donneurs de vie et des vérités
donneuses de vie : on ne peut pas plus s'en séparer
qu'un arbre de ses racines et de sa terre. » Cela reste
vrai, pour moi, en 1975 comme en 1945.
Lorsque je suis retourné, vingt ans plus tard,
dans l'Algérie indépendante, j'ai voulu visiter notre
camp, en Oranie. Le nouveau préfet musulman du
Telagh m'accompagnait. Je ne reconnaissais plus les
montagnes : les bois avaient été incendiés par
l'armée « française » pour enlever leur couverture
aux maquis, et nos quatre baraques étaient devenues,
pendant la guerre d'Algérie, vingt-deux
baraques, pour les patriotes algériens cette fois. A
Alger, je donnais une série de conférences sur le
thème « La Contribution historique de la civilisation
arabe » qui m'avait fait expulser de Tunisie, en
1944, pour « propagande antifrançaise », car rappeler
à un peuple colonisé sa culture et sa grandeur
était un crime contre l'occupant. (Je devais ensuite,
à la demande du président Nasser, et après une
longue discussion avec lui, développer, au Caire,
une série de conférences, en 1969, sur le thème « Le
Socialisme et l'Islam ».)
Dans l'Algérie indépendante j'eus la joie d'être
accueilli non seulement par les étudiants musulmans,
mais par le président Ben Bella, puis par le
cardinal Duval, archevêque d'Alger, qui me donnèrent,
l'un et l'autre, le sentiment de ce que
pourraient être des rapports nouveaux entre la
France et l'Algérie.
Ben Bella (comme plus tard Nasser) me remercia
de ma contribution à sa recherche des voies propres
à un pays islamique pour aller au socialisme, me
félicitant d'avoir montré le rôle que pouvaient jouer
le socialisme utopique des Carmathes, le rationalisme
d'Averroès, la sociologie d'Ibn Khaldoun,
pour aller vers le socialisme, comme en Europe ont
joué ce rôle Ricardo, Hegel, ou Saint-Simon. Il me
dit son souci, dans un pays où 90 pour 100 de la
population est attachée à l'Islam, d'enraciner le
socialisme dans cette foi populaire profonde.
Le lendemain, sur la suggestion d'un dominicain
qui avait été mon élève et qui était demeuré mon
ami, je rencontrai, à l'archevêché d'Alger, le
cardinal Duval. C'était l'époque où les colonialistes
français l'insultaient parce qu'il avait demandé et
obtenu la nationalité algérienne. Comme je lui
demandais naïvement si son projet était de convertir
les Algériens au christianisme, le cardinal me
raconta l'histoire d'un vieux prêtre, vivant en
Algérie depuis trente-cinq ans, et demeuré seul
chrétien dans un village du bled. Il s'offrit pour
aider à la campagne d'alphabétisation. « Quel est le
but de votre apostolat? » lui demandait-on. Et il
répondait : « Peut-être parviendrai-je à aider
quelques musulmans à devenir de meilleurs musulmans.»
« Un prêtre qui pense ainsi, me dit le
cardinal Duval, est probablement l'un de mes
meilleurs prêtres. » J'ai reçu ce jour-là une merveilleuse
leçon de dialogue.
En 1944, à Alger, après ma libération des camps,
je dirigeai successivement la revue puis l'hebdomadaire
du Parti Liberté devenu le plus grand journal
d'Algérie. Mes sympathies pour le peuple et la
culture arabes m'avaient rendu suffisamment suspect
pour que l'on me refuse les papiers me
permettant de rentrer en France. Je le fis donc
clandestinement, grâce à un commandant d'escadrille
qui me ramena à Istres sur l'un de ses
bombardiers.
Entre la « drôle de guerre » de 1939 et la drôle de
paix de 1945 qui précéda la « guerre froide » se leva
le jour pour beaucoup d'hommes de ma génération.
