27 juin 2019

A propos de "L'alternative" de R. Garaudy (1973)

Autogestion et rationalité 

Raison présente  Année 1973  26  pp. 69-74
Fait partie d'un numéro thématique : Marxisme et monde musulman
Lire ici des extraits du livre de Garaudy
Notre temps souffre du politique ; il a mal au politique. Le malaise de notre civilisation se traduit par un refus qu'on voudrait croire sporadique, mais qui se révèle fréquent, de participer à la gestion des affaires publiques : l'abstention massive et récente des jeunes électeurs américains à qui l'on vient d'accorder le droit de vote est révélateur de cette tendance.
Tout se passe comme si la démocratie manquait de démocrates ; comme si nous étions désormais incapables de fonder une espérance politique sans recourir à la promesse messianique de temps meilleurs. Le militantisme déchristianisant du début de ce siècle s'est embrigadé derrière un seul modèle et parfois derrière un seul chef, réinstaurant par là-même, avec le sectarisme et le culte, la religiosité. Il n'est donc pas surprenant que des voix s'élèvent pour prêcher la nouvelle vérité. L'échec du projet politique ne tient pas à sa reconfessionnalisation subreptice, mais bien au contraire à son trop peu de religiosité : «Le marxisme ne peut être l'authentique briseur de chaînes que s'il est capable d'intégrer ce moment chrétien, ce moment divin de l'homme » (1). La vérité du marxisme est dans le christianisme ; autant dire que l'efficacité du rationalisme politique est dans la foi. Roger Garaudy d'ailleurs n'hésite pas à le dire : ceux qui vont répétant que ce sont les circonstances qui forment les hommes sont des athées vulgairement positivistes ou des positivistes vulgairement athées, incapables qu'ils se révèlent d'expliquer comment de circonstances conservatrices peut naître la conscience révolutionnaire. Or la seule explication, pour l'auteur, réside dans le recours à la transcendance :
«Cette subjectivité active, qui est jaillissement sans fin de la transcendance, l'image du Christ en a donné l'exemple : lorsque avec lui le Dieu des transcendances lointaines est entré dans l'histoire quotidienne des hommes, il l'a fait en briseur d'idoles et de chaînes, en passeur de frontières, détruisant les tabous et se situant par-delà la justice, le bien et le mal, au nom d'un amour transcendant précisément toutes ces limites historiques, et faisant de lui, selon l'expression du théologien protestant Roland de Pury, le vrai homme, l'homme que Dieu lui-même, Dieu seul a pu être, toute autre humanité que la sienne ne pouvant être qu'inhumaine » .
Ce qui a contribué à rendre jusqu'ici la réflexion tâtonnante, c'est la perversion cléricale de l'Eglise et du Mouvement Socialiste. Le sursaut d'authenticité qui, sur l'un et l'autre des deux plans requiert «le moment de la subjectivité » assure la coïncidence de la foi et de la conscience révolutionnaire ; la «preuve » c'est qu'il est historiquement faux de lier d'une part le matérialisme philosophique et l'athéisme à l'action révolutionnaire, et d'autre part la religion au conservatisme. D'ailleurs l'athéisme de Marx n'est pas «métaphysique » mais «méthodologique ». S'autorisant alors d'Ernst Bloch, redécouvrant le fondement nécessaire de tout marxisme vivant dans «le principe de l'espoir », Garaudy avance deux thèses complémentaires : 1° La vraie foi est révolutionnaire. 2° Le vrai révolutionnaire a la foi. La double conversion qui se trouve ici prônée n'est en somme qu'un retour aux sources du christianisme d'une part, du marxisme de l'autre, et, comme elle doit devenir un phénomène de masse, elle implique une révolution culturelle. C'est à Lénine, cette fois que Garaudy demande l'inspiration, et le texte qu'il évoque reste incontestablement d'une brûlante actualité. Dénonçant dans un article Sur la coopération, un socialisme pratiqué pour le peuple et non par le peuple, Lénine ne voyait de remède à une telle bureaucratisation que dans le contrôle ouvrier et paysan sur la gestion des affaires dans leur entreprise. Mais cette solution implique un tel degré de culture, qu'une véritable révolution culturelle est la condition sine qua non du socialisme. De sorte que l'alternative chrétienne offerte au militant révolutionnaire s'inscrit dans l'alternative globale de l'autogestion qui seule peut éviter au socialisme de dégénérer en stalinisme. La thèse donc à laquelle se trouve ici confronté le rationalisme politique peut se résumer comme suit :
1° Le socialisme sera d'autogestion ou il ne sera pas.
