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Lénine,
nous l'avons vu, avait éprouvé le besoin de
retrouver
les grandes sources de la dialectique marxiste,
notamment
dans la Science de la logique de Hegel au
moment
même où se déchaînaient, dans la guerre mondiale,
les plus
violentes contradictions du capitalisme. Sans avoir
eu
connaissance des oeuvres philosophiques de jeunesse
de Marx,
et notamment des Manuscrits de 1844, il en
retrouve
par lui-même l'inspiration hégélienne fondamentale,
et de
même que Marx, après cette période d'assimilation
critique
et d'intégration de l'héritage hégélien,
dégage,
dans une perspective indivisiblement dialectique
et humaniste, les contradictions majeures de son
et humaniste, les contradictions majeures de son
temps et
le mouvement historique rendant nécessaire et
possible
le dépassement du capitalisme, de même Lénine,
dans la
même perspective indivisiblement dialectique et
humaniste,
dégage les contradictions nouvelles d'une phase
du
développement du capitalisme que Marx n'a pas pu
connaître
: l'impérialisme, et crée les instruments de
connaissance
et de combat qui permettront de les surmonter
par une
révolution socialiste.
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Comment
la méthode dialectique est appliquée par
Lénine à
l'analyse économique, c'est ce dont témoignent
les
centaines de pages des Cahiers économiques de Lénine,
dont
l'importance, pour la compréhension de son oeuvre,
est
comparable à celle des « Grundrisse » de Marx (Fondements de
la critique de l'économie politique qui sont les
travaux préparatoires
pour le Capital) . De cette masse de
matériaux
et de réflexion sur leur mise en oeuvre dialectique,
Lénine
tirera cette courte brochure sur L'impérialisme,
stade
suprême du capitalisme (1916), qui constitue
un
chapitre nouveau de la dialectique du Capital: Lénine
y
analyse les contradictions nouvelles du capitalisme à cette
phase de
son développement où la libre concurrence, par
le jeu
de ses contradictions immanentes, s'est renversée
en son
contraire : le régime des monopoles, qui détruit la
concurrence
à un certain niveau pour la reproduire à un
niveau
plus élevé, entre monopoles.
accrue,
les thèses de Kautsky dont le fondement théorique
demeure,
de bout en bout, une dégradation de la dialectique
au
niveau d'un évolutionnisme vulgaire, qui conduisit
à la
trahison du marxisme en trois étapes :
1. Avant
la guerre de 1914 : l'opportunisme. Interprétant
le
marxisme dans le sens d'une évolution automatique
vers sa
propre destruction, la conception de Kautsky
conduisait
à la passivité politique de la classe ouvrière et
à son
intégration à ce développement inéluctable. Lénine
montre
que « le kautskysme n'est pas un effet du
hasard
»: « L'opportunisme n'est pas un effet du hasard,
ni un
péché, ni une bévue, ni la trahison d'individus isolés,
mais le
produit social de toute une époque historique ».
Le
développement de l'opportunisme a ses racines profondes
dans le
développement même de l'impérialisme :
la
bourgeoisie d'une grande puissance impérialiste, grâce
aux
surprofits des monopoles et des colonies, peut corrompre
une «
aristocratie ouvrière » en l'associant à ses
brigandages
contre la masse des travailleurs dans les
métropoles
et contre les peuples colonisés. L'opportunisme
transforme
le mouvement socialiste en son contraire :
la
défense du capitalisme.
2. Pendant
la guerre de 1914-1918 : le chauvinisme et la
théorie
de « l'ultra impérialisme ». Les mêmes raisons qui
avaient
rendu solidaire de la bourgeoisie, sur le plan économique,
une
minorité de la classe ouvrière, maintinrent
cette
solidarité pendant la guerre en propageant le mot
d'ordre
de « défense de la patrie », qui permettait de
masquer
la défense des tentatives d'hégémonie des grands
groupes
monopolistes et des impérialistes rivaux. Kautsky
échafauda
alors la théorie d'un « ultra-impérialisme »
selon
laquelle la seule logique du développement des monopoles,
aboutissant
finalement à instaurer un monopole
unique
et universel, permettrait une organisation mondiale
et
planifiée de l'économie, dans un monde sans contradiction
et sans
conflit.