Cette vérité simple change une vie quand une fois
on l'a entrevue : de toutes les misères subies, il n'en
est aucune qui soit fatale. On peut tout vaincre : les
crises, la servitude, la guerre même, à condition de
les combattre. La Résistance en apporta sinon la
preuve, du moins l'espérance.
Ce n'était pourtant pas un secret : depuis des
années des hommes avaient écrit cela avec leur
sang. La révolution d'Octobre, saluée par Paul
Langevin, par Anatole France, par Romain Rolland,
comme « le commencement de l'espoir », en
avait donné l'exemple fascinant.
Mais les maîtres du chaos avaient fait en sorte
que l'immense majorité des Français n'entendît
pas ceux qui criaient qu'un ordre humain est
possible : on les avait conspués au temps de
Munich, maudits au temps des Brigades internationales
d'Espagne, arrêtés par centaines en 1939 et en
1940, fusillés par milliers les années suivantes. Ils
germaient par dizaines de milliers après chaque
fauchaison. Il devenait difficile de les faire taire. Il
devenait difficile de détruire cette vérité qui se levait
dans la tête et le coeur de millions d'hommes et de
femmes : il existe le chaos, mais il existe les forces
capables de le surmonter.
Dès la Libération je revins à Albi, sans mon
compagnon le plus proche, Élie Augustin, qui
dirigeait avant-guerre le Parti dans le Tarn. Il avait
été arrêté en même temps que moi, en septembre
1940, et je lui avais fermé les yeux, au camp
de Bossuet, en Algérie, où il était mort d'épuisement.
Je fus élu député du Tarn, sans interruption,
depuis la Libération jusqu'à la loi des « apparentements»,
en 1951, chef-d'oeuvre d'arithmétique électorale
qui permettait de déclarer battu le candidat
ayant le plus de voix!
Sous une forme nouvelle recommença pour moi
la double expérience de la vie militante et du travail
intellectuel.
Lorsque Maurice Thorez, en juillet 1945, à
Waziers, devant des mineurs épuisés par les privations
de la guerre, avait lancé un appel à la
production, il avait agi en homme d'État dédaigneux
de toute démagogie. L'extraction tripla en
deux ans, ce qui permit de rendre une vie normale
au pays.
A Albi nous avions décidé de remettre en marche
la vieille « Verrerie ouvrière » créée par Jaurès qui en
avait allumé le premier four en 1895. Des volontaires
travaillaient gratuitement chaque dimanche.
Comme député du Tarn je suis allé demander aux
mineurs de travailler, gratuitement aussi, pendant
huit dimanches, et le jour où Maurice Thorez vint
allumer les mêmes fours avec le même vieux verrier,
Bonnardel, qui les avait allumés avec Jaurès, ils
étaient là, sur leurs wagons de houille, ceux des
puits de la Tronquie, de Sainte-Marie, de la
Grillatie, avec leur charbon qu'ils avaient donné
comme on donne son sang. Quand la flamme jaillit
du four, auréolant les cheveux blancs de Bonnardel,
et éclairant les visages de ceux du premier rang : les
vieux verriers que l'on reconnaissait à leurs paupières
sanguinolentes et privées de cils, à leurs
prunelles ternies par la cataracte, à leurs joues
décollées par le soufflage d'autrefois, mais surtout à
leur orgueil et à leurs larmes de joie, cette renaissance
de la flamme parut à tous le symbole de la
renaissance et de l'espérance d'un peuple.
Nous avions l'illusion d'aller vers le socialisme à
brève échéance, et le sentiment qu'une vie ne
suffisait pas pour loger tant de ferveur et de projets.
