14 octobre 2017

Lénine philosophe (suite): 1905-1914. Par Roger Garaudy

IL Y A 100 ANS LA REVOLUTION D'OCTOBRE EN RUSSIE

Le grand fait nouveau, en 1905, c'est la prodigieuse initiative
historique des masses russes au cours de leur première
révolution. Lénine souligne à plusieurs reprises que
cette révolution a un caractère spontané. Or, ce prolétariat
russe est allé plus loin dans l'action que les théoriciens les
plus avancés : loin de rester dans les limites de la conscience
« trade-unioniste », il a créé une forme nouvelle d'État :
le Soviet, et c'est à partir de cette expérience que Lénine
élaborera la théorie concrète de la doctrine du prolétariat
dans L'État et la Révolution. Il en avait été ainsi pour
Marx qui n'avait pas la prétention de déduire les formes
que prendra la révolte avant que celle-ci n'ait éclaté.
Observateur et analyste passionné de tous les modes d'organisation
spontanée du prolétariat : syndicats, chartisme,
Commune de Paris, Marx n'a complété le Manifeste
communiste , qui restait évasif sur la forme de l'État
prolétarien, qu'après l'initiative historique du peuple de
Paris, créant la Commune.
Lénine procède ainsi. Il note d'abord que la grève
commencée le 3 janvier 1905 aux usines Poutilov de
Pétersbourg, point de départ de la révolution, « fut tout
à fait spontanée », et qu'aussitôt « le mouvement a
revêtu un caractère politique ». « La transition extrêmement
rapide du mouvement, d'une base purement économique
à une base politique... en dépit du manque (ou de
l'insignifiance) de l'action social-démocrate consciente,
voilà ce qui saute aux yeux ».
Lénine, loin de spéculer à partir de schémas élaborés
dans d'autres situations , prend pour base de sa réflexion
théorique « l'histoire, dont les masses ouvrières étaient les
artisans sans la social-démocratie » .
A partir de l'initiative historique des masses dans la
Révolution de 1905, Lénine apporte de nouveaux développements
théoriques à la conception du Parti et à celle de
la Révolution, qui ne contredisent pas les thèses de Que
faire ?, mais qui les intègrent dans un ensemble plus vaste,
qui les dépasse et exclut les interprétations dogmatiques
et unilatérales. Il ne s'agit pas de revenir à la spontanéité
contre la conscience, mais de donner à l'initiative spontanée
sa juste place et, par là même, de mieux définir le rôle
de la conscience, dans son rapport dialectique avec l'initiative
spontanée.

Lénine pose le problème avec une grande clarté dès
novembre 1905. Dans un article Sur la réorganisation du
Parti , il note d'abord que les conditions d'activité du Parti
ont changé : il peut tenir des réunions publiques, recruter
ouvertement, publier légalement des journaux. Il en résulte
que la forme d'organisation doit changer : il faut, dit
Lénine qui prévoit la possibilité d'un prompt retour de la
répression, conserver l'appareil clandestin, et développer
une organisation nouvelle, ouverte. L'articulation des
deux ne pose pas seulement des problèmes d'organisations
mais des problèmes théoriques, de principe, sur les rapports
entre le Parti et les masses.
Des questions nouvelles sont posées par la croissance
même du mouvement. Alors qu'en 1902 Lénine, dans une
période d'illégalité, mettait l'accent sur la nécessité d'une
rigoureuse sélection des cadres, dans les conditions nouvelles,
en novembre 1905, il accuse de timidité les dogmatiques
qui s'en tiennent aux vieilles formules et hésitent
à ouvrir les portes du Parti, à créer un parti de masse :
« Il faut enrôler plus audacieusement, plus largement et
rapidement de jeunes combattants... Il faut créer immédiatement
des centaines de nouvelles organisations ».
A ceux qui craignent que ces masses d'adhérents nouveaux
manquent d'éducation politique, Lénine rappelle
que « sans négliger la formation méthodique des effectifs
et l'enseignement systématique des vérités du marxisme...
il faut se rappeler que les hostilités elles-mêmes ont maintenant
beaucoup plus d'importance pour la formation et
l'enseignement... Le cours de la révolution donne partout
des leçons de choses à la masse » .
Le problème théorique est posé à partir du problème
d'organisation : alors qu'en 1902 Lénine mettait l'accent
sur l'idée que la conscience socialiste doit être apportée
du dehors à la classe ouvrière, il ajoute en décembre 1905
« La situation particulière du prolétariat dans la société
capitaliste conduit à ce fait que l'aspiration des travailleurs
au socialisme et à leur union avec un parti socialiste surgit
avec une force spontanée dès les premières étapes du mouvement ».
