26 octobre 2017

Lénine philosophe, par Roger Garaudy. Conclusion

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Lénine, nous l'avons vu, avait éprouvé le besoin de
retrouver les grandes sources de la dialectique marxiste,
notamment dans la Science de la logique de Hegel au
moment même où se déchaînaient, dans la guerre mondiale,
les plus violentes contradictions du capitalisme. Sans avoir
eu connaissance des oeuvres philosophiques de jeunesse
de Marx, et notamment des Manuscrits de 1844, il en
retrouve par lui-même l'inspiration hégélienne fondamentale,
et de même que Marx, après cette période d'assimilation
critique et d'intégration de l'héritage hégélien,
dégage, dans une perspective indivisiblement dialectique
et humaniste, les contradictions majeures de son
temps et le mouvement historique rendant nécessaire et
possible le dépassement du capitalisme, de même Lénine,
dans la même perspective indivisiblement dialectique et
humaniste, dégage les contradictions nouvelles d'une phase
du développement du capitalisme que Marx n'a pas pu
connaître : l'impérialisme, et crée les instruments de
connaissance et de combat qui permettront de les surmonter
par une révolution socialiste.
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Comment la méthode dialectique est appliquée par
Lénine à l'analyse économique, c'est ce dont témoignent
les centaines de pages des Cahiers économiques de Lénine,
dont l'importance, pour la compréhension de son oeuvre,
est comparable à celle des « Grundrisse » de Marx (Fondements de la critique de l'économie politique qui sont les travaux préparatoires pour le Capital) . De cette masse de
matériaux et de réflexion sur leur mise en oeuvre dialectique,
Lénine tirera cette courte brochure sur L'impérialisme,
stade suprême du capitalisme (1916), qui constitue
un chapitre nouveau de la dialectique du Capital: Lénine
y analyse les contradictions nouvelles du capitalisme à cette
phase de son développement où la libre concurrence, par
le jeu de ses contradictions immanentes, s'est renversée
en son contraire : le régime des monopoles, qui détruit la
concurrence à un certain niveau pour la reproduire à un
niveau plus élevé, entre monopoles.


Lénine combat désormais, avec une violence toujours
accrue, les thèses de Kautsky dont le fondement théorique
demeure, de bout en bout, une dégradation de la dialectique
au niveau d'un évolutionnisme vulgaire, qui conduisit
à la trahison du marxisme en trois étapes :

1. Avant la guerre de 1914 : l'opportunisme. Interprétant
le marxisme dans le sens d'une évolution automatique
vers sa propre destruction, la conception de Kautsky
conduisait à la passivité politique de la classe ouvrière et
à son intégration à ce développement inéluctable. Lénine
montre que « le kautskysme n'est pas un effet du
hasard »: « L'opportunisme n'est pas un effet du hasard,
ni un péché, ni une bévue, ni la trahison d'individus isolés,
mais le produit social de toute une époque historique ».
Le développement de l'opportunisme a ses racines profondes
dans le développement même de l'impérialisme :
la bourgeoisie d'une grande puissance impérialiste, grâce
aux surprofits des monopoles et des colonies, peut corrompre
une « aristocratie ouvrière » en l'associant à ses
brigandages contre la masse des travailleurs dans les
métropoles et contre les peuples colonisés. L'opportunisme
transforme le mouvement socialiste en son contraire :
la défense du capitalisme.

2. Pendant la guerre de 1914-1918 : le chauvinisme et la
théorie de « l'ultra impérialisme ». Les mêmes raisons qui
avaient rendu solidaire de la bourgeoisie, sur le plan économique,
une minorité de la classe ouvrière, maintinrent
cette solidarité pendant la guerre en propageant le mot
d'ordre de « défense de la patrie », qui permettait de
masquer la défense des tentatives d'hégémonie des grands
groupes monopolistes et des impérialistes rivaux. Kautsky
échafauda alors la théorie d'un « ultra-impérialisme »
selon laquelle la seule logique du développement des monopoles,
aboutissant finalement à instaurer un monopole
unique et universel, permettrait une organisation mondiale
et planifiée de l'économie, dans un monde sans contradiction
et sans conflit.

