par
Roger GARAUDY Revue La Pensée, n°135,1967
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Je
voudrais souligner d'abord les conditions dans lesquelles se déroule enFrance
le débat sur les problèmes du structuralisme à une étape qui n'estplus
celle de la discussion des thèses de Lévi-Strauss, mais qui est beaucoup plus
la discussion de thèses fondées sur une interprétation que j'appellerai abstraite
et doctrinaire du structuralisme.
Ce
débat pose un problème fondamental en ce qui concerne le développement de
la conception de l'humanisme.
Nous
pourrions résumer ce problème de la manière suivante : il y a environ
trois
quarts de siècle Nietzsche annonçait la mort de Dieu. Mais il ne suffit pas
de
tuer Dieu pour opérer une transmutation des valeurs : toutes les valeurs dites
supérieures,
tout l'ensemble de ces raisons que l'homme se donne pour obéir,
tout
ce dédoublement du monde qui a fait de la philosophie, comme l'écrit M .
Deleuze,
l'histoire des soumissions de l'homme, tout cela est en bloc nié.
La
négation de la vie au nom de valeurs supérieures, qu'elles soient divines
ou
humaines, fait de la philosophie une force répressive, réactive, négative.
Cette
négation,
Nietzsche nous enseigne à l a rejeter pour retrouver l'identité de la
pensée
et de la vie, d'une vie qui serait essentiellement affirmation et création.
C'est
seulement par le rejet de ce dédoublement du monde que le surhomme
pourra
naître comme affirmation sans limite et sans fin comme incessante
création.
Mais ce surhomme est-il encore l'homme, c'est-à-dire ce centre personnel
de
tous les actes de pensée, de toutes les initiatives par quoi se construit et
se
constitue une histoire humaine ?
Dans
la perspective ouverte par Nietzsche l'homme peut-il demeurer le sujet "
de
la connaissance et le sujet de l'histoire ? L'affirmation de soi comme sujet
ne
doit-elle pas être classée au nombre des illusions que dénonçait Nietzsche ?
La
deuxième source dont se réclame le courant néo-structuraliste, c'est
Freud.
Le passage de la proclamation de la mort de Dieu par Nietzsche à la
proclamation
de la mort de l'homme dans certaines interprétations doctrinaires
et
abstraites du structuralisme, passe par une interprétation de Freud qui est
aujourd'hui
surtout représentée en France par le docteur Lacan.
Le
texte fondamental invoqué c'est un texte de 1917 de Freud qui était
intitulé
Une difficulté de la psychanalyse. Freud revendiquait pour la
psychanalyse
le
privilège « d'avoir infligé à l'amour propre humain sa troisième grande
humiliation
depuis Copernic et Darwin, » : après celle de la cosmologie et de
la
biologie, celle de l a psychologie. Freud développait son idée de la manière
suivante
: la vision traditionnelle depuis Ptolémée avait habitué l'homme à
vivre
dans u n monde clos dont il était le centre, et voici que ce monde humain
est
brusquement décentré par la découverte de Copernic, faisant en quelque sorte
éclater
les sphères de cristal qui enfermaient jusque là l'homme et la terre dans
une
sorte de chrysalide rassurante. L'homme et sa planète ne sont plus aujourd'hui
qu'un
point infime et dérisoire dans l'immensité sans fond des galaxies.
Deuxième
étape : ce monde humain est ensuite décentré par l a biologie de
Darwin,
qui substitue à la courte histoire biblique de 6 000 ans de dialogue de
l'homme
avec son Dieu, le grand temps de cette sorte d'épopée sauvage de la
vie
dans laquelle les deux millions d'années de l'histoire et de la préhistoire
humaine
d'après les évaluations actuelles de Leaky ne sont plus qu'un épisode
dans
le déploiement entier de l a vie sur notre planète, et de l a genèse de notre
planète
dans le cosmos.
En
fin ce monde humain est une fois encore décentré par la psychanalyse
donnant
de l'homme une image telle que toutes sortes de lignes de force ou de
fibres,
venant de partout et de très loin, nous composent une âme de leurs noeuds
monstrueux,
toujours prêts à échapper à notre contrôle et à se dénouer.
Le psychanalyste,écrivait Freud, se distingue par sa foi dans le déterminisme de la vie
Le psychanalyste,écrivait Freud, se distingue par sa foi dans le déterminisme de la vie
psychique,
et il montre que l'homme rationnel et moral au sens traditionnel,
l'homme
responsable de ses pensées et de ses actes, est une fiction. L'individu
s'identifiant
aux instances porteuses de l'obligation morale crée u n sujet comme
idéal
du moi, et il est victime des illusions du sur-moi, qui, nous dit Freud,
présente
les rapports les plus intimes et les plus étroits avec l'acquisition
philogénique,
avec
l'héritage archaïque de l'individu. Bref, entre d'une part le « surmoi» et,
d'autre part, au niveau inférieur, le « çà » , entre les injonctions du supra-personnel
et le dynamisme de l'infra-personnel, l'homme ne peut plus se définir en termes
de sujet mais seulement en termes de structure. Le moi, c'est, comme l'écrivait
déjà au début du siècle Jules de Gautier, une apparence inconsistante, le point
où à quelque moment de la durée se fixent en un équilibre instable des forces
multiples, complexes et insaisissables.
Dans
cet écheveau complexe, Freud aurait pour tâche de dénouer par l'analyse ces
forces et de les saisir en termes d'énergie et en termes de structure.
En France, il s'agit maintenant d'autre chose que d'un courant philosophique,
il
s'agit d'une véritable mode. Elle s'exprime dans les ouvrages des
analystes,
des psychologues, des sociologues, des ethnologues ; la littérature, les
arts
plastiques, le cinéma nous donnent aujourd'hui l'expression concrète de cette
conception
de l'absence de sujet. En suivant certaines des séquences de Fahreinheit 451
il me semblait entendre les dernières pages du livre de Foucault [NDLR:"Les mots et les choses", 1966] , disant :
«
L'homme n'est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé
au
savoir humain, l'homme est une invention, dont l'archéologie de notre pensée
montre
aisément la date récente, et peut-être la fin prochaine, » et, conclut
Foucault,
«
l'homme s'effacera comme à la limite de la mer un visage de sable. »
Un
problème nous est ainsi imposé : le problème de la mort de l'homme.
Comment
en est-on venu là ? Il y a en ce moment, tout au moins en
France,
un retournement très curieux, au moins chez nos étudiants, et chez nos
jeunes
philosophes. On pourrait le caractériser de la façon suivante : un règne
est
en train de s'achever, un règne qui a duré à peu près un tiers de siècle :
celui
de l'existentialisme. Au lendemain de la Libération, en France, aux environs
de
1945-46, l'existentialisme a connu son apogée. Cette exaltation du
«
sujet » a séduit toute une génération qui ne pouvait, dans la guerre et
l'occupation,
avoir
le sentiment de sa dignité personnelle que par la négation et par
la
révolte. Ce n'était donc plus seulement une conception du monde pour des
philosophes,
cela répondait à une expérience vécue par un grand nombre de nos
jeunes
hommes. Mais lorsqu'il s'est agi de construire, la philosophie de l'existence
a
révélé son impuissance dans les sciences humaines, son impuissance théorique
et
son impuissance pratique. Alors a commencé le reflux. Le tournant se situe
aux
environs de 1963-1964. Si pendant u n tiers de siècle, le maître-mot, le mot
magique
avait été subjectivité, maintenant le mot magique semble être le mot
structure.