3. A
partir de la Révolution d'Octobre de 1917 : la
contre-révolution.
La même solidarité fondamentale avec
l'impérialisme,
et la même justification idéologique par
un
évolutionnisme fataliste, conduisit nécessairement Kautsky
et la IIe
Internationale
dans le camp de la contre-
révolution
: Kautsky, s'appuyant une fois de plus sur sa
conception
sommaire du « déterminisme économique »,
d'où
découlait le postulat selon lequel une révolution socialiste
n'était
possible que dans les pays industriels les plus
avancés,
prophétisa que les conditions n'étaient pas réalisées
en
Russie et qu'il ne fallait pas y faire la révolution.
Lorsqu'elle
y éclata et qu'elle y triompha, il apporta à la
contre-révolution
la caution de son « marxisme » dogmatique.
***
de la
dialectique qui découle nécessairement
de
l'abstraction, de la sous-estimation de l'initiative
historique
des masses, dans les rangs mêmes du Parti
bolchevik.
Une
illustration frappante de ce grand débat sur la
dialectique
de l'histoire nous est donnée par le conflit
entre
Lénine et Boukharine sur le problème du droit à
l'autodétermination
des peuples opprimés. Boukharine raisonnait
de la
manière suivante : on ne peut lutter contre
l'asservissement
des nations sans lutter contre l'impérialisme,
c'est-à-dire
contre le capitalisme en général. Donc,
mettre
en avant des tâches partielles telles que la « libération
nationale
» ou les « droits démocratiques », c'est détourner
les
forces prolétariennes de la vraie solution du problème.
A cette
thèse abstraite et dogmatique, ne tenant
compte
ni de la dialectique complexe de l'histoire, ni des
aspirations
réelles des masses, Lénine répond : « La dialectique
de
l'histoire fait que les petites nations, impuissantes
en tant
que facteur indépendant dans la lutte contre l'impérialisme,
jouent
le rôle de l'un des ferments qui favorisent
l'entrée
en scène de la force véritablement capable de lutter
contre
l'impérialisme, à savoir : le prolétariat socialiste ».
«Il n'y
a pas de « capitalisme » à « l'état pur », car celui-ci
est
toujours additionné d'éléments féodaux, petits bourgeois,
ou
d'autre chose encore ». De même : « Quiconque
attend
une révolution sociale « pure » ne vivra
jamais
assez longtemps pour la voir... Croire que la révolution
sociale
soit concevable sans les insurrections des
petites
nations dans les colonies et en Europe, sans explosions
révolutionnaires
d'une partie de la petite bourgeoisie
avec
tous ses préjugés, sans mouvement des masses
prolétariennes
et
semi-prolétariennes politiquement inconscientes
contre
le joug seigneurial, clérical, monarchique,
national,
etc., c'est répudier la révolution sociale. C'est
s'imaginer
qu'une armée prendra position en un lieu donné
et dire
: Nous sommes pour le socialisme ! et qu'une
autre
dira : Nous sommes pour l'impérialisme ! et que ce
sera
alors la révolution sociale ! C'est seulement en procédant
de ce
point de vue pédantesque et ridicule qu'on
pouvait
qualifier injurieusement de putsch l'insurrection
irlandaise.
» Et, après avoir rappelé la complexité de la
Révolution
de 1905, Lénine conclut : « La révolution
socialiste
en Europe ne peut pas être autre chose que
l'explosion
de la lutte de masse des opprimés et mécontents
de toute
espèce... et l’avant-garde consciente... Pourra
l'unir
et l'orienter... réaliser... la victoire du socialisme,
laquelle
ne s'épurera pas d'emblée, tant s'en faut, des
scories
petites bourgeoises ».