3. A partir de la Révolution d'Octobre de 1917 : la
contre-révolution. La même solidarité fondamentale avec
l'impérialisme, et la même justification idéologique par
un évolutionnisme fataliste, conduisit nécessairement Kautsky
et la IIe Internationale dans le camp de la contre-
révolution : Kautsky, s'appuyant une fois de plus sur sa
conception sommaire du « déterminisme économique »,
d'où découlait le postulat selon lequel une révolution socialiste
n'était possible que dans les pays industriels les plus
avancés, prophétisa que les conditions n'étaient pas réalisées
en Russie et qu'il ne fallait pas y faire la révolution.
Lorsqu'elle y éclata et qu'elle y triompha, il apporta à la
contre-révolution la caution de son « marxisme » dogmatique.

***

Lénine eut à lutter contre ce dogmatisme et cet appauvrissement
de la dialectique qui découle nécessairement
de l'abstraction, de la sous-estimation de l'initiative
historique des masses, dans les rangs mêmes du Parti
bolchevik.
Une illustration frappante de ce grand débat sur la
dialectique de l'histoire nous est donnée par le conflit
entre Lénine et Boukharine sur le problème du droit à
l'autodétermination des peuples opprimés. Boukharine raisonnait
de la manière suivante : on ne peut lutter contre
l'asservissement des nations sans lutter contre l'impérialisme,
c'est-à-dire contre le capitalisme en général. Donc,
mettre en avant des tâches partielles telles que la « libération
nationale » ou les « droits démocratiques », c'est détourner
les forces prolétariennes de la vraie solution du problème.
A cette thèse abstraite et dogmatique, ne tenant
compte ni de la dialectique complexe de l'histoire, ni des
aspirations réelles des masses, Lénine répond : « La dialectique
de l'histoire fait que les petites nations, impuissantes
en tant que facteur indépendant dans la lutte contre l'impérialisme,
jouent le rôle de l'un des ferments qui favorisent
l'entrée en scène de la force véritablement capable de lutter
contre l'impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste ».
«Il n'y a pas de « capitalisme » à « l'état pur », car celui-ci
est toujours additionné d'éléments féodaux, petits bourgeois,
ou d'autre chose encore ». De même : « Quiconque
attend une révolution sociale « pure » ne vivra
jamais assez longtemps pour la voir... Croire que la révolution
sociale soit concevable sans les insurrections des
petites nations dans les colonies et en Europe, sans explosions
révolutionnaires d'une partie de la petite bourgeoisie
avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes
et semi-prolétariennes politiquement inconscientes
contre le joug seigneurial, clérical, monarchique,
national, etc., c'est répudier la révolution sociale. C'est
s'imaginer qu'une armée prendra position en un lieu donné
et dire : Nous sommes pour le socialisme ! et qu'une
autre dira : Nous sommes pour l'impérialisme ! et que ce
sera alors la révolution sociale ! C'est seulement en procédant
de ce point de vue pédantesque et ridicule qu'on
pouvait qualifier injurieusement de putsch l'insurrection
irlandaise. » Et, après avoir rappelé la complexité de la
Révolution de 1905, Lénine conclut : « La révolution
socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que
l'explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents
de toute espèce... et l’avant-garde consciente... Pourra
l'unir et l'orienter... réaliser... la victoire du socialisme,
laquelle ne s'épurera pas d'emblée, tant s'en faut, des
scories petites bourgeoises ».
Contre les doctrinaires, Lénine met l'accent sur ce qu'il
considère comme l'essentiel : les masses se mettant en
mouvement, leur initiative historique. « La révolution
socialiste peut éclater non seulement à la suite d'une grande
grève ou d'une manifestation de rue, ou d'une émeute de
la faim, ou d'une mutinerie des troupes, ou d'une révolte
coloniale, mais aussi à la suite d'une quelconque crise
politique du genre de l'Affaire Dreyfus ou de l'incident de
Saverne, ou à la faveur d'un référendum à propos de la
séparation d'une nation opprimée, etc. » .