J'avais la chance de vivre doublement : dans le Tarn
avec les mineurs, les verriers; à Paris, j'avais
proposé au Parti de mettre en chantier une Encyclopédie
de la renaissance française. Je fus désigné
comme secrétaire général, Paul Langevin en était le
président. Ambition immense, mais prématurée :
quelques années plus tard, invité, avec Lucien
Febvre, à un débat radiodiffusé sur les traditions
encyclopédiques de la France je tirais, avec mélancolie,
cette conclusion : un projet encyclopédique ne
peut s'épanouir pleinement qu'à une époque de
fracture de l'histoire pendant l'ascension victorieuse
d'un nouveau système social, comme l'Encyclopédie
de Diderot. Lucien Febvre était arrivé trop tard
pour faire l'Encyclopédie d'un monde à son déclin,
et moi trop tôt, à une époque où l'hégémonie
spirituelle des nouvelles forces sociales n'était pas
encore assurée.
Illusion, échec, peut-être. Mais expérience féconde
sur les rapports entre le mouvement de l'histoire et
la conscience théorique de ce mouvement.
Le travail avec Paul Langevin, qui situait la
science et les arts dans la perspective la plus vaste
de l'homme et de son histoire, fut pour moi une
merveilleuse école. Langevin m'expliqua un jour
qu'il rêvait de composer un manuel de mathématiques
pour les petits enfants qui serait en même
temps une sorte d'histoire stylisée des mathématiques
afin que, repassant par les étapes expérimentales
de son élaboration au cours des siècles, ils
n'aient pas la conception mystifiée d'une science qui
ne serait pas, à chaque phase de son développement,
suscitée par la pratique et le travail : « Alors,
me disait-il plaisamment, l'on comprendrait mieux
pourquoi, dans les mathématiques, même dans les
spéculations les plus abstraites, tout est bon,
comme dans le cochon! Tout peut s'investir dans
une pratique parce que tout est né de cette
pratique. »
Plus sombres furent mes entretiens avec Louis
Jouvet à qui j'avais demandé de s'associer à notre
entreprise. Il accepta seulement de diriger la section
d'histoire du théâtre, car, me dit-il de sa voix
caverneuse, « du théâtre on ne peut plus faire que
l'histoire comme on fait l'éloge funèbre des morts ».
« Nous sommes au bord de découvertes aussi
importantes que celle de l'énergie atomique pour le
changement de la vie des hommes. Imagine ce que
sera la synthèse de la chlorophylle, toute la vie du
soleil captée pour abolir la faim. » Joliot-Curie me
déployait ces horizons, au delà de ce qu'il appelait
les « détournements de la science ».
Non moins exaltantes les visites à Picasso, à son
atelier d'alors, rue des Grands-Augustins. Dans ses
boutades il lui arrivait de jeter une lumière décisive,
comme le jour où il me définit ainsi la loi de la
création artistique : « Le contre vient avant le pour.
Si tu veux comprendre ce que je fais, et pourquoi je
change, demande-toi toujours contre quoi je peins...
C'est d'ailleurs souvent contre mon tableau précédent ! »
C'était un émerveillement constant, pour
l'homme de trente-deux ans que j'étais, de respirer à
pleins poumons au contact des esprits les plus
créateurs de notre temps qui acceptaient de rêver
avec nous de cette « somme » de notre temps : aux
côtés de Paul Langevin, d'Henri Wallon, de
Picasso, de Joliot-Curie, de Jouvet, d'Éluard, de
Le Corbusier.
Je n'aimais pas la vie parlementaire qui m'a
paru toujours illusoire et inutile. J'aimais moins
encore la charge de vice-président de l'Assemblée
pour laquelle je fus choisi, en 1956, quand j'étais
député de Paris. (Je quittai définitivement le Parlement
en démissionnant, en 1960, du Sénat, après
deux années de mandat, alors que j'étais élu pour
neuf ans, et je repris mon poste de professeur de
philosophie, puis d'esthétique, à la faculté.)
Par contre, dans le Tarn, je me sentais branché
sur une vie plus vivante. Une expérience cruciale,
pour moi, fut celle de la grande grève des mineurs à
laquelle je participais quotidiennement, à Carmaux.