Contre
les doctrinaires, Lénine met l'accent sur ce qu'il
considère
comme l'essentiel : les masses se mettant en
mouvement,
leur initiative historique. « La révolution
socialiste
peut éclater non seulement à la suite d'une grande
grève ou
d'une manifestation de rue, ou d'une émeute de
la faim,
ou d'une mutinerie des troupes, ou d'une révolte
coloniale,
mais aussi à la suite d'une quelconque crise
politique
du genre de l'Affaire Dreyfus ou de l'incident de
Saverne,
ou à la faveur d'un référendum à propos de la
séparation
d'une nation opprimée, etc. » .
Pas plus
les luttes nationales que les luttes démocratiques
ne
constituent donc une diversion à l'égard de la lutte de
classe
fondamentale : elles en font, au contraire, partie intégrante,
car
elles tiennent compte du dynamisme des masses
en
chaque pays et en chaque moment. « La révolution
socialiste,
ce n'est pas un acte unique, une bataille unique
sur un
seul front... Ce serait une erreur capitale de croire
que la
lutte pour la démocratie est susceptible de détourner
le
prolétariat de la révolution socialiste... Au contraire,
de même
qu'il est impossible de concevoir un socialisme
victorieux
qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale,
de même
le prolétariat ne peut se préparer à la victoire
sur la
bourgeoisie s'il ne mène pas une lutte générale,
systématique
et révolutionnaire pour la démocratie ».
Il y a
là chez Lénine une liaison fondamentale entre
l'analyse
économique la plus rigoureuse et une attention
passionnée
à tout ce qui peut, en chaque moment, libérer
l'énergie
créatrice de millions d'hommes. Le matérialisme
doctrinaire
de Boukharine le conduit à une antithèse
abstraite
entre le capitalisme et son contraire qui a,
finalement,
un caractère aussi spéculatif que l'opposition
idéaliste
entre l'idéal et le réel. Lénine, au contraire, en
dialecticien
passé par l'école de Hegel et de Marx, a appris
d'eux
que l'idéal et le réel sont faits de la même étoffe,
qu'ils
s'engendrent mutuellement : le problème permanent
du
dirigeant révolutionnaire, c'est, à partir d'une étude
théorique,
menée avec les méthodes scientifiques les plus
rigoureuses,
des conditions économiques, sociales, politiques,
nationales, culturelles et des contradictions qui leur
nationales, culturelles et des contradictions qui leur
sont
propres, en chaque pays et en chaque moment, de
savoir
discerner quelle initiative historique des masses
porte en
elle les germes de l'avenir, de voir émerger, dirions nous
en
langage hégélien, le sujet de l'histoire au sein
de
chaque crise et d'organiser les conditions permettant
le plein
épanouissement de son pouvoir créateur.
C'est
ainsi que Lénine aborda la Révolution d'Octobre
et les
premières étapes de la construction du socialisme.
« Il
faut comprendre quelles sont les classes qui poussent
en avant
la révolution ? Il faut tenir compte, avec lucidité,
de leurs
aspirations différentes. » La condition du succès :
« Une
gigantesque tension des forces de tous et de chacun...
la ferme
résolution de reconstruire la vie à neuf » .
La pire
erreur serait de s'en tenir à des schémas dogmatiques:
« La principale erreur que puissent commettre
« La principale erreur que puissent commettre
des
révolutionnaires est de regarder en arrière, vers les
révolutions
du passé, alors que la vie apporte tant d'éléments
nouveaux
».
Lénine
ironise sur les « vieux bolcheviks », qui répètent en
avril 1917 les mots d'ordre de
décembre 1905. Le fait
nouveau,
c'est
l'existence, à ce moment, à côté du gouvernement
parlementaire
démocratique bourgeois, d'un deuxième
pouvoir
: celui des soviets : « La vie a créé, la révolution a
déjà
créé, chez nous, en fait, bien que sous une forme encore
précaire,
embryonnaire, précisément ce nouvel État, qui
n'en est
pas un au sens propre du terme. C'est déjà là
une
question relevant de l'activité pratique des masses,
et non
pas simplement une théorie des chefs ».