D'un tel renversement du pour au contre nous pourrions trouver
l'analogue
au début du XIXe
siècle, lorsqu'au maître-mot du
XVIIIe , mécanisme,
s'opposa
le thème romantique de l'organique. Mais il ne s'agit pas seulement
d'une
mode. Il s'agit d'une exigence profonde, née à la fois d'une déception
théorique
et d'une expérience vécue. D'abord une déception théorique : cette
déception
théorique, elle est née de l'échec des philosophies de l'existence à
fonder
les sciences humaines. Déjà dans l'Etre et le Néant, Sartre nous avait
promis
une morale. L'Etre et le Néant maintenant date de plus d'un quart de
siècle,
cette morale n'est jamais venue. Après la Critique de la Raison dialectique,
il avait promis le fondement d'une anthropologie, mais ce fondement
il avait promis le fondement d'une anthropologie, mais ce fondement
n'arrive
toujours pas. On peut se demander s'il s'agit de raisons seulement
accidentelles
ou de raisons fondamentales. L'invocation exclusive du « sujet »
dispensait
de la recherche de l'objectivité dans les rapports humains, alors
que
l'analyse structurale de rapports humains objectivés, en particulier dans
la
linguistique, a révélé incontestablement sa fécondité et a montré la
possibilité
de
constituer de véritables sciences humaines. La recherche et la formalisation
des
structures, dans les systèmes constitués d'institutions, d'oeuvres ou de
croyances,
permettaient à l a fois d'expliquer et de prévoir, d'établir que, certaines
propriétés
étant présentes, d'autres leur sont nécessairement liées, en un mot,
cela
permettait de donner aux sciences humaines un statut presque égal en dignité
à
celui des sciences de la nature.
La
tentation était grande de s'attacher exclusivement à ce moment privilégié
de
la réalité humaine, celui de la raison objectivée ou de l'inconscient
objectivé,
en
tout cas, celui de la structure, et de nier jusqu'à la réalité de tout autre
moment.
Lévi-Strauss
n'est jamais tombé dans ce travers, tout au moins il n'y est
jamais
tombé complètement. Il a toujours pris ses distances. Il a toujours considéré
que
ses recherches se situaient à u n certain niveau de réalité, celui des
médiations
structurales, entre ce qu'il appelle la praxis fondamentale des sociétés
qui
engendre les structures, et d'autre part, la pratique concrète des individus,
pratique
qui est informée par ces structures. C'est une solution de sagesse :
reconnaître
la valeur, la nécessité absolue de l'étude des structures mais ne pas
exclure
la possibilité et la légitimité de la
démarche qui consiste à remonter de
la
structure à l'activité humaine qui l'engendre. C'est-à-dire savoir reconnaître
ce
que Lévi-Strauss appelle la « complémentarité » d'une méthode structurale et
d'une
méthode génétique.
Or,
chez des gens qui pourtant se réclament de Lévi-Strauss, je pense en
particulier
à Foucault d'une part et à Louis Althusser d'autre part, on ne s'en
est
pas tenu là. On a voulu faire de la structure le moment unique et exclusif
de
la connaissance. C'est cela que j'appelle le structuralisme abstrait et
doctrinaire.
Outre
la déception théorique, née de l'impuissance de l'existentialisme
sartrien
à fonder des sciences humaines, il y a aussi une expérience vécue, qui
explique
la séduction actuelle de ces entreprises structuraliste. La puissance
terrifiante
non seulement des « mass média », de la presse, de la publicité, de
la
radio, de la télévision, du cinéma, mais aussi des institutions qui les
utilisent
pour
conditionner le développement des individus, soit à des fins économiques,
soit
à des fins morales, soit à des fins politiques, tout cela a crée une situation
de
fait, où ce qu'il y a de plus apparent c'est le conditionnement d u
comportement
des
hommes par les structures, beaucoup plus que le moment créateur.
Cet
aspect de l'expérience semble justifier l'entreprise de ce structuralisme
abstrait.
Le problème est de savoir si nous devons théoriser sur ce recul momentané
de
l'homme ou regarder au-delà. C'est-à-dire, est-ce que nous ferons de la
structure
une « médiation » , (pour employer l'expression de Lévi-Strauss), qui
est
indispensable, et dont nous n'avons pas tenu suffisamment compte dans nos
analyses
marxistes en passant tout de suite au conditionnement extérieur, ou bien
allons-nous
en faire une aliénation stérilisante ? Voilà à mon sens le problème.
Pour
en finir avec ces aspects historiques des conditions du succès actuel
du
structuralisme, je voudrais aussi poser une question qui me paraît
fondamentale.
Sans
doute, certaines apparences extérieures, cette expérience vécue dont
nous
venons de parler, semblent sinon justifier du moins expliquer l'interprétation
doctrinaire
du structuralisme en montrant que ce qui domine dans la
conduite
quotidienne des hommes, ce sont beaucoup plus les conditionnements,
ce
qui est u n effet de structure, que ce qui est u n choix créateur. Mais est-ce
la
seule
dimension de l'expérience historique de l'homme ?
Il
est vrai que dans ce que l'on a appelé les « sociétés industrielles », pendant
tout
le XIXe siècle et même pendant l a première
moitié du XXe
siècle, le
développement
des forces productives s'est réalisé d'une façon extensive, de
manière
additive. L a structure des forces productives est demeurée l a même, et
cela
se traduisait pratiquement par le fait que les investissements les plus
rentables
étaient
ceux qui permettaient d'une part de rassembler des machines de
plus
en plus puissantes et complexes, et, en face, des armées de plus en plus
nombreuses
de main-d'oeuvre simple. Si bien que dans cette perspective, comme
l'a
montré Marx dans Le Capital ; il est vrai qu'un tel développement, qu'un
tel
mode
de reproduction élargie d u capital, conduisait à faire de l'homme u n simple
effet
de structure, un « appendice de chair dans une machinerie d'acier » . Est-ce
qu'il
en est de même dans ce dernier tiers du XX e siècle
? Non seulement des
théoriciens
des pays socialistes, à l a recherche d'un modèle humain de l a civilisation
technicienne,
mais même des économistes américains, ont souligné qu'avec
la
nouvelle révolution scientifique et technique ce n'est pas u n simple
changement
quantitatif
qui s'opère par rapport à l a précédente révolution industrielle. Il y a
un
changement d'abord des instruments de production, avec de nouvelles sources
d'énergie,
une organisation nouvelle du travail avec la cybernétique et l'automation,
et
de là découle un changement des facteurs subjectifs, humains, du
travail.
L'on assiste, selon l'expression de Radovan Richta, à une véritable
«
inversion des rapports de l'objet et du sujet » à partir d'une situation, celle
des
sociétés
industrielles antérieures, où le sujet, l'homme, était le serviteur de l'objet.
Ce
n'est pas une considération morale ; cela s'inscrit dans la comptabilité des
entreprises
ou dans les études sur l a gestion optimale. On en arrive à mettre en
évidence
ce fait, à première vue étonnant, que déjà, dans les industries de pointe,
les
investissements les plus rentables sont les investissements humains. C'est peut-être
le
fait le plus important de ce dernier tiers du XXe siècle.
Autrement
dit, à la différence de ces sociétés industrielles dans lesquelles,
comme
l'a démontré Marx, « le travail simple est devenu le pilier de l'industrie »,
il
se trouve que le moyen désormais le plus efficace du développement économique,
au
fur et à mesure que l'on atteint ce stade, c'est le développement de
l'homme
lui-même. La notion de qualification ouvrière se transforme : cette
qualification
devient de plus en plus sociologique et de moins en moins technologique.