Pas plus les luttes nationales que les luttes démocratiques
ne constituent donc une diversion à l'égard de la lutte de
classe fondamentale : elles en font, au contraire, partie intégrante,
car elles tiennent compte du dynamisme des masses
en chaque pays et en chaque moment. « La révolution
socialiste, ce n'est pas un acte unique, une bataille unique
sur un seul front... Ce serait une erreur capitale de croire
que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner
le prolétariat de la révolution socialiste... Au contraire,
de même qu'il est impossible de concevoir un socialisme
victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale,
de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire
sur la bourgeoisie s'il ne mène pas une lutte générale,
systématique et révolutionnaire pour la démocratie ».
Il y a là chez Lénine une liaison fondamentale entre
l'analyse économique la plus rigoureuse et une attention
passionnée à tout ce qui peut, en chaque moment, libérer
l'énergie créatrice de millions d'hommes. Le matérialisme
doctrinaire de Boukharine le conduit à une antithèse
abstraite entre le capitalisme et son contraire qui a,
finalement, un caractère aussi spéculatif que l'opposition
idéaliste entre l'idéal et le réel. Lénine, au contraire, en
dialecticien passé par l'école de Hegel et de Marx, a appris
d'eux que l'idéal et le réel sont faits de la même étoffe,
qu'ils s'engendrent mutuellement : le problème permanent
du dirigeant révolutionnaire, c'est, à partir d'une étude
théorique, menée avec les méthodes scientifiques les plus
rigoureuses, des conditions économiques, sociales, politiques,
nationales, culturelles et des contradictions qui leur
sont propres, en chaque pays et en chaque moment, de
savoir discerner quelle initiative historique des masses
porte en elle les germes de l'avenir, de voir émerger, dirions nous
en langage hégélien, le sujet de l'histoire au sein
de chaque crise et d'organiser les conditions permettant
le plein épanouissement de son pouvoir créateur.
C'est ainsi que Lénine aborda la Révolution d'Octobre
et les premières étapes de la construction du socialisme.
« Il faut comprendre quelles sont les classes qui poussent
en avant la révolution ? Il faut tenir compte, avec lucidité,
de leurs aspirations différentes. » La condition du succès :
« Une gigantesque tension des forces de tous et de chacun...
la ferme résolution de reconstruire la vie à neuf » .
La pire erreur serait de s'en tenir à des schémas dogmatiques:
« La principale erreur que puissent commettre
des révolutionnaires est de regarder en arrière, vers les
révolutions du passé, alors que la vie apporte tant d'éléments
nouveaux ».
Lénine ironise sur les « vieux bolcheviks », qui répètent en
avril 1917 les mots d'ordre de décembre 1905. Le fait nouveau,
c'est l'existence, à ce moment, à côté du gouvernement
parlementaire démocratique bourgeois, d'un deuxième
pouvoir : celui des soviets : « La vie a créé, la révolution a
déjà créé, chez nous, en fait, bien que sous une forme encore
précaire, embryonnaire, précisément ce nouvel État, qui
n'en est pas un au sens propre du terme. C'est déjà là
une question relevant de l'activité pratique des masses,
et non pas simplement une théorie des chefs ».
Le problème est de développer au maximum le pouvoir
créateur de ces masses dans les soviets, forme de démocratie
supérieure à la démocratie formelle, parlementaire :
« Faites pratiquement l'apprentissage de la démocratie...
entraînez les masses à une participation effective, directe,
générale, à la gestion de l'État : là, et là seulement, est le
garant de la victoire complète de la révolution » .
Les soviets sont plus démocratiques que la république
parlementaire, parce qu'ils « sauront mieux que la république
parlementaire mettre en oeuvre l'initiative de la
masse du peuple ». « La république parlementaire bourgeoise
entrave, étouffe la vie politique propre des masses,
leur participation directe à l'organisation démocratique
de toute la vie de l'État, de la base au sommet. Les soviets
des députés ouvriers et soldats font tout le contraire » .