Or, dans les masses, des couches très larges « ne peuvent
sans avoir passé par une série d'épreuves révolutionnaires,
devenir tout de suite social-démocrates, non seulement à
cause de leur ignorance (la révolution, nous le répétons,
instruit les gens avec une rapidité fabuleuse), mais aussi
parce que leur situation sociale n'est pas prolétarienne,
parce que la logique objective de l'évolution historique
leur impose pour le moment l'objectif d'une révolution
démocratique et nullement socialiste » .
La méthode matérialiste et dialectique d'analyse de la
« logique objective de l'évolution historique » nous prémunit
contre la tendance à l'exaltation aveugle de la
spontanéité, qui conduit au suivisme. Le rôle de la conscience
se trouve ainsi clairement défini : ce qu'elle peut
« apporter du dehors », ce n'est pas l'impulsion première
du mouvement. Ce serait revenir aux conceptions idéalistes,
voire mystiques du socialisme utopique. Marx a rappelé
fermement que l'être précède la conscience, qu'il ne peut
y avoir d'idées révolutionnaires sans qu'existe déjà un
mouvement révolutionnaire. Le marxisme lui-même en
est une illustration saisissante : il commence à être élaboré
lorsque la classe ouvrière s'affirme comme une force
autonome et agissante, après les insurrections des Canuts
lyonnais et des tisserands de Silésie, et le mouvement des
chartistes anglais. Cela permet de situer le rôle du théoricien
et du dirigeant : non pas s'en remettre à la spontanéité,
et vouloir tout ce que veut tel mouvement ouvrier,
pas davantage prétendre commander d'en haut et d'en
dehors le mouvement, le regard fixé sur le ciel des concepts,
mais savoir discerner, en chaque moment du développement
historique, ce qui est en train de naître, quelle couche
sociale est le « sujet de l'histoire », et ordonner le plan
d'action en fonction d'un possible historique.
La discussion entre Lénine, Trotsky et les mencheviks,
après la Révolution de 1905, permet d'étudier une application
concrète de cette conception. Dans une analyse
sur La signification historique des luttes internes du Parti
en Russie, écrite en 1910 , Lénine réfute la thèse de
Trotsky selon laquelle « la lutte du bolchevisme et du
menchévisme est une lutte pour gagner un prolétariat
qui n'est pas arrivé à maturité » . Il ne s'agit nullement,
dit-il, de deux idéologies différentes se disputant l'influence
dans le prolétariat, mais de deux idéologies exprimant
l'une le point de vue et les exigences de classe du prolétariat,
l'autre reflétant les aspirations de la bourgeoisie
libérale et de la paysannerie démocrate. A partir de cette
analyse des fondements économiques et sociaux de la
divergence s'éclairent les positions des trois tendances
après la Révolution de 1905 :
1. Celle des mencheviks : cette révolution est une révolution
bourgeoise, donc la bourgeoisie doit en avoir la
direction.
2. Celle de Trotsky : le prolétariat a fait cette révolution,
il ne faut donc pas s'arrêter à sa phase bourgeoise, mais,
par une « révolution permanente », aller, sans s'arrêter,
au socialisme et à la dictature du prolétariat.
3. Celle de Lénine : cette révolution a un contenu bourgeois,
mais elle a été menée sous l'impulsion du prolétariat.
Or, à la différence des pays d'Europe occidentale qui ont
déjà accompli leur révolution bourgeoise, cette révolution,
en Russie, est encore à faire et elle n'est possible, dans ce
pays essentiellement paysan, « que si les masses paysannes
suivent le prolétariat révolutionnaire » . De là découle
une situation originale : c'est le prolétariat qui doit, à
cette étape, pour conserver un lien étroit avec les masses
profondes, exercer son hégémonie dans l'accomplissement
d'une révolution démocratique bourgeoise. L'objectif était
donc : « dictature démocratique des ouvriers et des paysans »,
créant la démocratie la plus large, telle que la bourgeoisie
ne peut jamais la réaliser. Chez Lénine, la profonde liaison
avec les masses, qu'il considérait comme « la quintessence
du marxisme », exigeait une analyse concrète et rigoureuse
des étapes du développement économique et du rapport
des forces de classes en chaque moment. C'est ce qui a
conduit Lénine à rompre avec le schématisme de Kautsky
et à devenir un dialecticien afin de découvrir la voie juste
pour surmonter la contradiction originale de la société
russe de son temps : le passage de la monarchie féodale à
la république bourgeoise ne pouvait s'accomplir que par
des méthodes de lutte prolétariennes. Cette riche expérience
de la dialectique historique réelle de la Russie permet
à Lénine d'approfondir les fondements philosophiques de la
dialectique marxiste, comme il apparaîtra avec sa lecture
de la Logique de Hegel dans les Cahiers philosophiques.