Si
la culture générale du travailleur joue un rôle décisif, puisqu' avec la
transformation
constante et rapide des moyens de production, il faut préparer
l'homme
à ces changements incessants, nous nous acheminons rapidement vers
une
étape du développement économique où le niveau d'instruction générale de
la
majorité des travailleurs ressemblera de très près à ce que nous appelons
aujourd'hui
le niveau des intellectuels.
Un
économiste américain nous dit que dans les industries de pointe, il faut
40
% d'ouvriers ayant une instruction secondaire, 40 % des ouvriers ayant une
instruction
supérieure au sens de l'enseignement supérieur, et 20 % seulement
ayant
une qualification moindre. Ce qui implique que la séparation du travail
de
gestion et du travail d'exécution, qui était si tranchée, si brutale, doit
comme
l'avait
d'ailleurs prévu Marx dans u n passage du Capital (Tome I I, p. 166)
s’amenuiser.
Là encore, dans les études sur la théorie des « managers » aux Etats-Unis,
on
se rend compte que l'idée de la gestion par un individu unique n'est plus
rentable,
et que le problème est de décentraliser cette direction, à la limite chaque
travailleur
devenant u n centre d'initiative.
Ici
le développement des forces productives, à l'étape actuelle, se heurte,
sous
une forme nouvelle, aux rapports de production du système capitaliste.
Il
est en effet contradictoire de demander à la fois à u n travailleur d'être
un
centre d'initiative et de création dans ses tâches techniques et d'exiger de
lui
une
obéissance inconditionnelle à l'égard du propriétaire privé, individuel ou
collectif,
des moyens de production.
Le
seul mode de gestion correspondant à ce niveau de développement des
forces
productives, c'est le socialisme, c'est-à-dire un régime économique, social,
politique
et culturel fondé sur l'abolition de la propriété privée des moyens de
production
et permettant ainsi de faire de chaque homme u n homme, c'est-à-dire
un
centre d'initiative et de création sur tous les plans, de la technique, de
l'économie,
de
la politique, de la culture.
Ainsi
se créent les conditions d'une nouvelle inversion des rapports entre
l'objet
et le sujet au niveau même du travail industriel lorsque l'investissement
le
plus rentable est l'investissement dans l'homme. Nous voyons se développer une
nouvelle
subjectivité, non pas au sens individualiste et souvent métaphysique de
l'existentialisme
sartrien, non pas au sens abstrait des humanismes anciens, (la
nature
humaine comme on l'entendait au XVIIIe siècle),
mais l'aptitude de
l'homme
à la création dont les conditions sont créées par l'histoire elle-même,
par
le développement nouveau des forces productives rendant objectivement nécessaire
le
développement des capacités créatrices de l'homme.
Voilà,
à l'état naissant, un phénomène fondamental de notre époque. Cet
aspect
paraît loin de notre sujet. Il en est le centre. Car, s'il en est ainsi, la
théorisation
de nos structuralistes abstraits est une théorisation sur une réalité
en
train d'être dépassée. Nous pouvons sans crainte leur dire ; vous êtes déjà
des
hommes du passé. Vous théorisez sur une situation de l'homme qui régnait
sans
partage au X I Xe
siècle et au début du XXe ,
mais qui n'est plus la réalité
en
train de naître et de se développer à la fin du XXe .
Par conséquent nous
n'avons
pas là une méthode pour constituer des sciences humaines au niveau
actuellement
atteint par le développement historique de l'homme.
Je
me permettrai de souligner un deuxième aspect : dans la mesure où ce
structuralisme
abstrait nie le rôle de l'homme, en arrive à évoquer « la mort de
l'homme
», comme dit Foucault, ou « l'antihumanisme théorique » dont parle
Louis
Althusser, on a vu naître à l'intérieur du structuralisme un conflit entre
la
structure et l'histoire, et cela était inéluctable. Au début de son « Louis
Bonaparte», Marx explique que ce sont les hommes qui font leur propre histoire,
mais
qu'ils
la font dans des conditions qui sont structurées par le passé. Marx tient
ainsi
les deux bouts de la chaîne : le moment de la structure, la structuration
par
le passé, mais aussi le moment de l'activité créatrice de l'homme qui a
engendré
ces structures. C'est là la clé de notre problème.
Comment
s'est produit le divorce entre la structure et l'histoire ? Cela est
venu
d'une extrapolation illégitime des thèses de de Saussure et de Jakobson, les
grands
linguistes qui ont écrit les livres de formation de notre siècle. Certes le
divorce
entre l a structure et l'histoire se dessine déjà avec Ferdinand de Saussure.
Dans
son Manuel de linguistique générale, Ferdinand de Saussure affirme que
le
diachronique est non structural. C'est une abstraction parfaitement légitime à
condition
de se rappeler que c'est une abstraction : il s'est limité à l'étude de
ce
qu'il appelait le synchronique, cette coupe horizontale à l'intérieur de
l'histoire.
A
partir de ce postulat, il a posé incontestablement les bases d'une méthode
extrêmement
féconde de formalisation de l a linguistique, comme Cuvier, à partir
de
postulats fixistes lui aussi, reconstituait la totalité d'un être vivant à
partir
d'un
quelconque de ses fragments. Lévi-Strauss a codifié la méthode, en rappelant
que
l'analyse structurale se définissait par cinq caractères fondamentaux, à partir
des
études de phonologie de Troubetzkoï et de Jakobson :
1°
passer des phénomènes conscients à la structure qui est cachée, inconsciente,
pas
immédiatement visible ; ne pas confondre, par exemple, les relations
sociales
avec la structure d'une société ;
2°
la méthode structurale refuse de traiter les termes comme des entités
indépendantes
; elle prend pour base de sa recherche les relations entre les termes;
3
° elle introduit en priorité la notion de système, de totalité, et enfin elle
vise
à la découverte de lois générales et de corrélation. Grâce à cette méthode, la
linguistique
a atteint une rigueur comparable à celle des sciences de la nature,
d'abord
en conquérant une véritable objectivité, ensuite en parvenant à u n haut
degré
de formalisation.
De
si hautes vertus ont évidemment conduit la linguistique à fournir une
sorte
de modèle, à jouer un rôle de pilote à l'égard des autres sciences humaines.
C'était
déjà une idée de Mauss, mais c'est une thèse essentielle de Lévi-Strauss
écrivant
: « La phonologie ne peut manquer de jouer vis-à-vis des sciences sociales
le
même rôle rénovateur que la physique nucléaire par exemple a joué pour
l'ensemble
des sciences exactes. » Des Structures élémentaires de la parenté
jusqu'à
la Pensée sauvage et de Tristes tropiques jusqu'à du Miel aux
Cendres,
Lévi-Strauss
a opéré, avec une élégance souveraine, le transfert d u modèle linguistique,
passant
ainsi d'une théorie de l a langue à une théorie de l a parenté, à une
théorie
de la raison, à une théorie du mythe et finalement à une théorie générale
des
sociétés.
La
fécondité de cette méthode est assez évidente pour que nous n'ayons pas
à
y revenir. Lévi-Strauss a conscience des postulats qui sont les siens. Dans une
interview
aux Lettres Françaises, il rappelait qu'il faisait une abstraction, mais
qu'il
considérait parfaitement légitime d'autres modes d'approche des réalités qu'il
étudie.
Il suivait en ceci l'exemple de de Saussure. Lorsque de Saussure délimite
le
champ de son investigation scientifique, il opère délibérément, et très
légitimement,
une
triple réduction. D'abord 1°) il sépare la langue, comme institution
sociale,
de l a parole qui est une opération du sujet ; 2°) il sépare la langue
de
l'histoire
de la langue, c'est une coupe transversale qui est parfaitement légitime
à
condition qu'on se souvienne qu'on a opéré une abstraction ; et 3 °) il sépare
la
langue de son contexte social pour l'étudier selon ses seules lois immanentes,
sans
tenir compte des phénomènes extérieurs.
