Pour une démocratie musulmane
Par Brahim YOUNESSI
Comme d’autres sociétés avant elle, au cours des deux siècles précédents, l’Algérie rencontre des difficultés à passer d’une société d’autorité à une société de libertés. Durant cette transition apparaissent, dans la plupart des cas, des mouvements militant pour une
société de vérité. Cette dernière quête est portée, chez nous, par un
islamisme intransigeant qui tient, sur le plan dogmatique, du jansénisme
que l’Europe chrétienne a connu aux XVIIe et XVIIIe siècles. Aussi bien
l’un que l’autre privilégient l’initiative divine face à la liberté
humaine. Mais si l’islamisme intransigeant a trouvé un terrain favorable
dans les couches les plus démunies des sociétés musulmanes,
le jansénisme s’est développé dans la bourgeoisie européenne. Blaise
Pascal, entre autres, a pris le parti des jansénistes et en a fait
l’apologie dans « Les Provinciales ». Cette question de la prédestination et du libre arbitre, qui se pose derrière les querelles politiques, est certainement l’une
des questions religieuses qui a donné lieu aux plus grandes
controverses théologiques et philosophiques. Très tôt, dès le milieu du
deuxième siècle hégirien (VIIIe siècle chrétien), la théologie
spéculative musulmane fondait son système philosophique sur le qadar qui signifie pouvoir de l’homme de produire ses actes et d’en être responsable.
Cette
position avait trouvé des partisans jusque dans le royaume rostémide de
Tahert (aujourd’hui Tiaret). La doctrine du libre arbitre se trouvait
déjà chez les khârijites dans leur théorie de la justice divine. Ils
défendaient aussi le droit pour les croyants de choisir leurs chefs. L’hérésiologie musulmane qui les présente comme une
secte rigoriste et intransigeante, leur reconnaît, cependant, un
certain esprit démocratique. Il semble, d’après Abdurrahmân Badawi, que
Ali Ibn Abî Tâlib considérait la liberté de l’homme comme « un Etat
intermédiaire entre le déterminisme et le tafwîd ». Le tafwîd étant le
pouvoir accordé par Dieu à l’homme d’agir et de choisir par une
sorte de mandat ou de délégation de pouvoir qu’Il lui donne sur ses
propres actes. Le fondateur du Ilm el kalam mu’tazilite, Wâsil B. Ata,
affirmait, selon al-Sharastâni dans son Kitab Al milal wa al nihal, que
l’homme était libre dans ses actes et en était le créateur. Vision
que contestaient les Jabriyya appelés aussi Jahmiyya à cause de Jahm B.
Safwân qui défendait la thèse du déterminisme, bien que de très
nombreux versets coraniques reconnaissent à l’homme le droit d’exercer
sa liberté, à la condition que celle-ci ne devienne pas un absolu. Je
crois que c’est Bossuet qui disait que « par l’appât
de la liberté absolue, le mal est entré dans le monde ». Suivant ce qui
précède, aucun doute n’est permis sur les faveurs de l’Islam pour une
position médiane entre le radicalisme libéral et le mythe d’un
fatalisme musulman. Al Shahrastâni rapporte dans Al Milal que Abû Ali Al
Jubbâi et son fils Abû Hâshim qui ont dominé la pensée mu’tazilite
soutiennent, à la suite de Wâsil B. Ata, que « l’acte volontaire émane
de l’homme, il lui est propre ; l’homme le créé ». Une
polémique fameuse a opposé sunnites et mu’tazilites sur ce sujet. Les
mu’tazilites qui font la différence entre « les actes libres » et « les
actes engendrés », ont conscience que la liberté fait de l’homme une personne.
D’un point de vue ontologique, la personne se définit dans les conceptions musulmane et chrétienne comme une
synthèse entre sa constitution biologique et sa vie spirituelle. Le
philosophe marocain, Mohammed Aziz Lahbabi, précise que « la
constitution biologique que donne le Coran pourrait
aussi bien s’appliquer à d’autres animaux que l’être humain s’il n’y
avait intervention de l’âme ». Sa conception de la shakhçânyya musulmane
rejoint la conception chrétienne du personnalisme. De son côté, le
marxisme qui s’inscrit dans la pure tradition matérialiste d’Héraclite
jusqu’à Spinoza, a toujours considéré la personne humaine comme faisant
partie de la nature. Roger Garaudy a tenté de modérer cette opinion dans
son opuscule « Le marxisme et la personne humaine », mettant le
mouvement dialectique au centre de sa philosophie. S’appuyant sur la 2e
thèse sur Feuerbach de Karl Marx : « Il ne s’agit pas d’interpréter le
monde, mais de le transformer », Roger Garaudy qui s’est converti,
depuis, à l’Islam, écrit, à ce propos, que « le rapport actif entre
l’homme et la nature transforme radicalement l’ancien matérialisme ». Le
clivage entre le marxisme et la philosophie de la personne se situe
plus précisément dans les valeurs de la liberté humaine, qui ne sont pas
le produit du seul monde chrétien.
L’Islam et les musulmans y ont apporté une
contribution plus que significative sur le plan théorique et de la
pratique sociale. Al Fârabi qui a fondé la philosophie politique musulmane
parle de la « politique civile » dans un sens presque moderne, faisant
dans sa Al-Siyâsât al-madanyyah, la distinction entre les cités
vertueuses et les cités perverses. De
tous les philosophes péripatéticiens, Al Fârâbi est certainement le
plus aristotélicien, ce qui lui a valu le surnom de Magister secundus.
Il dénonce « la cité de la domination » comme une
société fondée sur la force brutale et la coercition ; elle soumet les
hommes et leur enlève toute liberté d’action. Dans un travail
remarquable sur « La cité vertueuse », Muhsin Mahdi, professeur émérite
de l’université de Harvard, souligne que « Al Fârâbi pose, conformément à
la description de Platon dans La République, le premier principe de la démocratie
(…) comme étant liberté, et il appelle également le régime
démocratique, régime libre. (…) L’autorité ne se justifie qu’en vue de
la préservation et de la promotion de la liberté et de l’égalité… Le
souverain ne gouverne que par la volonté des citoyens ». Dans le système
musulman, la liberté se pose comme un principe essentiel de la vie
alors que l’égalité et la justice constituent les deux piliers sur
lesquels repose la société musulmane.