Le problème est de développer au maximum le pouvoir
créateur de ces masses dans les soviets, forme de
démocratie
supérieure à la démocratie formelle, parlementaire :
« Faites pratiquement l'apprentissage de la
démocratie...
entraînez les masses à une participation effective,
directe,
générale, à la gestion de l'État : là, et là
seulement, est le
garant de la victoire complète de la révolution » .
Les soviets sont plus démocratiques que la
république
parlementaire, parce qu'ils « sauront mieux que la
république
parlementaire mettre en oeuvre l'initiative de la
masse du peuple ». « La république parlementaire
bourgeoise
entrave, étouffe la vie politique propre des masses,
leur participation directe à l'organisation
démocratique
de toute la vie de l'État, de la base au sommet. Les
soviets
des députés ouvriers et soldats font tout le
contraire » .
* * *
A partir de là se définit la conception léniniste du
socialisme.
Ce serait la mutiler gravement que de définir le
socialisme seulement par sa base économique. Le
socialisme
est caractérisé par Lénine au niveau de l'économie,
au niveau de l'État, au niveau de la culture.
— Du point de vue économique, de la base matérielle,
le socialisme se définit par la propriété sociale
des moyens
de productions. Lénine souligne que : « La dialectique
de l'histoire est telle que la guerre, qui a
extraordinairement
accéléré la transformation du capitalisme
monopoliste
en capitalisme monopoliste d'État, a par là même
considérablement rapproché l'humanité du
socialisme...
Le capitalisme monopoliste d'État est la préparation
matérielle (souligné par Lénine) la plus complète au
socialisme...
le socialisme n'est autre chose que le monopole
capitaliste
d'État mis au service du peuple tout
entier
».
Mais
cette « mise au service du peuple tout entier » ne
peut
être entendue par un marxiste seulement au niveau
de la
distribution, mais au niveau de la production. Il
ne
suffit pas que cet appareil économique soit géré pour
le
peuple. Il faut qu'il soit géré par le peuple. A propos du
«
contrôle ouvrier » sur la production, Lénine écrit : « Celui-là
seul est
socialiste dans la pratique qui... s'en remet à
l'expérience
et à l'instinct des masses laborieuses » .
Car «
l'intelligence de dizaines de millions de créateurs
fournit
quelque chose d'infiniment plus élevé que les prévisions
les plus
vastes et les plus géniales ».
— Du
point de vue politique, Lénine précise ce que doit
être
l'État correspondant aux nouveaux rapports de production
socialiste.
Il rappelle qu'avant la Commune de
Paris,
dans le Manifeste communiste, par exemple, Marx
pour
répondre à la question : Par quoi remplacer la
machine
d'État démolie ? s'en tient à « une réponse tout
à fait
abstraite, ou plutôt une réponse indiquant les problèmes,
mais non
les moyens de les résoudre : la remplacer
par «
l'organisation du prolétariat en classe dominante »,
par « la
conquête de la démocratie » .
La
caractéristique essentielle de l'État socialiste, écrit
Lénine,
c'est « l'accession des travailleurs... au travail
quotidien
de gestion de l'État».
« Nous
ne sommes pas des utopistes, ajoutait-il. Nous
savons
que le premier manoeuvre ou la première ménagère
venus ne
sont pas sur-le-champ capables de participer à la
gestion
de l'État», mais « nous exigeons que l'apprentissage
en
matière de gestion de l'État soit fait par les ouvriers
conscients
et les soldats, et que l'on commence sans tarder».