* * *

A partir de là se définit la conception léniniste du socialisme.
Ce serait la mutiler gravement que de définir le
socialisme seulement par sa base économique. Le socialisme
est caractérisé par Lénine au niveau de l'économie,
au niveau de l'État, au niveau de la culture.
— Du point de vue économique, de la base matérielle,
le socialisme se définit par la propriété sociale des moyens
de productions. Lénine souligne que : « La dialectique
de l'histoire est telle que la guerre, qui a extraordinairement
accéléré la transformation du capitalisme monopoliste
en capitalisme monopoliste d'État, a par là même
considérablement rapproché l'humanité du socialisme...
Le capitalisme monopoliste d'État est la préparation
matérielle (souligné par Lénine) la plus complète au
socialisme... le socialisme n'est autre chose que le monopole
capitaliste d'État mis au service du peuple tout
entier ».
Mais cette « mise au service du peuple tout entier » ne
peut être entendue par un marxiste seulement au niveau
de la distribution, mais au niveau de la production. Il
ne suffit pas que cet appareil économique soit géré pour
le peuple. Il faut qu'il soit géré par le peuple. A propos du
« contrôle ouvrier » sur la production, Lénine écrit : « Celui-là
seul est socialiste dans la pratique qui... s'en remet à
l'expérience et à l'instinct des masses laborieuses » .
Car « l'intelligence de dizaines de millions de créateurs
fournit quelque chose d'infiniment plus élevé que les prévisions
les plus vastes et les plus géniales ».
— Du point de vue politique, Lénine précise ce que doit
être l'État correspondant aux nouveaux rapports de production
socialiste. Il rappelle qu'avant la Commune de
Paris, dans le Manifeste communiste, par exemple, Marx
pour répondre à la question : Par quoi remplacer la
machine d'État démolie ? s'en tient à « une réponse tout
à fait abstraite, ou plutôt une réponse indiquant les problèmes,
mais non les moyens de les résoudre : la remplacer
par « l'organisation du prolétariat en classe dominante »,
par « la conquête de la démocratie » .
La caractéristique essentielle de l'État socialiste, écrit
Lénine, c'est « l'accession des travailleurs... au travail
quotidien de gestion de l'État».
« Nous ne sommes pas des utopistes, ajoutait-il. Nous
savons que le premier manoeuvre ou la première ménagère
venus ne sont pas sur-le-champ capables de participer à la
gestion de l'État», mais « nous exigeons que l'apprentissage
en matière de gestion de l'État soit fait par les ouvriers
conscients et les soldats, et que l'on commence sans tarder».
L'on peut ainsi recruter un appareil d'État « d'une
dizaine sinon d'une vingtaine de millions d'hommes »,
et c'est cela la force réelle d'un État : « La force, telle que
se la représente la bourgeoisie, c'est quand les masses
marchent aveuglément au massacre et obéissent à la
baguette aux gouvernements impérialistes. Notre conception
de la force est tout autre : pour nous, un État est
fort grâce à la conscience des masses. Il est fort quand les
masses savent tout, quand elles peuvent juger de tout et
vont à l'action consciemment ».
Le capitalisme, par la nécessité interne qui lui imposa
l'instruction générale et l'éducation et la formation d'ouvriers
de plus en plus qualifiés, a créé les prémisses économiques
du socialisme. Pour la construction d'une
société socialiste, l'ennemi intérieur le plus néfaste, c'est le
« bureaucratisme ». C'est pourquoi « la démocratie prolétarienne
prendra immédiatement des mesures pour couper
le bureaucratisme à la racine... jusqu'à la destruction
complète du bureaucratisme, jusqu'à l'établissement complet
d'une démocratie pour le peuple ».
L'essence d'un État du type de la Commune de Paris
ou des soviets, c'est donc la participation effective de
chaque travailleur à la gestion de cet État, « l'activité
spontanée des masses, leur oeuvre créatrice ».
« Si le pouvoir des soviets est victorieux, c'est parce
qu'il a, dès le début, appliqué les principes depuis toujours
préconisés par le socialisme... en s'assignant pour tâche
d'éveiller à une vie véritable, d'amener à un effort d'initiative
socialiste les couches les plus opprimées, les plus
accablées de la société ».