2° La révolution culturelle est la condition de l'autogestion.
3° La révolution culturelle implique la réunification de la subjectivité chrétienne et de la subjectivité révolutionnaire.
4° Tout chrétien authentique est révolutionnaire et tout révolutionnaire authentique est chrétien.

Puisque l'itinéraire dont l'auteur nous invite à nous faire les témoins est parti de son expérience politique, il nous sera sans doute permis d'examiner ces propositions dans cet ordre même qui, contraire à celui de l'ouvrage, présente l'avantage comme aurait dit Auguste Comte, d'être aussi logique qu'historique.
L'autogestion : sur ce point, les remarquables dons de l'auteur pour les fresques panoramiques concernant le mouvement d'idées qu'il fréquente ou qu'il anime, et dont témoigne toute son œuvre, font merveille, et la rationalité trouve son compte dans le chapitre III de L'Alternative. Aurait en effet bien triste figure le rationalisme politique qui ne saurait tirer de l'histoire cette irrécusable leçon : il faut que demeurent compatibles l'idéal poursuivi et les voies empruntées, même si le respect d'une telle exigence oblige à redécrire en chemin la configuration théorique de l'idéal poursuivi, comme modèle de la société qu'on veut instituer. Il s'ensuit bien entendu qu'un tel rationalisme réintègre dans l'analyse historique le moment de l'éthique, car il faut bien que le remodelage du modèle s'opère dans le cadre de préoccupations philanthropiques, au sens étymologique du mot, et non pas machiavéliques, dans tous les sens du mot. Du coup, la rationalité restaure dans l'analyse historique, sociologique, et politique, le moment du projet. La prise en considération de son double statut existentiel, individuel et collectif, entraîne la réhabilitation méthodologique de la subjectivité, sociale, de classe, individuelle aussi. Enfin, si l'étude historico-critique d'une société donnée veut déboucher sur l'action politique, elle doit se délester des formules passe-partout, des slogans sclérosés et des condamnations, au sens propre comme au sens figuré, som maires. Il faut relire Plekhanov et Blanqui autant que Lénine. Le rationalisme aujourd'hui doit savoir, avec Garaudy, affronter la colère des «réalistes » et des «positivistes de toutes nuances ». Dire avec lui qu'il faut «changer le concept même de politique en en faisant la science et l'art de créer les conditions dans lesquelles chacun pourra participer à la détermination des fins de la société et à l'autogestion de toutes les activités sociales » c'est effectivement donner une réponse rationnelle à la question qui fait le titre du chapitre : Que peut être une révolution aujourd'hui ?
Mais la réponse signifie «Autogestion » avant, pendant, après, toujours ; elle implique «autodétermination » à l'usine comme à la campagne, à la ville et au village, dans les syndicats et les partis, auto-détermination partout, dans le champ pédagogique, économique, social, politique, et culturel. Or une telle visée ne va pas sans soulever des problèmes, tant il est vrai que ce qui rend le rationalisme fatigant c'est que la raison se refuse à faire la métaphysique de ses embarras et de sa fatigue.
Prenons ces problèmes dans un ordre cher à Hegel autant qu'à Auguste Comte, qu'il nous plaît de réunir dans le même éloge méthodologique, l'ordre qui va du particulier à l'universel :
Pédagogiquement parlant, les problèmes, loin d'être résolus, surgissent en foule dès qu'on a délibérément opté pour l'autogestion : comment articuler la nécessaire participation active des enseignés de la formation initiale et permanente avec l'inévitable inertie des structures éducatives, des programmes et des méthodes ?
Sur le plan économique, où l'on sait bien que l'exemple yougoslave, tout en fournissant de sérieuses raisons d'espérer, peut davantage servir de référence que de modèle, quelles institutions faisant preuve de quelles souplesses permettront de concilier toujours l'intérêt privé, l'intérêt collectif et l'intérêt général ?
Du point de vue social, comment, et selon quelles modalités pratiquement évolutives, intégrer la révolution scientifique et technologique à la transformation des mœurs ?
Dans le champ des activités syndicales et politiques, comment faire coexister mobilité et stabilité, démocratie et compétence ?