Lorsque
Lévi-Strauss généralise sa méthode, il conserve la même prudence.
Par
exemple dans sa leçon inaugurale au Collège de France, tout le monde
s'attendait
à un éloge de la structure, et Lévi-Strauss fit un éloge de l'histoire.
Il
ajoutait dans ses conclusions : « Cette profession de foi historienne pourra
surprendre,
car on nous a parfois reproché d'être fermé à l'histoire. Nous ne la
pratiquons
guère mais nous tenons à lui réserver ses droits. »
Dans
ses recherches il s'attache à la structure plutôt qu'à la genèse, c'est son
droit,
comme d'étudier les mathématiques plutôt que la physique ou d'étudier
l'histoire
plutôt que la sociologie, à condition de se souvenir que l'on ne recouvre
pas
la totalité du connaissant. C'est une chose qui paraît évidente.
Malheureusement
ses
successeurs, n'acceptent pas cette évidence. Ce n'est pas par hasard
que
Lévi-Strauss, chaque fois qu'il parle du marxisme, en parle avec un très
grand
respect. Lévi-Strauss dit même très explicitement dans la Pensée sauvage:
j'essaie
d'apporter une contribution à l'étude marxiste des superstructures. Cette
contribution
nous est précieuse car il nous est souvent arrivé dans l'étude des
conceptions
philosophiques des religions ou des formes artistiques de passer tout
de
suite à l'étude des conditionnements externes. Mais « situer » une doctrine
ne
suffit pas pour en faire l'analyse. Nous passions sur l'analyse interne de la
structure.
Récemment Roman Jakobson, de passage à Paris, a donné une interview
dans
lequel il disait : « Je ne sais pas comment on pourrait, quand il s'agit de
travailler
sur les langues et sur l'art, ne pas tenter d'en saisir la structure. Ceux
qui
parlent d'autre chose font de la causerie mais non de la science. » Jakobson
ajoutait
qu'il ne voyait pas d'opposition entre cette méthode structurale et le
marxisme,
à condition de ne pas confondre le marxisme avec la caricature mécaniste
qui
prétend, selon son expression, « étudier le plan de l'art comme une
dérivation
mécanique des autres plans ». M . Pierre Francastel est, à mon sens,
l'homme
qui a apporté à l'esthétique marxiste la contribution la plus riche,
précisément
parce qu'il a fait une étude structurale de l'art avant de passer au
problème
du conditionnement historique externe.
L'idée
de la construction d'un modèle synthétique d'une doctrine ou d'une
forme
d'art, d'un mythe, constitue une étape première, une étape indispensable
de
l'exploration scientifique d'un objet quelconque. C'est seulement après cet
examen
minutieux selon l'ordre des concepts que l'on peut aborder l'essai
d'explication
à
partir du conditionnement extérieur. Le problème est de savoir articuler
cette
méthode structurale comme u n moment du matérialisme historique. Nous
pouvons
apprendre à le faire d'autant mieux que quelques-uns des maîtres du
structuralisme,
comme Lévi-Strauss, ou Jakobson, et, sur les problèmes artistiques,
des
hommes comme Francastel, nous donnent déjà une indication sur ce que
pourrait
être une analyse où la méthode structurale s'articule avec les méthodes
génétiques.
Chez
les marxistes nous avons une mise en oeuvre exemplaire de la méthode
génétique
chez Henri Wallon. Son livre de l'Acte à la Pensée a donné le meilleur
exemple
en psychologie de ce que pourrait être cette « complémentarité » d'une
méthode
génétique avec une méthode structurale. La méthode structurale peut
nous
aider, nous marxistes, à corriger une interprétation étroite et mécanique de
la
méthode de Marx en rappelant que l'analyse interne et structurale est l a
première
et
la nécessaire étape de toute recherche. A condition de ne pas oublier
que
ce niveau de connaissance n'est pas le seul. Car, s'il est parfaitement
légitime
d'étudier
en eux-mêmes, en faisant provisoirement abstraction de leur conditionnement
et
de leur histoire, des systèmes historiques, des systèmes d'institution,
des
oeuvres ou des croyances, il est illégitime de réduire l'étude de l'homme à
l'étude
des oeuvres humaines. Sinon nous ne voyons que l'homme dans son objectivation.
Nous
ne pouvons pas oublier que l'homme est le producteur de tout ce
qui
est humain, ce sont des hommes qui créent les langues, ce sont des hommes
qui
créent les mythes, ce sont des hommes qui créent les religions, et ce sont des
hommes
qui créent les institutions sociales. Voilà pourquoi, si nous ne voulons
pas
aller vers une conception aliénée de la structure, nous devons voir en elle un
modèle
scientifique et non pas, comme même Lévi-Strauss l'a dit, en approuvant
la
formule de Ricceur, « un transcendantal sans sujet ». Au lieu de voir dans la
structure
cette sorte de transcendantal, nous devons voir en elle un modèle scientifique
construit
par l'homme et ne pas lui accorder un statut ontologique. Le
grand
malheur, c'est que le mot structure soit un substantif, ce serait beaucoup
mieux
si c'était u n verbe. Parce que chaque fois que nous employons u n substantif,
nous
sommes toujours tentés de chercher derrière lui une substance, et nous
faisons
de la structure une chose, alors qu'elle est essentiellement un acte, ou
plutôt
« l'information » d'un acte, information au sens où l ' on dit « théorie de
l'information
». Une information de l'acte qui n'a pas de réalité séparée des
hommes
qui agissent, qui actualisent la structure du langage, dans leurs paroles
ou
dans leurs écrits, la structure d'un mythe dans leur conduite ou dans leur
croyance.
Bref, il importe, dans l'analyse structurale, de ne pas sacrifier au
produit
le producteur et l'acte de sa production. C'est là l'un des enseignements
majeurs
de Marx, dans Le Capital, lorsqu'il nous mettait en garde contre les
illusions
nées du fétichisme de l a marchandise. Telle est l a première limite de
la
méthode structurale : elle ne saurait oublier sous peine d'aliénation et de
fétichisme,
qu'elle est un moment, parfaitement légitime et fécond, mais un
moment
seulement, de la recherche, et qu'elle n'exclut pas d'autres moments, en
particulier
celui qui consiste à remonter de l a structure à l'activité humaine qui
l'engendre.
Cette
tendance à faire de l'ordre, aux différents niveaux de la culture, une
chose,
un être ou une essence, et de la détacher de la pratique humaine apparaît
avec
un éclat particulier dans le dernier livre de Michel Foucault.
Foucault
dit qu'il veut décrire et définir trois structures successives du savoir
dans
la tradition occidentale des derniers siècles, depuis le XVIe siècle
jusqu'à
nos
jours. Ce n'est pas le principe de sa recherche que nous contestons.
L'auteur
nous décrit d'abord la structure du savoir qui a régné jusqu'à la
fin
du XVI e
siècle : c'était, dit-il, la grande
plaine uniforme des mots et des
choses.
Jusqu'au XVIe
siècle les signes font partie des
choses, et la ressemblance
n'est
rien d'autre que le rapport de l'être à lui-même. Les mots sont pris dans
le
tissu, dans la trame des choses qui en font partie.
2e étape
: à la fin du XVIe
siècle et au début du XVIIe siècle,
s'opère une
transformation
profonde de la conception même du savoir. Le fait nouveau c'est
que
le langage rompt sa parenté avec les choses, et Foucault définit la structure
nouvelle
du savoir à partir de la grammaire générale, de l'histoire naturelle et
de
l'analyse des richesses.