Cette union intime entre la théorie révolutionnaire et
la pratique révolutionnaire constitue l'enseignement essentiel
du léninisme, et le point de départ en est l'attention
portée à l’initiative historique des masses, qui, pour Lénine
comme pour Marx, est le matériau de base par excellence
de la réflexion philosophique. L'expression la plus saisissante
en est la Préface des lettres de Marx à Kugelmann ,
écrite par Lénine en 1907. Là se situe le point de rupture
avec le dogmatisme de Kautsky et de Plekhanov. Évoquant
la position de Plekhanov au lendemain de la Révolution
de 1905, disant — sur la base d'une analyse « objective »
du rapport des forces — que, la défaite étant inéluctable,
« i l ne fallait pas prendre les armes », il la compare à celle
de Marx conseillant, avant la Commune, de ne pas engager
l'insurrection, mais, sitôt qu'elle fut déclenchée et même
après son écrasement, ne venant pas, en pleureuse de
l'histoire, gémir : il ne fallait pas prendre les armes. Au
contraire, Marx, se dépensant en efforts pour organiser le
soutien international de la Commune et apportant son
expérience théorique au combat en cours, exalte les
ouvriers parisiens « montant à l'assaut du ciel ». « Les
pédants du marxisme pensent : tout cela est bavardage
moral, romantisme, absence de réalisme ! », écrit Lénine,
et il répond : « Non, messieurs, c'est l'union de la théorie
révolutionnaire et de la politique révolutionnaire... La
doctrine de Marx a lié en un tout indivisible la théorie et
la pratique de la lutte de classes. N'est pas marxistes,
celui qui, d'une théorie analysant sainement une situation
objective, en fait une justification de ce qui existe, ce qui
le conduit très vite à s'abandonner à chaque échec provisoire
de la révolution, à répudier très vite les « illusions
révolutionnaires » et à sombrer dans un « réalisme » mesquin» .
Fustigeant ceux qui versent dans l'opportunisme sous
prétexte d' « objectivité », Lénine rappelle que « Marx
estime par-dessus tout l'initiative historique des masses » ,
dégageant ainsi l'une des thèses philosophiques majeures
du marxisme : celle du rapport dialectique entre la théorie
et la pratique, la conscience du but précédant sa réalisation,
comme le rappelle Marx dans le Capital, et la pratique
débordant sans cesse le concept, l'ouvrant vers l'avenir.
Cette position révolutionnaire a pour fondement philosophique
un matérialisme dialectique, c'est-à-dire une philosophie
posant l'antériorité de l'être sur la conscience et
faisant de la pratique à la fois la source et le critère de la
théorie.
C'est pourquoi, lorsqu'en 1907 commença le mouvement
de reflux de la révolution, Lénine considéra comme une
tâche politique de réaffirmer les principes du matérialisme
philosophique. En 1907, l'offensive de la réaction se
déchaîne avec force : la IIe Douma est dissoute par Stolypine,
les bandes contre-révolutionnaires des « Cent Noirs »
font régner la terreur, la répression s'abat contre les
ouvriers et les paysans, exécutés ou déportés en Sibérie,
une vague de chauvinisme et de cléricalisme déferle sur
le pays. Des éléments intellectuels indécis ou craintifs,
cédant à cette pression à la fois politique et idéologique,
cherchent un compromis avec la religion, qui joue à cette
étape de l'histoire du tsarisme un rôle analogue à celui
qu'elle jouait en France, par réaction contre la Révolution
de Juin 1848, au temps de la loi Falloux. S'appuyant sur
les thèses du révisionnisme international, celles de Bernstein
s'attaquant directement au matérialisme dans son
livre : Socialisme théorique et social-démocratie pratique
(1900), et celles de Sorel, accusant Marx d'être un « métaphysicien
» et préconisant un « retour à Kant », dans ses
études sur l'Éthique du socialisme (1899), de multiples
ouvrages sont publiés avec un singulier ensemble, au plus
fort de la répression, et ayant ce trait commun de faire
du marxisme une philosophie qui ne soit plus en prise
directe sur la réalité, de le transformer, comme l'écrit
Lénine, en une « icône inoffensive ». Coup sur coup paraissent,
à partir de 1908 : les Essais de philosophie marxiste,
recueil collectif dirigé par Bogdanov ; Matérialisme et
réalisme critique, de Iouchkevitch ; Les constructions philosophiques
du marxisme, de Valentinov ; La dialectique du
point de vue de la théorie contemporaine de la connaissance,
de Bermann. Une si curieuse simultanéité montrait évidemment
que ce « courant philosophique » ne pouvait
être compris en dehors de son contexte historique.