Cette activité autonome des masses, de chaque travailleur,
fait partie intégrante, nécessaire, de la définition
du socialisme.
— Du point de vue culturel. La révolution culturelle,
disait Lénine, consiste en ceci : « Toutes les merveilles de
la technique, toutes les conquêtes de la culture vont devenir
le patrimoine commun et, désormais, jamais l'esprit
ni le genre humain ne seront transformés en moyens de
violence ni en moyens d'exploitations ». « Il faut
prendre toute la culture laissée par le capitalisme et bâtir
avec elle le socialisme. I l faut prendre toute la science, la
technique, toutes les connaissances, tout l'art. Autrement,
nous ne pouvons édifier la vie de la société socialiste ».
Dénonçant les principaux ennemis de la révolution culturelle,
Lénine mettait au premier plan : 1° La suffisance
communiste : croire que le fait d'avoir un poste dirigeant
permet de tout régler par décret et de parler des résultats de
l'éducation politique : «Apprendre à éduquer politiquement,
voilà de quoi i l s'agit : or, nous ne l'avons pas encore appris,
et nous n'avons pas encore une méthode correcte d'aborder
ce travail ». Le second ennemi était l'analphabétisme.
Dans l'un de ses derniers grands écrits : Du rôle du matérialisme
 militant
(1922), Lénine souligne une nouvelle
fois cet aspect fondamental de la révolution culturelle :
« Une des erreurs les plus grandes et les plus périlleuses que
commettent les communistes... c'est cette idée que l'on
peut soi-disant faire la révolution par les mains des révolutionnaires
seuls. » Pour corriger ce défaut, Lénine définit
ce que doit être la démarche caractéristique de la révolution
culturelle : non seulement une « alliance avec les
non-communistes dans les domaines d'activité les plus
divers », mais une assimilation critique et une intégration
des acquis du matérialisme antérieur et des spécialistes
actuels des sciences, et « une étude systématique de la
dialectique de Hegel du point de vue matérialiste »,
jusqu'à constituer « une sorte de société des amis matérialistes
de la dialectique hégélienne ».
Les derniers écrits de Lénine mettent l'accent de plus en
plus fortement sur la nécessité de la révolution culturelle.
Dans son article sur La coopération (1923), il remarque :
« Tout notre point de vue sur le socialisme a radicalement
changé », et à juste titre, l'accent était mis sur le travail
politique et économique : « A présent le centre de gravité
de notre travail, c'est l'action éducative... La révolution
politique et sociale chez nous a précédé la révolution culturelle
qui, maintenant, s'impose à nous. Aujourd'hui, il
suffit que nous accomplissions cette révolution culturelle
pour devenir un pays pleinement socialiste » .
Cette conception du socialisme, chez Lénine, continuant
ainsi la pensée authentique de Marx, est d'une importance
décisive. Le socialisme ne se définit pas seulement par les
conditions matérielles de sa réalisation : la propriété
collective des moyens de production, mais aussi par ses
superstructures, c'est-à-dire, notamment, par une organisation
de l'État permettant à chaque travailleur de participer
directement à la gestion de l'État, et par une révolution
culturelle donnant à chacun accès à toute la culture
antérieure et lui assurant un plein épanouissement de ses
capacités et de ses dons.