Le
langage a désormais noué de nouveaux rapports avec les choses. Si jusqu'au
XVIe siècle,
les signes faisaient partie des choses, maintenant ils deviennent des
modes
de la représentation, une désignation du visible. Il s'est opéré une sorte
de
scission ; jusqu'à présent les mots et les choses formaient u n tout,
maintenant
les
signes deviennent le signe d'une représentation des choses, une désignation
du
visible. Cette nomenclature est réalisée d'une manière exemplaire dans
l'histoire
naturelle
qui constitue le prototype d'une langue bien faite, c'est-à-dire d'une
langue
ordonnée permettant une mise en ordre très générale, à l a fois de mes
représentations
et de mon langage.
Il
y a, note Foucault, une structure commune à l'analyse des richesses, à la
grammaire
générale et à l'histoire naturelle. L'analyse des richesses obéit à la
même
configuration que l'histoire naturelle : ce n'est plus la valeur intrinsèque
du
métal qui donne sa valeur aux choses, nous dit Foucault. Et il cite la thèse
qui
a été formulée très clairement par Scipion de Gramont, dans son livre le
Denier royal : « l a monnaie n'emprunte pas sa
valeur de la matière dont elle est
composée,
mais de la forme qui est l'image ou la marque du prince. » On abandonne
le
postulat de la valeur propre du métal, ce qui permet d'élaborer une
théorie
de la monnaie représentation.
A
la fin du XVIIIe
siècle, après le moment de la grande
plaine uniforme des
mots
et des choses, puis de la division entre les choses, leur représentation et
les
signes qui les désignent, s'ouvre une troisième étape de ce savoir. Le
savoir
se présente sur u n mode nouveau. Il ne se situe plus au niveau de la
représentation
et du visible, mais dans une dimension nouvelle du réel, celle de
sa
structure cachée. Foucault donne quelques exemples. En économie politique
celui
d'Adam Smith, qui ne définit plus l a richesse par son aspect visible,
représentatif,
l
a monnaie, mais par son aspect caché le travail. Dans tous les domaines,
le
savoir change de forme. En économie politique, le travail et la production se
substituent
à l'échange et l'expliquent, l'organisation biologique devient le principe
interne
d'explication des êtres vivants, et non plus une classification du type
linnéen,
et enfin la structure du langage devient l'explication du système
grammatical.
Nous
avons là une application de l a méthode structurale à l'étude des modes
du
savoir. Ce qu'a tenté de faire Foucault pour dégager l a structure commune à
trois
sciences à divers moments de la pensée occidentale, ce qu'a fait par exemple
Dumézil
pour l'étude des mythes, ce qu'a fait Pierre Francastel pour celle des
arts,
il est fâcheux que des chercheurs marxistes ne l'aient pas entrepris pour
élaborer
scientifiquement une étude des superstructures. Ce n'est pas, répétons-le,
le
principe que nous contestons.
Je
ferai au livre de Foucault, deux séries d'objections : objections de fait,
et
objections de principe.
D'abord
une objection de fait : l'extrême fragilité des bases historiques sur
lesquelles
Foucault fonde sa brillante construction. Quand on le lit on a presque
une
impression esthétique. L'engouement pour ce livre tient sans doute pour une
part
à la virtuosité avec laquelle il est présenté. Mais pour donner à cette sorte
d'histoire
parallèle, ou plutôt à cette archéologie parallèle de trois sciences cette
forme
systématique si parfaite, il a fallu donner quelques coups de pouce à
l'histoire.
Par exemple, lors du passage entre le moment où l a richesse se définirait
par
la valeur propre du métal, et le moment où la monnaie n'est plus
qu'une
représentation symbolique de l a valeur, les textes invoqués ne valent que
par
une inversion radicale de la chronologie historique. A la page 187, Foucault
cite
le texte de Scipion de Gramont qui serait très probant pour sa thèse, selon
lequel
la monnaie n'est plus que le signe de la richesse et non pas une richesse
elle-même.
Mais quelques pages plus loin, Foucault nous rappelle (page 195) la
critique
faite par Turgot d u système de Law. Turgot reproche à Law d'avoir cru
«
que la monnaie n'est qu'une richesse de signe dont le crédit est fondé sur la
marque
du prince, cette marque n'est là que pour en certifier le poids et le titre,
c'est
donc comme marchandise que l'argent est non pas le signe mais l a commune
mesure
des autres marchandises » . La critique de Turgot nous ramène à l'idée
de
la monnaie comme marchandise et non pas tenant de l a marque du prince
sa
valeur symbolique. Or, le texte de Turgot est de 1749, en plein milieu du
XVIIIe siècle
et le texte de Scipion de Gramont est de 1620, c'est-à-dire que toute
la
thèse de Foucault butte sur ce simple fait : il lui a fallu renverser
totalement
la
chronologie pour faire cette périodisation des stratifications du savoir. C'est
une
tendance constante et fâcheuse de ce structuralisme abstrait et doctrinaire de
traiter
avec la plus grande désinvolture la chronologie historique. Voilà pour
l'objection
de fait.
Mais
il y a une objection de principe, qui me paraît plus importante. Ici
je
rejoindrais la critique de Sartre dans son interview de « L'Arc ». Sartre note
que
Foucault décrit les stratifications successives du savoir mais qu'il ne nous
dit
pas l'essentiel, c'est-à-dire comment on passe de l'une à l'autre, comment
s'explique
le passage. Comment est-on passé d'une structure à une autre ? Un
exemple
: Foucault fixe comme l'un des moments décisifs du changement de
perspective,
dans l a conception occidentale du savoir, l a période qui va de 1775
à
1795. Entre ces deux dates il en est une qui a eu une certaine importance dans
l'histoire.
Or à aucun moment Foucault ne pose la question du rôle que la
Révolution
française a p u jouer dans ce changement de perspectives.
Des
auteurs comme Guéroult lorsqu'il a fait l'histoire de Fichte, ou comme
Hyppolite
lorsqu'il a fait l'histoire de Hegel, ont souligné, l'un et l'autre, que la
Révolution
française a été l a grande expérience métaphysique des philosophes de
cette
époque. Foucault passe là-dessus. L'événement n'est même pas une perturbation
par
rapport à la structure. Même remarque en ce qui concerne le marxisme.
Foucault
annonce avec désinvolture qu'au niveau profond du savoir occidental le
marxisme
n'a introduit aucune coupure réelle. « Le marxisme, dit-il, est dans la
pensée
du X I Xe
siècle comme un poisson dans l'eau,
partout ailleurs il cesse de
respirer.
» L'affirmation est d'autant plus téméraire que Foucault assimile constamment
le
marxisme à un positivisme. Or la notion de structure cachée, s'il est
un
homme qui a insisté avec force sur elle, c'est Marx, dans la Contribution à
la critique de l'économie politique et dans tout Le Capital . L'idée
maîtresse de
Marx
en ces matières c'est que la science porte sur l a nécessité interne, cachée,
et
non pas sur de simples rapports constants entre des faits.
J'ajouterai
une autre remarque, au passage, pour montrer la désinvolture
de
Foucault à l'égard de l'histoire. Quand il parle de la conception de la
connaissance
du
XIXe siècle, il dit : elle est
caractérisée par la recherche de la structure
cachée.
Mais alors où placer Auguste Comte ?