L'on peut ainsi recruter un appareil d'État « d'une
L'on peut ainsi recruter un appareil d'État « d'une
dizaine
sinon d'une vingtaine de millions d'hommes »,
et c'est
cela la force réelle d'un État : « La force, telle que
se la
représente la bourgeoisie, c'est quand les masses
marchent
aveuglément au massacre et obéissent à la
baguette
aux gouvernements impérialistes. Notre conception
de la
force est tout autre : pour nous, un État est
fort
grâce à la conscience des masses. Il est fort quand les
masses
savent tout, quand elles peuvent juger de tout et
vont à
l'action consciemment ».
Le
capitalisme, par la nécessité interne qui lui imposa
l'instruction
générale et l'éducation et la formation d'ouvriers
de plus
en plus qualifiés, a créé les prémisses économiques
du
socialisme. Pour la construction d'une
société
socialiste, l'ennemi intérieur le plus néfaste, c'est le
«
bureaucratisme ». C'est pourquoi « la démocratie prolétarienne
prendra
immédiatement des mesures pour couper
le
bureaucratisme à la racine... jusqu'à la destruction
complète
du bureaucratisme, jusqu'à l'établissement complet
d'une
démocratie pour le peuple ».
L'essence
d'un État du type de la Commune de Paris
ou des
soviets, c'est donc la participation effective de
chaque
travailleur à la gestion de cet État, « l'activité
spontanée
des masses, leur oeuvre créatrice ».
« Si le
pouvoir des soviets est victorieux, c'est parce
qu'il a,
dès le début, appliqué les principes depuis toujours
préconisés
par le socialisme... en s'assignant pour tâche
d'éveiller
à une vie véritable, d'amener à un effort d'initiative
socialiste les couches les plus opprimées, les plus
socialiste les couches les plus opprimées, les plus
accablées
de la société ».
Cette activité autonome des masses, de chaque travailleur,
Cette activité autonome des masses, de chaque travailleur,
fait
partie intégrante, nécessaire, de la définition
du
socialisme.
— Du
point de vue culturel. La révolution culturelle,
disait
Lénine, consiste en ceci : « Toutes les merveilles de
la
technique, toutes les conquêtes de la culture vont devenir
le
patrimoine commun et, désormais, jamais l'esprit
ni le
genre humain ne seront transformés en moyens de
violence
ni en moyens d'exploitations ». « Il faut
prendre
toute la culture laissée par le capitalisme et bâtir
avec
elle le socialisme. I l faut prendre toute la science, la
technique,
toutes les connaissances, tout l'art. Autrement,
nous ne
pouvons édifier la vie de la société socialiste ».
Dénonçant
les principaux ennemis de la révolution culturelle,
Lénine
mettait au premier plan : 1° La suffisance
communiste
: croire que le fait d'avoir un poste dirigeant
permet
de tout régler par décret et de parler des résultats de
l'éducation
politique : «Apprendre à éduquer politiquement,
voilà de
quoi i l s'agit : or, nous ne l'avons pas encore appris,
et nous
n'avons pas encore une méthode correcte d'aborder
ce
travail ». Le second ennemi était l'analphabétisme.
Dans
l'un de ses derniers grands écrits : Du rôle du matérialisme
militant (1922), Lénine souligne une nouvelle
militant (1922), Lénine souligne une nouvelle
fois cet
aspect fondamental de la révolution culturelle :
« Une
des erreurs les plus grandes et les plus périlleuses que
commettent
les communistes... c'est cette idée que l'on
peut
soi-disant faire la révolution par les mains des révolutionnaires
seuls. »
Pour corriger ce défaut, Lénine définit
ce que doit
être la démarche caractéristique de la révolution
culturelle
: non seulement une « alliance avec les
non-communistes
dans les domaines d'activité les plus
divers
», mais une assimilation critique et une intégration
des
acquis du matérialisme antérieur et des spécialistes
actuels
des sciences, et « une étude systématique de la
dialectique
de Hegel du point de vue matérialiste »,
jusqu'à
constituer « une sorte de société des amis matérialistes
de la
dialectique hégélienne ».