***

C'est la conception que défendit Lénine dans sa
polémique contre Trotsky sur les syndicats. Trotsky,
au IXe Congrès du Parti bolchevik, en 1920, défendait
la thèse selon laquelle le socialisme est essentiellement
une économie planifiée (ce que permet la propriété collective
des moyens de production) ; cette planification doit
être rigoureusement centralisée sur le plan national et « la
masse travailleuse doit être mise en mouvement et commandée
comme une armée ». Au VIIIe  Congrès des Soviets, en
décembre 1920, il développe toutes les conséquences pratiques
de cette conception administrative, en particulier il
demande « l'unité de commandement de tous les commissariats
économiques », et une véritable militarisation des syndicats
devenant les instruments de la planification centrale.
Lénine accepte l'idée d'un seul plan national, mais
estime qu'il ne doit pas être réalisé « administrativement »,
en unissant les commissariats, mais au contraire en y
assurant « la participation de larges masses ouvrières sans
parti par l'intermédiaire des syndicats... et le contrôle,
par les syndicats et leurs organismes, des administrateurs
investis de pouvoirs personnels ». La préoccupation
centrale de Lénine dans cette discussion sur les syndicats
est la lutte contre la bureaucratie. « Notre État, écrit-il,
est un État ouvrier présentant une déformation bureaucratique...
Notre État est tel aujourd'hui que le prolétariat
totalement organisé doit se défendre et nous devons utiliser
ces organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre
leur État, et pour que les ouvriers défendent notre État».
L'une des tâches des syndicats, c'est donc « la lutte
contre les déformations bureaucratiques de l'appareil
soviétique ». Lénine écrit alors à l'un des dirigeants du
plan d'État: « Le plus grand danger, c'est de bureaucratiser
à l'extrême le plan d'économie nationale. C'est un danger
énorme ».
L'année même de sa mort, Lénine écrira encore : « Notre
pire ennemi intérieur, c'est le bureaucrate, le communiste
qui occupe dans les institutions soviétiques un poste
responsable ».
Les raisons de cette angoisse de Lénine et de sa lutte
contre la bureaucratie découlent de sa préoccupation fondamentale:
la bureaucratie, Marx l'avait souligné déjà
dans sa Critique de la philosophie de l'État de Hegel, est
une forme concentrée du rapport aliéné entre l'intérêt
général et l'intérêt particulier et ne pourra complètement
disparaître que lorsque aura disparu toute contradiction
entre l'intérêt particulier et l'intérêt général. C'est pourquoi
elle est caractéristique de tout régime de classe,
fondé sur l'exploitation et la domination du plus grand
nombre : elle donne à cette domination et à cette exploitation
un visage anonyme.
« L'esprit général de la bureaucratie, ajoutait Marx,
c'est le secret... l'obéissance passive, la foi en l'autorité,
le mécanisme d'une activité formelle fixe ».
« Elle est forcée de donner le formel pour le contenu et
le contenu pour le formel.»
Dans ce formalisme d'État, « le bureaucrate ne voit dans
le monde des hommes qu'un objet de son activité ».
La réapparition de la bureaucratie, après la révolution
socialiste, signifie donc un retour au rapport d'extériorité
entre le travailleur et son État, une nouvelle aliénation
qui tend à en faire une fois de plus un objet et non un
sujet de l'histoire. Nous avons vu que, pour Lénine, le
capitalisme monopoliste d'État constituait la base matérielle
pour le socialisme et, lorsque « l'État » est devenu
non pas l'État formel et extérieur de l'Ancien Régime
bourgeois, mais celui dans lequel chaque travailleur participe
à la gestion de l'économie et de l'État lui-même, cette
extériorité disparaît. Mais, par contre, si cette participation
directe est freinée, voire refoulée par un système bureaucratique,
on risque, à la limite, de n'avoir plus comme base
que ce capitalisme d'État, et de mettre ainsi en cause le
principe même du socialisme qui n'implique pas seulement
la gestion de l'économie et de l'État pour les travailleurs,
mais aussi par eux. C'est pourquoi Lénine considère la
bureaucratie comme « le pire ennemi intérieur », car elle
met en cause le principe même du régime socialiste.
Lénine reprenait ainsi les thèses de Marx dans le Capital,
opposant la planification despotique du capital à la planification
coopérative des travailleurs. Le problème essentiel,
pour Lénine, est de libérer et de stimuler au maximum
l'initiative créatrice des masses.
Dans son article Comment organiser l'émulation ?, dès
le mois de décembre 1917, il dégage cet aspect essentiel
du socialisme, la transformation — la plus grande que
connaisse l'histoire — du travail forcé en travail libre,
pour soi, la possibilité donnée à chaque travailleur de « se
sentir un homme ».
« Une des tâches les plus importantes de notre temps,
sinon la plus importante, consiste à stimuler aussi largement
que possible cette initiative spontanée des ouvriers,
de tous les exploités en général, dans leur travail créateur
en matière d'organisation ».
« La Commune de Paris a fourni un grand exemple
d'initiative, d'indépendance, de liberté de mouvement,
d'élan vigoureux parti d'en bas, le tout allié à un centralisme
librement consenti, étranger à la routine. Nos soviets
suivent la même voie » .
Telle est, en effet, la voie royale. Et c'est par là que
s'affirme « l'humanisme » de Lénine.
L'humanisme, pour Lénine, comme pour tout marxiste,
ce n'est pas une philosophie parmi d'autres, c'est la réalisation
d'une possibilité historique : créer pour tout homme
et pour chaque homme, en combattant et en brisant les
aliénations engendrées par un régime fondé sur l'économie
aveugle du marché et sur l'exploitation et la domination
de l'homme par l'homme, les conditions d'un épanouissement
que l'état actuel de la production, des sciences, des
techniques et de la culture, a rendu possible. C'est en ce
sens que Lénine, liant indissolublement le moment économique
et le moment moral, spirituel de la création continuée
de l'homme par l'homme, écrivait dans son article
La grande initiative (1919), à propos du travail volontaire
des « samedis communistes » : « Le communisme, c'est une
productivité supérieure à celle du capitalisme, c'est la
productivité d'ouvriers bénévoles, conscients, associés, qui
utilisent les moyens techniques modernes... Le communisme
commence là où les simples ouvriers veillent avec abnégation
sur l'augmentation de la productivité, sur chaque
poud de blé, de charbon, de fer, et des autres produits,
qui ne sont pas distribués aux travailleurs personnellement,
ni à leurs proches, mais « à leurs parents éloignés », c'est-à-dire
à l'ensemble de la société » .
Il est significatif que Lénine définisse le commencement
du communisme, non point seulement par une certaine
structure des rapports de production ou de l'organisation
politique, mais par un caractère proprement « spirituel » :
que chaque travailleur se sente, dans la plus humble des
tâches, personnellement responsable du destin de tous et
collaborateur de la civilisation universelle.