J'en
arrive à une deuxième objection. Foucault ne peut pas nous rendre
compte
du passage d'une structure à une autre, parce que la structure, chez lui,
est
totalement étrangère à l'homme. Il parle des structures sans jamais parler des
hommes
qui les ont engendrées. Mystère de l'Immaculée Conception ! Les structures
tombent
vraiment du ciel et on se demande comment elles ont été engendrées.
Il
y a des concepts qui s'enchaînent entre eux mais on ne voit jamais leur
engendrement
; sous prétexte de lutter contre « l'historicisme » on en arrive à
ne
plus comprendre d'où vient le concept. Nous revenons au fameux « transcendental
sans
sujet » dont parlait M. Paul Ricoeur. Chez Foucault, il s'agit d'une
élimination
complète du rôle de l'homme. Pour justifier cette élimination, il
s'efforce
d'accréditer l'idée que l'homme est une création de la pensée de la f in
du
XVIIIe siècle, une création de Rousseau et
de Kant. « Avant la fin du XVIIIe
siècle,
écrit-il, l'homme n'existait pas, non plus que l a puissance de l a vie, la
fécondité
du travail ou l'épaisseur historique du langage. L'homme, c'est une
toute
récente créature que l a démiurgie du savoir a fabriqué de ses mains il y a
moins
de deux cents ans. » (319) L'homme, bien entendu, au sens de sujet de
la
connaissance et de centre d'initiative. Foucault en arrive à cette idée qu'il
ne
peut
exister de science de l'homme que lorsque l'homme a cessé d'exister. Façon
singulière
de constituer les sciences humaines ! C'est pourtant ce qu'affirme
Foucault
(p. 353) : « De nos jours on ne peut plus penser que dans le vide de
l'homme
disparu. » Il ajoute très dédaigneusement : « On ne peut qu'opposer
un
rire philosophique à tous ceux qui veulent encore parler de l'homme, de son
règne
et de sa libération. » Et voici sa conclusion (p. 396) : « L'homme avait
été
une figure entre deux modes du langage, l'homme est une invention dont
l'archéologie
de notre pensée montre aisément la date récente et peut-être la f in
prochaine,
l'homme va disparaître. » Pour justifier cela, il dit qu'il en a toujours
été
ainsi dans la tradition occidentale. « En dehors des morales religieuses,
l'occident
n'a connu que deux formes d'éthique : l'ancienne, sous l a forme du
stoïcisme
et de l'épicurisme s'articulant sur l'ordre du monde et en découvrant
la
loi, et la moderne qui ne formule aucune morale dans la mesure où tout
impératif
est
logé à l'intérieur de la pensée et de son mouvement pour ressaisir l'impensé. »
J'avoue que cette manière de rejeter d'un haussement d'épaule en cinq
mots
« en dehors des morales religieuses » tout l'héritage chrétien, me paraît une
singulière
façon de traiter l'histoire, parce qu'enfin c'est précisément cette pensée
chrétienne
qui a rempli l'intervalle entre ce qu'il appelle la morale antique,
stoïcienne
et épicurienne, et ce qu'il appelle l a morale moderne. Même sous une
forme
laïcisée, même lorsque ce n'est pas par référence explicite au christianisme,
c'est
néanmoins à travers ce christianisme que les choses se sont élaborées. Lorsqu'
il nous dit que l'homme est une création de la fin du XVIIIe siècle,
je
voudrais
que Foucault nous explique où il va placer les Confessions de Saint-
Augustin
ou même les recherches des Pères grecs qui, à partir de la notion de
personne
divine, puis de la christologie, sont arrivés à la notion de personne
humaine.
Ce n'est tout de même pas une invention du XVIIIe siècle.
Même le
«
cogito », pour lui, est u n modèle de l'absence de l'homme ; le « cogito » ,
dit - il,
«
c'est un tri opéré à l'intérieur du monde des représentations ». Exclure du
«
cogito » toute référence au sujet et exclure du « cogito » la dimension
d'intériorité
ou
la dimension de liberté... je laisse à Foucault la responsabilité d'une
telle
interprétation. L'on comprend très bien que, dans ces conditions, l'absence
de
l'homme rende inintelligible le mouvement de l'histoire. Si ce n'est plus,
pour
reprendre
maintenant les deux bouts de la chaîne, les hommes qui font leur
propre
histoire, même s'ils la font dans des conditions toujours structurées par
le
passé, on a bloqué la dialectique.
Le
problème n'est pas de nier l'importance capitale du moment de la structure,
du
moment du concept, mais de ne pas les traiter d'une façon abstraite, de
savoir
en chaque moment remonter, comme Marx nous l'a enseigné, de la structure
à
l'activité humaine qui l'engendre, tenir les deux bouts de la chaîne, le
moment
de la structure et le moment de la liberté, le moment de la nécessité et
le
moment de l'activité créatrice de l'homme. Si nous revenons maintenant à notre
point
de départ, nous pouvons dire que cette théorisation du néo-structuralisme
abstrait
et doctrinaire porte précisément sur ce que le capitalisme a tendu et tend
à
faire de l'homme dans les perspectives des sociétés industrielles de type
capitaliste
que
nous avons héritées ou XIXe
siècle. Nous avons là une
théorisation
sur
une réalité qui est en train d'être dépassée. Incapable de fonder non seulement
l'histoire,
mais de fonder théoriquement la nécessité d'un parti ouvrier, la nécessité
d'une
vie militante, cette doctrine conduit, au nom d'un nouveau scientisme,
d'un
nouveau positivisme, à un déterminisme abstrait des structures et du concept
qui
élimine l'homme.
A
notre époque, non seulement une telle conception ne correspond pas à une
réalité
historique objective, mais elle se trouve en contradiction avec elle. Elle
est
dépassée par cette réalité, et elle exclut ce qui en est le principe, l'âme
même
d'un
parti marxiste, c'est-à-dire ce que Lénine a appelé dans Que faire ? le
moment
subjectif
». Ce « moment subjectif » ce n'est pas la subjectivité au sens individualiste
de
l'existentialisme. Cette subjectivité, chez Lénine, c'est celle du Parti,
c'est
celle de la conscience et de l'action, de la pratique qu'elle engendre. La
coupure
radicale entre théorie et pratique conduirait à une perversion doctrinaire
et
abstraite du marxisme, en oubliant l'un des deux moments indissolublement
liés
par Marx : s'ils la font dans des conditions toujours structurées par le passé,
ce
sont néanmoins les hommes qui font leur propre histoire.
***
NOTE SUR LA
STRUCTURE, LE MODELE ET LE CONCEPT
(A propos d'un
article de Jean ORCEL)
Mon
article était à l'imprimerie lorsque j'ai lu, dans le dernier numéro de
La Pensée, l'article de Jean ORCEL concernant
mon livre « Marxisme du XXe
siècle
», avec ce sous-titre : « Contre la confusion ».
Pour
contribuer à l'oeuvre d'éclaircissement qu'il propose je voudrais revenir
sommairement
sur les trois thèmes principaux qu'il a relevés :
—
Structure et structuralisme
—
Concept et mythe
—
Modèle et concept.
STRUCTURE ET
STRUCTURALISME
Jean
Orcel affirme tout d'abord que « le structuralisme n'est pas une
philosophie
», et quelques lignes plus loin, que « le concept de structure ne
saurait
être envisagé comme constituant, à lui seul, une philosophie » .
La
première confusion à éviter est celle qui consiste à croire qu'il y a
structuralisme partout où l 'on emploie le mot de structure.
Pour
lutter contre l a confusion il semble nécessaire au moins de distinguer :
le
concept de structure, l a méthode structurale", et la philosophie d'un
certain
structuralisme
abstrait et doctrinaire.