La « crise de la physique » fut exploitée de telle sorte
qu'en remettant en cause un matérialisme mécaniste et
dogmatique, en effet périmé, on remettait en cause toute
espèce de matérialisme dans les sciences de la nature, et,
par voie de conséquence, la conception matérialiste de
l'histoire. Jusqu'aux dernières années du 19e siècle, la
physique était restée fondée sur une conception mécaniste
de la structure et du mouvement de la matière : la masse
est invariable, l'espace physique est identique à l'espace
géométrique d'Euclide, le mouvement est continu, le
déterminisme est de type mécanique.
Le matérialisme acceptait ces conceptions non comme
une étape historique de la définition scientifique de la
matière, mais comme une donnée philosophique absolue,
partageant en cela le dogmatisme de physiciens comme
Kirchofîer disant à ses étudiants : « Détournez-vous de la
la physique ; elle est aujourd'hui terminée. » Or, les découvertes
de la fin du 19e et du début du xx e siècle remirent
en cause ces « principes » considérés jusque-là comme
absolus : dès 1892, la découverte de l'électron ouvrait une
première brèche, vite agrandie par l'étude des désintégrations
radio-actives, dans la mécanique classique, l'atome
ne pouvant plus être considéré comme la particule ultime,
indivisible et indestructible. En 1900, la théorie des
« quanta » de Planck porte un nouveau coup décisif à la
physique classique en rejetant le postulat de la continuité
du mouvement et de l'action. En 1905, la théorie de la
relativité restreinte d'Einstein dissocie l'espace physique
de la géométrie d'Euclide et montre les limites de la
validité de cette dernière. Tous les postulats de la physique
classique étaient ainsi remis en question : « Nous sommes
devant la ruine des vieux principes de la physique, devant
une débâcle des principes », écrit alors Henri Poincaré.
Ceux qui avaient confondu dogmatiquement les principes
de la philosophie matérialiste avec l'image de la matière
que donnaient les sciences à une étape de leur développement,
concluaient à la « débâcle des principes » non seulement
de la physique classique, mais du matérialisme
lui-même.
Dans son livre sur l'Évolution des sciences (1908), Houllevigue
écrivait : « L'atome se dématérialise, la matière
s'évanouit. » Ce qui était condamné par le développement
des sciences ce n'était pas le matérialisme, mais la conception
dogmatique du matérialisme qui régnait jusque-là.
Lénine, se gardant d'intervenir sur le plan scientifique,
mais seulement sur l'interprétation philosophique des nouvelles
découvertes, montrait par quel mécanisme de pensée
l'on pouvait glisser à l'idéalisme : « La nouvelle physique
a dévié vers l'idéalisme principalement parce que les physiciens
ignoraient la dialectique. Ils ont combattu le matérialisme
métaphysique mécaniste, et jeté l'enfant avec
l'eau sale. Niant l’immuabilité des propriétés et des éléments
de la matière connus jusqu'alors, ils ont glissé à la
négation de la matière. Niant le caractère absolu des lois
fondamentales les plus importantes, ils ont glissé à la négation
de toute loi objective dans la nature ; les lois naturelles,
ont-ils déclaré, ne sont que conventions (...). Insistant
sur le caractère approximatif, relatif de nos connaissances,
ils ont glissé à la négation de l'objet indépendant
de la connaissance, reflété par cette dernière avec une
exactitude approximative, relative. Et ainsi de suite, à
n'en pas finir » (1).