Lorsque les C.R.S. furent envoyés pour occuper la
centrale de la mine, que nous leur avons reprise
d'assaut, au prix de nombreux blessés, Le Figaro
titrait avec rage : « C'est un professeur de philosophie
qui est à la tête des commandos communistes à
Carmaux! »
La grève avait éclaté en octobre 1948 et elle dura
soixante jours. 4000 hommes en armes avaient été
envoyés pour venir à bout de 3 000 mineurs.
Lorsque le ministre de l'Intérieur donna l'ordre de
m'arrêter « en flagrant délit » nous tenions une
réunion interdite dans la Chambre syndicale des
mineurs, cernée par la police et l'armée. L a solidarité
et l'ingéniosité des mineurs furent telles qu'ils
parvinrent, à la fin de mon discours, à me faire
échapper par une fenêtre et franchir avec des
échelles les murettes de plusieurs jardins de mineurs
(même les « jaunes » y avaient aidé), si bien que je
pus passer à travers les mailles et, caché la nuit chez
des paysans, rentrer le lendemain dans Carmaux.
Je relis mes notes et mes réflexions de cette
époque :
« Huit semaines de grève sont plus riches d'enseignement
 sur la personne humaine, sur sa dignité
et sa grandeur, que des années de méditation
intérieure.
Là se trouvent des engagements de la vie
entière. Là des actes éclatent au bout de chaque
pensée et de chaque parole. Défendre la vie et la
dignité de la personne y prend un sens authentique
et concret : il s'agit, pour l'ouvrier qui prend sa
décision et qui la renouvelle pendant soixante jours,
de mettre pour enjeu sa vie entière; c'est tout le
cours quotidien de sa vie qui sort de l'ornière des
habitudes et qui prend le style héroïque qui est un
style douloureux. C'est la faim, qui est peu pour lui,
mais qui ronge son foyer tout entier. La grève, à la
maison, c'est souvent une rancune à vaincre chez la
femme, et à vaincre chaque soir avec patience et
avec amour, parce qu'il a fallu, à Carmaux, se
séparer des enfants pour qu'ils mangent dans les
familles qui les ont accueillis. C'est tout cela qu'il
faut consentir ou qu'il faut arracher de soi pour
accomplir cette simple chose : que la vie ne soit plus
une pente qui va, par la misère, à la dégradation.
Ces hommes ont choisi de résister à la pente et,
dans chaque bataille, de remonter d'un pas. Ils
veulent rompre, comme disait Paul Vaillant-Couturier,
avec « cette économie où des insectes aveugles
travaillent désespérément et sans arrêt à construire
un monde dont ils ne profitent pas et qui les tue ».
Ils se battent non par rancune, mais par besoin de
plénitude. Leur poussée, c'est la poussée de
l'homme. Et l'humain ne triomphera que par leur
victoire. Le combat entre ceux qui possèdent et
ceux qui travaillent n'est pas mené par les mêmes
hommes des deux côtés. Choisir la personne
humaine, c'est d'abord choisir sa place et son camp
dans cette bataille. »
L'alternance du travail intellectuel et du travail
militant, qui a été le rythme caractéristique de ces
années de formation de ma vie, m'amena,^ sitôt la
grève finie, à commencer mon livre L'Église, le
communisme et les chrétiens, où je poursuivais cette
réflexion sur la personne humaine pour laquelle les
mineurs de Carmaux m'avaient tant appris. J'allai
à Rome chercher sur place ma documentation et j'y
fus reçu avec beaucoup de compréhension par Jacques
Maritain (alors ambassadeur de France auprès
du Vatican) et par Mgr Fontenelle, premier chanoine
de Saint-Pierre. Plusieurs années après, l'abbé
Pierre, revenant de Rome, m'écrivait : « Mgr Fontenelle
a gardé un bon souvenir de ton passage et il
prie pour toi, mon cher mécréant ! »
A Rome, la plus profonde analyse de la pénétration
du Vatican dans la structure et les engrenages
de la société capitaliste, et notamment de l'État
italien, m'a été faite par le secrétaire général du
Parti communiste italien, Palmiro Togliatti. Mais,
parfaitement conscient du rôle politique de l'Église,
il l'était aussi du profond changement qui s'opérait
dans les masses chrétiennes. Il fut mon meilleur
guide dans cette compréhension de la dialectique
des rapports entre la base et le sommet, dans
l'Église comme dans le Parti.