De la structure , Jean Orcel nous dit qu'elle* est « le mode d'agencement,
d'organisation
des éléments de l a matière ». C'est en effet la définition traditionnelle.
L
a méthode structurale ne part pas de cette définition sommaire de la
structure.
Elle
met précisément en cause le concept « d'élément » : elle refuse, écrit
Lévi-Strauss
de traiter les termes comme des entités indépendantes, prenant au
contraire
comme base de son analyse les relations entre les termes. » E n outre,
poursuit
Lévi-Strauss, « elle introduit l a notion de système ». Tels sont déjà
deux
moments
caractéristiques de la méthode ; elle met l'accent sur la primauté de
la
relation sur les éléments et du tout sur les parties. A
quoi il convient d'ajouter
deux
autres traits de l a méthode structurale dans les sciences humaines : la
structure sociale, par exemple, ne peut se confondre
avec les relations sociales,
ces
dernières étant le phénomène conscient et l a structure étant inconsciente.
«
Le principe fondamental, conclut Lévi-Strauss ,
est que la notion de structure
sociale
ne se rapporte pas à l a réalité empirique, mais aux modèles construits
d'après
celle-ci. »
Nous
sommes loin ici de l'utilisation simplement coutumière du mot « structure»,
qui
confond si fâcheusement les trois termes : structure, méthode structurale,
interprétation
philosophique du structuralisme.
1. Anthropologie
structurale , p. 40.
2. Ibidem,
p. 305.
La
confusion semble se répéter avec atome et atomisme. « Il me paraît
abusif
de dire, écrit Jean Orcel, que le structuralisme, en toutes disciplines,
succède
à l'atomisme. Ne détermine-t-on pas des structures atomiques ? » I l y
a
là un véritable « jeu de mots » qui aggrave la confusion. « L'atomisme » (en
psychologie
ou dans d'autres sciences humaines) n'a rien à voir avec l a théorie
atomique
contemporaine en physique. Ce que l'on appelle l'attitude « atomiste »
(en
reprenant le terme dans son sens étymologique et premier), c'est la prétention
de
tout ramener à des éléments derniers d'analyse : l a vieille psychologie
associationiste
de
Taine et d u XVIIIe
et XIXe siècle
en fournit à merveille l'exemple
désuet.
La théorie atomique, dans la physique actuelle, n'est pas « atomiste » en
ce
sens puisqu'elle sait que les « atomes » ne sont pas les éléments ultimes et
«
insécables » (comme le suggère l'étymologie), mais qu'ils sont caractérisés par
leur
interaction et qu'ils sont susceptibles de fission.
Le
jeu de mots sur « structure atomique » rappelle « l'objection » faite à
Charcot,
puis à Freud : Comment pouvez-vous dire qu'un homme est « hystérique», puisque
dans l'étymologie du mot il y a « matrice » ? Comme dans
«
atomisme » il y a « atome » . Il serait fâcheux que les mots priment la pensée.
Enfin,
de cette méthode structurale certains ont cru pouvoir tirer toute une
philosophie structuraliste , souvent d'ailleurs en se défendant
de faire de la philosophie,
à
la manière des positivistes de la fin du siècle dernier qui postulaient
toute
une philosophie tout en protestant qu'ils considéraient la philosophie comme
illégitime
par principe.
Cette
philosophie implicite naît d'une extrapolation abusive et doctrinaire
de
la méthode. Ceux qui ont voulu faire de la méthode structurale un instrument
de
recherche scientifique se sont bien gardés de cette généralisation arbitraire.
De
Saussure, dans son traité de linguistique générale énonce très clairement et
très
légitimement
ses postulats méthodologiques : il fera provisoirement abstraction
a)
de l'histoire de la langue,
b) de l'activité du sujet parlant, pour étudier l'organisation du système d'une langue en faisant une « coupe » dans le temps.
b) de l'activité du sujet parlant, pour étudier l'organisation du système d'une langue en faisant une « coupe » dans le temps.
Lévi-Strauss
procède de même, par exemple lorsqu'il étudie les mythes : il
construit
des modèles afin d'étudier « les règles de transformation qui permettent
de
passer d'une variante à une autre, par des opérations semblables à celles de
l'algèbre
» 3 . Nous avons affaire ici à un effort
pour circonscrire un champ de
recherches
et pour définir une méthode rigoureuse d'analyse. Lévi-Strauss souligne
expressément
le « lien intime qui existe entre l'analyse structurale et la méthode
dialectique
»4
et recherche, comme Jakobson, « la
liaison de l a statique et de
la
dynamique ». Loin d'exclure l'histoire il considère sa démarche comme
complémentaire
de
l a sienne.
Par
contre lorsqu'on passe d'un postulat méthodologique légitime : délimiter
son
champ d'étude à l a structure d'un système en faisant provisoirement
abstraction
de
son histoire et de l'activité du sujet, à un postulat métaphysique selon
lequel
l'étude de la « structure » (au sens précis que donne à ce mot la méthode
structurale)
recouvre la totalité du connaissance et exclut par principe toute histoire
et
tout sujet, l'on procède à une extrapolation illégitime.
3. Ibidem
, pp. 260 et 306.
4. Ibidem
, p. 258.
L'on
passe du structuralisme en tant que méthode scientifique à u n structuralisme
qui
est une philosophie qui ne veut pas dire son nom, qui prétend même
n'être
pas une philosophie (comme autrefois le positivisme). C'est une « philosophie
de
l a mort de l'homme », fondée sur ce postulat : l'homme est une
marionnette
mise en scène par les structures.
J
'ai peine à croire que ce soit un point de vue de ce genre qui inspire Jean
Orcel
lorsqu'il me reproche « une tendance malheureuse à opposer tout ce qui
vient
de l'homme à tout ce qui vient de la nature ». Ce n'est pas, en effet, au
nom
de l a dialectique marxiste que l'on pourrait contester la nécessité de
marquer,
en
même temps que l a continuité entre la nature et l'homme (qui est
caractéristique
du
matérialisme en général), cette discontinuité (qui est caractéristique
du
matérialisme dialectique) que Marx soulignait (avec Vico), en rappelant
que
«
l'histoire de l'homme se distingue de l'histoire de l a nature en ce que nous
avons
fait celle-là et non celle-ci » 9
. Différence légère, en vérité !
Mais qui exige
quelques
réflexions sur la spécificité possible des lois de l'une et de l'autre, et
qui
exige surtout que l'on ne fasse pas de la dialectique de l'histoire un simple
département
de la dialectique de la nature, si l'on ne veut pas glisser vers le
déterminisme
et le fatalisme qui, de Kautsky à Plékhanov, ont toujours été le
fondement
théorique des opportunismes pratiques.
CONCEPT ET MYTHE
Jean
Orcel me reproche ensuite de dévaloriser le concept au profit du mythe .
L'on
peut se demander en quoi l 'on offense le rationalisme même le plus
vétilleux
en soulignant seulement, d'après Wallon, qu' « entre le monde mythique
et
le monde de l a science il y a similitude de fonction » *, que l'efficacité «
est
rituelle
et humaine, avant d'être expérimentale et physique » que la pensée
«
d'abord volontariste et rituelle, est devenue instrumentale et scientifique »
*.
En
quoi l'étude de la genèse de la raison rendrait-elle la raison moins
raisonnable?
En
quoi le rappel du rôle de l'imagination dans la création scientifique
creuserait-il
« un fossé entre la connaissance scientifique et l'imagination ? ».