Reste le niveau culturel, duquel Garaudy fait dépendre justement la solution de tous ces problèmes, mais comment se dissimuler que la partie n'est pas égale entre «les trois piliers principaux » de la révolution culturelle appelée par l'auteur, l'informatique, l'esthétique et la prospective ? On voit bien en effet que l'informatique et la prospective requièrent, pour leur bon usage socialiste, les mêmes recherches que celles qu'imposent les difficultés syndicales et politiques de l'autogestion, mais l'esthétique plane bien au-dessus de ces contingences, car elle est «entendue comme la science et l'art de revivre et de vivre, à travers les œuvres d'art, l'acte spécifiquement humain de l'homme grâce auquel il dépasse, par un travail créateur, par une initiative historique, sa propre définition, son passé, ses contraintes, ses aliénations. «Cette définition résume un certain nombre de recherches marxistes conduites entre autres par Lukàcs et H. Lefebvre, et n'aurait rien d'inquiétant si Garaudy, pour mieux asseoir l'hégémonie de sa fonction, n'éprouvait le besoin d'opposer «la composante esthétique de notre civilisation » à «la composante logique », celle-ci implicitement confondue avec la rationalité. La symétrie s'impose alors d'elle-même : la composante esthétique de l'homme, c'est sa dimension mystique ; Zorba le Grec, à qui Nietzsche n'avait pas pensé, emboîte le pas de Dionysos, mais Garaudy inverse la proposition de Zarathoustra, «je ne saurais croire qu'à un dieu qui saurait danser », qui devient : «Je ne puis croire qu'un danseur ne soit pas divin » . Autant dire qu'à l'ensemble des problèmes posés par l'autogestion et qui réclame non pas moins de rationalité, mais bien davantage de rationalisation délibérément multidisciplinaire, notre auteur oppose une fin de non-recevoir, un acte de foi : «Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'on fait » . C'est ce que nous pourrions à bon droit appeler le moment du Narcissisme.
Ce moment certes est légitime, il faut bien croire à ce qu'on fait, à ce qu'on dit. Ce qui nous semble dangereux c'est de faire du narcissisme une théorie politique.
Avec la Révolution culturelle selon Garaudy, cette confiance en soi se détourne de son objet légitime, bien que l'ouvrage conserve à nos yeux le grand mérite de le mettre en lumière : témoigner qu'aucun des problèmes que se pose l'humanité n'est hors de portée des solutions humaines, «suggérer » les solutions possibles , en refusant les «modèles » décalqués du passé :
«La tentation permanente, pour un révolutionnaire, c'est que les exigences de la lutte pour la libération ne le conduisent à corrompre ou à détruire la liberté même pour laquelle il combat. Il n'est pas vrai que l'on puisse d'abord conquérir le pouvoir et changer les structures par tous les moyens et, ensuite, octroyer, du haut du pouvoir conquis, une liberté véritable. Comment concevoir des moyens homogènes à la fin poursuivie ? Les suggérer fut l'une des préoccupations principales de ce livre ». (p. 251)
Or Garaudy démontre lui-même que de l'autre côté le risque est aussi grand de voir les moyens pervertir les fins. C'est que la Révolution Culturelle exige le partage de la foi, et tolère, par le pari sur l'avènement des fins poursuivies, que les moyens utilisés y ressemblent fort peu. Faute d'étudier les deux grands problèmes communs à toutes les formes d'autogestion, savoir la délégation de pouvoir et l'inertie de toute institution, même nouvelle, il se donne un modèle de révolution culturelle pour y trouver l'assomption collective du «moment subjectif » de l'action révolutionnaire. Il est tout à fait légitime d'expliquer comme il le fait son modèle chinois : «Il est sans doute facile d'ironiser sur l'indéniable culte de la personnalité de Mao et l'endoctrinement dogmatique du «petit livre rouge », sur les luttes de factions à l'intérieur du parti et, sur la méthode peu démocratique employée pour les résoudre, mais le problème était d'inculquer en quelques années, à huit cents millions d'hommes, dont la plupart étaient illettrés et déformés par un écrasement millénaire, la confiance dans la possibilité de l'homme de changer le monde par ses propres forces, et le sentiment de la responsabilité personnelle de chacun dans le changement. Il fallait employer les moyens immédiatement accessibles ou renoncer à cette tâche, c'est-à-dire renoncer à ouvrir une voie nouvelle à l'histoire humaine», (p. 131) II reste que la foi collective c'est le fanatisme et que le narcissisme annonce ici clairement le retour du stalinisme.
Heureusement il n'est pas interdit de penser que la révolution culturelle n'implique pas la réunification de la subjectivité révolutionnaire et de la subjectivité chrétienne.