***

Il est sans doute difficile de nous débarrasser entièrement
de l'image de Lénine qui a été donnée par Staline et cristallisée
dans ses Principes du léninisme : un matérialisme
sous-développé, une conception de la dialectique qui n'est
plus méthode de recherche et de découverte, mais instrument
de justification d'une politique, dialectique revenant
à l'évolutionnisme vulgaire que Lénine avait si fortement
critiqué chez Kautsky et chez Plekhanov, une dogmatisation
du matérialisme historique transformé en une
philosophie de l'histoire en cinq stades, une dictature du
prolétariat ramenée de fait à la dictature du Parti et finalement
à celle de son chef, une conception du Parti sans
rapport avec les masses bloquant la dialectique vivante
entre les initiatives venues d'en bas et leur élaboration
scientifique au profit d'une conception mécaniste, mortifiante,
des « leviers » et des « courroies de transmission ».
Ce qui caractérise, au contraire, fondamentalement l'oeuvre
de Lénine, qui est indivisiblement politique et philosophique,
c'est d'avoir débloqué la dialectique vivante de
l'histoire proprement humaine, enrayée par les régimes
d'oppression qui font de millions de travailleurs non les
sujets actifs, mais les objets passifs de l'histoire.
Lénine a réalisé le rêve de la jeunesse de Marx : obliger
les rapports sociaux pétrifiés à entrer dans la danse en leur
jouant leur propre mélodie dialectique. Pour esquisser la
trajectoire de cette oeuvre, depuis son projet initial jusqu'à
son accomplissement révolutionnaire, nous avons souligné
que le développement de cette philosophie ne s'effectue
pas seulement par la seule logique interne du concept, mais
par l'enrichissement que lui apportent les successives
initiatives historiques des masses.
Cette caractéristique majeure de la philosophie de Lénine
est également celle de sa politique militante : l'on ne peut
libérer la dialectique proprement humaine de l'histoire
(celle qui s'affirme par une rupture révolutionnaire avec
la force d'inertie des mécanismes du capital) qu'en débloquant
la dialectique entre la pensée scientifique et l'initiative
spontanée d'en bas.
Le « moment subjectif » de l'activité révolutionnaire,
c'est indissolublement le moment de la théorie et le moment
de l'initiative des masses.
Toute sous-estimation théorique de l'un ou l'autre
moment stérilise la pratique : mettre l'accent exclusivement
sur l'initiative des masses nous ramène au culte
proudhonien de la spontanéité en attribuant mystiquement
à ces masses le privilège hégélien d'être porteur de « l'esprit
du monde » ; mettre l'accent exclusivement sur le développement
théorique abstrait, c'est revenir à une conception
contemplative, où l'histoire est déjà écrite, et où les hommes
ne sont plus que des marionnettes mises en scène par les
structures.
En établissant ce rapport d'implication réciproque unissant
intimement les deux formules complémentaires : celle
de Marx, selon laquelle les idées révolutionnaires ne peuvent
naître que s'il existe un mouvement révolutionnaire,
et celle de Lénine selon laquelle sans théorie révolutionnaire
i l n'y a pas de mouvement révolutionnaire, l'on
retrouve l'âme vivante de la philosophie de Marx et de
Lénine. Cette dialectique seule permettant de passer constamment
de la logique du développement des structures à
la création par l'homme de sa propre histoire, de réaliser
les conditions permettant de faire de chaque travailleur un
sujet conscient de l'histoire, de passer, selon l'expression
de Marx, de l'ordre des choses à l'ordre des hommes libres.              


OEUVRES
Les oeuvres complètes de Lénine sont éditées, dans une
traduction française, en 38 volumes, sous la direction de
Roger GARAUDY, par les Éditions en Langues étrangères
de Moscou, et les Éditions Sociales de Paris.
En mars 1968, déjà 28 volumes ont été traduits et publiés.
La plupart des références du présent ouvrage sont faites
d'après cette édition.
Un recueil d'Oeuvres choisies de LÉNINE , en deux volumes,
a été édité en français par les Éditions en Langues
étrangères de Moscou, en 1948.
Les Éditions Sociales de Paris ont publié l'ouvrage philosophique
fondamental de LÉNINE : Les Cahiers philosophiques,
en 1955.


Roger Garaudy/Lénine/pages 49 à67