La grande leçon qui se dégage de Matérialisme et empiriocriticisme,
c'est qu'il ne faut jamais confondre l'image
que les sciences nous donnent de la matière à un moment
déterminé du développement de l'histoire des sciences,
avec une vérité absolue, « en soi ». Et, d'une manière plus
générale, de ne pas confondre le marxisme avec telle ou
telle forme culturelle ou institutionnelle qu'il a pu prendre
à tel ou tel moment du développement historique. « L a
matière disparaît, cela veut dire, écrit Lénine, que
disparaît la limite jusqu'à laquelle nous connaissions la
matière et que notre connaissance s'approfondit. »
C'est un thème majeur du léninisme. Dans un de ses
derniers articles, en 1923, Sur notre révolution, à propos des
mémoires de Soukhanov, Lénine, évoquant la diversité
des « modèles » du socialisme, oppose une même critique à
ceux qui « entendent le marxisme de façon pédantesque » :
« Ils n'ont pas du tout compris ce qu'il y a d'essentiel dans
le marxisme : sa dialectique révolutionnaire... ils ont vu
que le développement de la démocratie bourgeoise a suivi
une voie déterminée dans l'Europe occidentale. Et ils ne
peuvent concevoir que cette voie puisse être considérée
comme un modèle mutatis mutandis . . . Nos philistins européens
ne s'imaginent même pas que les nouvelles révolutions
— dans les pays d'Orient... — présenteront à coup
sûr beaucoup plus de traits particuliers que ce ne fut le cas
pour la révolution russe ».
La même méthode dialectique, qui permet de comprendre
la diversité géographique des modèles du socialisme, permet
de comprendre la diversité historique des modèles du matérialisme.
Alors que la matière avait été définie jusque-là
comme élément dernier indivisible et indestructible du
réel, Lénine, ouvrant à l'avenir ce concept, écrit : « L'électron
est aussi inépuisable que l'atome » . Il insiste sur
le fait que « l'admission d'on ne sait quels éléments immuables...
n'est pas le matérialisme ». Le matérialisme
se contente de cette affirmation : « La réalité objective
existant indépendamment de la conscience humaine qui la
réfléchit ».
Moins heureuse est la formulation de Lénine qui est
devenue la source de tant de spéculations dogmatiques sur
la « théorie du reflet ». « Le matérialisme consiste à admettre
que la théorie est un calque, une copie approximative de la
réalité objective ». Conception, disons-le franchement,
périmée, car elle véhicule tout le vieil empirisme. Lénine
a voulu souligner le caractère objectif de la connaissance,
rappeler qu'elle a un répondant extérieur à elle et indépendant
d'elle, ce qui est la juste définition du matérialisme,
mais il a formulé cette thèse dans des termes qui lient le
matérialisme à la conception caduque de l'empirisme. Ce
n'est pas là seulement une maladresse de formulation,
car cette thèse empiriste est présente dès les premières
pages du livre, lorsque la « sensation » est définie comme
« image » des choses (1).
Même si l'on ajoute ce correctif que la sensation est
« le reflet subjectif d'une réalité objective », on estompe « le
moment actif » de la connaissance que Marx évoquait
dès sa première « thèse sur Feuerbach », ce caractère « opérationnel
» de la connaissance, cette « dialectique interminable
», comme dira Bachelard, qui se substitue aux illusions
de l'intuition sensible comme de l'intuition intellectuelle.
Lénine fonde d'ailleurs sa polémique contre le positivisme
agnostique et contre l'idéalisme de Mach sur une
base beaucoup plus solide, lorsqu'il élabore la théorie des
rapports entre vérité relative et vérité absolue. Il développe,
sur ce point, le marxisme comme philosophie critique,
c'est-à-dire comme un matérialisme qui se distingue
fondamentalement du matérialisme « naïf », car il n'a pas
la prétention dogmatique de s'installer dans les choses et
de dire, une fois pour toutes, ce qu'elles sont. Lénine,
comme Marx et comme Kant, n'oublie jamais que tout
ce que la science dit des choses, ce sont des hommes qui
le disent, et à un moment déterminé de leur développement
historique. Il considère donc toute vérité comme étant à la
fois relative et absolue : relative en ce sens qu'elle sera tôt
ou tard dépassée par une théorie plus compréhensive qui
l'intégrera et la réduira à n'être plus qu'un cas particulier
d'une vérité plus générale, absolue en ce sens que la
théorie qui la dépassera intégrera nécessairement tout ce
que celle-ci explique et sur quoi elle nous donne prise.
Lénine conclut : « La dialectique, comme l'expliquait
déjà Hegel, intègre comme l'un de ses moments le relativisme...,
mais ne se réduit pas au relativisme ; c'est-à-dire
qu'elle admet la relativité de toutes nos connaissances,
non point au sens de la négation de la vérité objective,
mais au sens de la relativité historique, des limites de
l'approximation de nos connaissances par rapport à cette
vérité ».


Roger Garaudy / Lénine / PUF éditeur / pages 25 à 39    A SUIVRE