L'autogestion qui se veut à la fois fin et moyen de la transformation sociale se nourrit fort bien de réflexions sociologiques et politiques athées. Garaudy est d'ailleurs trop fin connaisseur de l'histoire des religions pour ne pas se rendre compte que son raisonnement repose tout entier sur le thème spécifiquement chrétien de la résurrection, lui-même englobé dans une conception «réaliste » du monde qui permet aux chrétiens de rencontrer les athées dans l'étude de sa dialectique immanente sans mettre en cause la transcendance de son créateur. Le raisonnement ne peut s'étendre aux religions pour qui le monde n'est qu'apparence et ne mérite pas l'intérêt. C'est pourquoi cette partie de l'ouvrage est certainement moins convaincante parce que justement la plus convaincue, comme chaque fois qu'on s'accroche à une pétition de principe.
Il en va de même du dernier point de notre étude qui constitue le fil rouge de la réflexion conduite par Garaudy. Il est faux que le rationalisme ne puisse pas comprendre comment, des circonstances conservatrices, peut naître une pensée contestataire. Certes le «rationalisme » autrefois défendu par certains marxistes et qui faisait de la conscience un «reflet » achoppe à ce problème. Mais une réflexion véritablement dialectique ouverte aux sciences humaines, historiques, sociologiques et psychologiques, inscrit, comme le veut Garaudy dans son étude sur l'autogestion, le possible dans le réel et ne renonce pas à prendre en charge, avec l'étude de l'imaginaire, le pouvoir anticipateur de l'imagination humaine. Il n'est donc pas nécessaire de recourir à la foi pour comprendre la création des valeurs préconisées par Nietzsche.
Il est probable que les moyens psychologiques mis en œuvre par un chrétien pour secouer la léthargie conservatrice de ses églises ressemblent fort aux critiques par lesquelles les militants secouent la sclérose de leurs appareils. Cette analogie ne fait pas que l'espérance de ceux-ci se confonde avec la foi de ceux-là. Le parallélisme le plus sérieux qui s'établirait entre le christianisme et le marxisme serait le suivant : l'Eglise a le plus souvent travesti le sens de la foi chrétienne qui est charité, amour du prochain, volonté d'un monde fraternel. Le Communisme a le plus souvent trahi l'inspiration de Marx qui était de rendre l'homme «consubstantiel à la nature » pour le libérer des dieux, des César, des tribuns. Il a trop souvent transformé César en Dieu. Dire que l'athéisme de Marx est un athéisme méthodologique est une affirmation gratuite qui ne s'appuie sur aucun texte. C'est une interprétation.
En résumé si des chrétiens entendent l'appel de Garaudy et se mettent à construire un monde meilleur, ils devront alors s'engager dans la voix de la rationalité politique. Le statut particulier, au sein du chœur des religions, de la croyance chrétienne, les y autorise sans désordre, et tant mieux pour la cause du progrès humain. L Alternative est donc à cet égard une œuvre extrêmement positive.
Par contre, nous croyons avoir montré qu'il n'est pas utile à la rationalité politique de chercher dans la foi son fondement. Peut-être même est-il maintenant assez clair qu'elle pourrait y courir deux dangers. D'abord celui de l'esthétisme ; Garaudy reprend en effet de Gorki la formule «l'esthétique est l'éthique de l'avenir ». Il aurait pourtant pu trouver dans la pensée d'un autre auteur chrétien, Kierkegaard, la dénonciation du moment esthétique comme détournant de l'éthique. L'analyse vaut sans doute autant pour les athées que pour les croyants.
Ensuite celui du fanatisme,: prêcher la communion des saints conduit à la réunification des Eglises en une seule hors de laquelle point de salut. Rien n'a changé depuis que Garaudy lui-même exposait longuement qu'un chrétien n'a rien à renier de sa foi lorsqu'il se livre à une étude rationnelle du monde et travaille à le transformer dans le sens du plus humain, ni depuis qu'il ajoutait que les marxistes au contraire ne peuvent connaître de transcendance que celle qu'assigne à l'histoire individuelle leur projet révolutionnaire. C'est parce qu'ils pensent qu'il n'est pas nécessaire d'espérer (au sens religieux du terme) pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer qu'ils visent des objectifs qu'on leur dit impossibles.
Lucien Brunelle


(1) R. GARAUDY, L'alternative, 1972, p. 119.

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