I
l n'est peut-être pas inutile de rappeler que lorsque, dans Perspectives de
l'Homme, j'ai résumé déjà la thèse de De
l'acte à la Pensée de Wallon sur ce
point
par la formule : « Le rite est une première technique comme le mythe
est
une première science » * Henri Wallon répondait lui-même : « Je n'ai rien
à
reprendre ».
Ce
grand rationaliste du XXe
siècle avait en effet établi par
toute son oeuvre,
que
mettre l'accent sur le moment actif de la connaissance, situer le moment du
mythe
dans la genèse de la raison, ce n'est pas identifier le mythe et la raison,
rabaisser
la raison au niveau du mythe, mais au contraire cerner de plus près
5.
MARX, Le Capital II, p. 59.
6. H .
WALLON, De l'Acte à la Pensée, p. 108.
7. Ibidem
, p. 117.
8. Ibidem
, p. 247.
9. R.
GARAUDY, Perspectives de l'Homme , p. 259.
10. Ibidem
, p. 265.
le
problème de la similitude de leur fonction (chercher, dit Wallon,
au-delà de
ce
qui est ce qui le fait être), et de la différence fondamentale de leur structure.
MODELE ET CONCEPT
Enfin,
en ce qui concerne le rapport « modèle et concept » , Jean Orcel
estime
que « Garaudy exagère démesurément la notion de modèle au point de
dissimuler
la formation des concepts, de laisser entendre que ceux-ci ont un
caractère
secondaire, et de créer une pétition de principe entre concept et modèle. »
J'avoue
ne pas comprendre ce que signifie : « pétition de principe entre
concept
et modèle ». S'agit-il d'identité ? d'analogie ? de parallélisme ?
Reste
le procès d'intention : « Garaudy laisse entendre. » Sans doute n'est-il
pas
inutile de reproduire i c i le passage sur la notion de « modèle » dans
«
Marxisme du XXe
siècle », pour montrer qu'il ne «
laisse entendre » rien
d'équivoque,
mais au contraire qu'il dit pourquoi la notion de modèle peut aider
à
développer la théorie matérialiste dialectique de la connaissance.
«
La connaissance est par sa nature un reflet en ce sens qu'elle est la
connaissance
d'une
réalité qui n'est pas notre oeuvre, et, en même temps, que, par sa
méthode, elle est une construction.
La notion de « modèle » permet de
retenir les deux moments essentiels de
la
théorie marxiste de la connaissance : le moment matérialiste du reflet, en nous
interdisant
l 'illusion idéaliste, hégélienne, qui confond la reconstruction conceptuelle
de
la réalité avec sa construction, et le moment actif, le moment de la
construction,
en nous interdisant l'illusion dogmatique qui confond ce modèle
provisoire
avec une vérité absolue et achevée » 1 1 ..
Que
laisse-t-on ici entendre d'autre que ce que l'on dit sur le caractère
matérialiste
de la connaissance et sur son caractère dialectique ?
L'on
voit mal d'ailleurs à quoi tend la démonstration de Jean Orcel. Nous
ne
saurions penser qu'elle tend à éliminer purement et simplement la notion de
modèle,
mais plutôt qu'elle essaye d'établir un rapport dialectique entre concept
et
modèle, ce qui est une entreprise fort intéressante.
Essayons
d'apporter sur ce point notre contribution.
On
peut proposer l'explication suivante : le concept comporte une part
d'acquis,
et une part d'hypothèse, un passé et un avenir, un aspect certain et
un
aspect de programme. C'est un bilan et un plan de recherche.
La
part d'hypothèse, le programme, inclus dans le concept, serait ce que
l'on
appelle modèle. Quand je pense « atome », je pense à l'acquis de la science,
au
modèle de N. Bohr par exemple, mais aussi à ce que proposent les physiciens
actuels,
et qui n'est pas encore acquis définitivement.
Mais
la notion de modèle ne s'arrête pas là. Le concept représente la chose
même,
alors que le modèle est, selon l'expression de Couffignal, « un système
présentant
avec le système étudié certaines analogies, et permettant d'en
découvrir
d'autres. »
Par
exemple, les premiers physiciens qui ont pensé l'atome comme un
système
solaire savaient bien que l'atome n'en était pas un. Mais ils pensaient
11. Marxisme
du XXe siècle, p. 49.
que
le rapprochement des deux « concepts » les préciserait l'un et l'autre, et
inspirerait
des recherches fructueuses. Le modèle n'est pas inclus dans le concept
de
l'objet étudié. A u contraire, c'est son éloignement, son parallélisme, qui
sont
intéressants.
Il y a dans le « concept » l'idée d'appartenance, dans le « modèle »
l'idée
d'analogie.
A
la limite, d'ailleurs, le concept est peut-être un modèle de l'objet, une
sorte
de modèle verbal ou intellectuel.
Il
y a dans le concept un aspect de modèle : sa frange d'incertitude, son
front
de pénétration dans l'objectif. Mais, inversement, ce qui est, par rapport à
l'objet,
modèle, n'est pas objet même, et implique distanciation par rapport à
l'objet
(distanciation d'un autre ordre que celle qu'on peut voir entre l'objet et
son
concept). Donc s'il y a dans le concept un aspect de modèle, un rôle de
modèle,
c'est justement l a part du concept qui s'oppose au concept lui-même,
et
le fait évoluer, vivre, s'ouvrir à l'avenir.
Ce
ne sont là encore que des hypothèses de travail.
Mais
il serait fâcheux d'y répondre par une fin de non-recevoir.
Un
mot encore à propos des critiques adressées au titre de l'ouvrage
«
Marxisme du XXe
siècle » prêterait à confusion sur
le contenu car « l'on peut
se
demander si l'auteur va proposer quelque révision » . Jean Orcel préférerait :
«
Marxisme au XXe
siècle ».
Lorsqu'on
définit classiquement le léninisme comme « le marxisme de
l'époque
de l'impérialisme et des révolutions prolétariennes » nul ne se « demande»
si Lénine proposait quelque révision et ne suggère qu'il aurait fallu dire
si Lénine proposait quelque révision et ne suggère qu'il aurait fallu dire
«
à l'époque de ... ».
Pour
une raison fondamentale : c'est que Lénine aborde en marxiste une
réalité
(celle de l'impérialisme et des révolutions prolétariennes) qui n'existait
pas
au temps de Marx. Et plus encore : Lénine eût été un piètre marxiste s 'il
s'était
contenté, comme le propose Jean Orcel de confronter les principes du
matérialisme
dialectique avec la réalité nouvelle.
Lénine
se place devant les réalités nouvelles et, en marxiste, il élabore les
concepts
nouveaux capables de les saisir et de les maîtriser comme l'avait fait
Marx
pour son époque. C'est en ce sens qu'il est un marxiste, et un marxiste du
XXe siècle.
En
réalité, l'attitude définie par Jean Orcel d'une confrontation entre des
«
principes » considérés comme u n acquis immuable avec les réalités nouvelles
de
la société et de la science, conduit à un faux problème : en cas
d'incompatibilité,
que
faut-il « réviser » : les principes, ou la science ? A moins qu'il n'existe
une
harmonie préétablie entre une science qui progresse sans cesse, et une
philosophie
dont
les « principes » planeraient immuables, au dessus de ces vicissitudes ?
Les
conséquences d'une telle attitude, il y a vingt ans, nous ont appris à
poser
autrement le problème et à ne pas mettre ainsi face à face le marxisme et
la
science, mais au contraire à voir dans le marxisme l'esprit scientifique
lui-même
et
se développant avec les sciences elles-mêmes.
Mais
pour poser ainsi le problème il ne faut confondre le marxisme ni avec
le
matérialisme dogmatique du XVIIIe siècle,
ni avec le rationalisme du XIXe
siècle.