Après le VIIIe Congrès du Parti communiste
italien, où, avec Jacques Duclos, je représentais le
Parti communiste français, Togliatti riposta dans
L'Unita , avec une extrême vivacité, à un article
critique sur l'orientation du P.C. italien dans lequel
j'étais le porte-parole du Bureau politique du
P.C. français.
Mais, au delà de cette péripétie, lorsque je fus
envoyé à Rome, en 1956, au lendemain de l'entrée
des troupes soviétiques en Hongrie pour tenter de
définir une politique commune des deux partis dans
cette crise, Togliatti me reçut fraternellement et je
fus frappé par la liberté de son jugement sur cette
affaire, comme elle s'exprima plus tard dans son
Testament de Yalta.
Je le revis une dernière fois, à Rome, quelques
semaines avant sa mort à Yalta. Nous mesurions le
chemin parcouru depuis notre première rencontre
de 1948, dix-sept ans plus tôt, dans l'évolution de
millions de chrétiens.
Analysant les positions officielles du P.C. français
sur ces problèmes, Togliatti me dit : « En
France, ton parti souffre des séquelles du matérialisme
du XVIIIe siècle qui conduit à la thèse des
Soviétiques : il suffit de changer de structure sociale
et de faire une bonne propagande scientifique pour
que la religion s'évanouisse. Ne crois-tu pas que
l'histoire montre que la religion a des sources plus
profondes et que, si l'on ne confond pas la foi avec
les idéologies dans lesquelles elle s'est exprimée à
diverses époques, elle peut n'être pas nécessairement
opium mais un ferment de protestation et de
combat. »
Cela correspondait à ma conviction profonde et
je le lui dis, en lui rappelant qu'à cet égard Maurice
Thorez ne m'avait jamais désavoué.
Togliatti me pria, en conclusion, de communiquer
à Maurice Thorez le projet d'une intervention
commune aux deux partis auprès du Parti communiste
de l'Union soviétique pour dire notre désaccord
avec les positions soviétiques sur la religion et
sur l'art. Je dois dire que Maurice Thorez reçut
assez mal cette proposition. Bien qu'il partageât,
sur le fond, les conceptions de Togliatti et les
miennes sur ces deux problèmes, son souci fondamental,
en cette période de guerre froide et d'antisoviétisme
forcené, était de maintenir l'unité du
mouvement communiste international. Avec une
certaine véhémence il me dit alors : « Tu diras à
ton ami Togliatti que pour un travail fractionnel il
ne compte pas sur moi ! »
C'est une réponse dont je ne pus, hélas! être
porteur, d'abord parce que Maurice Thorez mourut
quelques semaines après, et que partant à mon tour
pour l'Union soviétiqe sur le paquebot Litva sur
lequel venait de mourir Maurice Thorez, et devant
rencontrer Togliatti en vacances à Yalta, l'on
m'apprit, à l'escale d'Odessa, qu'il venait de mourir
le matin même. Ce furent d'ailleurs, en dépit de
l'accueil très chaleureux qui m'était fait en Crimée,
de terribles vacances, car j'étais profondément
troublé par le fait qu'à quelques semaines de
distance étaient morts en Union soviétique les deux
chefs les plus créateurs du mouvement communiste
en Europe occidentale.
 
En Roumanie, Roger Garaudy reçu à l'Académie des Sciences

Roger Garaudy, Parole d'homme, Ed Robert laffont,
1975, Chapitre Liberté, libération ?    

                                          >> A SUIVRE ICI >>