Les
derniers écrits de Lénine mettent l'accent de plus en
plus
fortement sur la nécessité de la révolution culturelle.
Dans son
article sur La coopération (1923), il remarque :
« Tout
notre point de vue sur le socialisme a radicalement
changé
», et à juste titre, l'accent était mis sur le travail
politique
et économique : « A présent le centre de gravité
de notre
travail, c'est l'action éducative... La révolution
politique
et sociale chez nous a précédé la révolution culturelle
qui,
maintenant, s'impose à nous. Aujourd'hui, il
suffit
que nous accomplissions cette révolution culturelle
pour
devenir un pays pleinement socialiste » .
Cette
conception du socialisme, chez Lénine, continuant
ainsi la
pensée authentique de Marx, est d'une importance
décisive.
Le socialisme ne se définit pas seulement par les
conditions
matérielles de sa réalisation : la propriété
collective
des moyens de production, mais aussi par ses
superstructures,
c'est-à-dire, notamment, par une organisation
de
l'État permettant à chaque travailleur de participer
directement
à la gestion de l'État, et par une révolution
culturelle
donnant à chacun accès à toute la culture
antérieure
et lui assurant un plein épanouissement de ses
capacités
et de ses dons.
***
C'est la
conception que défendit Lénine dans sa
polémique
contre Trotsky sur les syndicats. Trotsky,
au IXe
Congrès
du Parti bolchevik, en 1920, défendait
la thèse
selon laquelle le socialisme est essentiellement
une
économie planifiée (ce que permet la propriété collective
des
moyens de production) ; cette planification doit
être
rigoureusement centralisée sur le plan national et « la
masse
travailleuse doit être mise en mouvement et commandée
comme
une armée ». Au VIIIe Congrès des
Soviets, en
décembre
1920, il développe toutes les conséquences pratiques
de cette
conception administrative, en particulier il
demande
« l'unité de commandement de tous les commissariats
économiques
», et une véritable militarisation des syndicats
devenant
les instruments de la planification centrale.
Lénine
accepte l'idée d'un seul plan national, mais
estime
qu'il ne doit pas être réalisé « administrativement »,
en
unissant les commissariats, mais au contraire en y
assurant
« la participation de larges masses ouvrières sans
parti
par l'intermédiaire des syndicats... et le contrôle,
par les
syndicats et leurs organismes, des administrateurs
investis
de pouvoirs personnels ». La préoccupation
centrale
de Lénine dans cette discussion sur les syndicats
est la
lutte contre la bureaucratie. « Notre État, écrit-il,
est un
État ouvrier présentant une déformation bureaucratique...
Notre
État est tel aujourd'hui que le prolétariat
totalement
organisé doit se défendre et nous devons utiliser
ces
organisations ouvrières pour défendre les ouvriers contre
leur
État, et pour que les ouvriers défendent notre
État».
L'une
des tâches des syndicats, c'est donc « la lutte
contre
les déformations bureaucratiques de l'appareil
soviétique
». Lénine écrit alors à l'un des dirigeants du
plan
d'État: « Le plus grand danger, c'est de bureaucratiser
à
l'extrême le plan d'économie nationale. C'est un danger
énorme
».
L'année
même de sa mort, Lénine écrira encore : « Notre
pire
ennemi intérieur, c'est le bureaucrate, le communiste
qui
occupe dans les institutions soviétiques un poste
responsable
».
Les
raisons de cette angoisse de Lénine et de sa lutte
contre
la bureaucratie découlent de sa préoccupation fondamentale:
la bureaucratie, Marx l'avait souligné déjà
la bureaucratie, Marx l'avait souligné déjà
dans sa Critique
de la philosophie de l'État de Hegel, est
une
forme concentrée du rapport aliéné entre l'intérêt
général
et l'intérêt particulier et ne pourra complètement
disparaître
que lorsque aura disparu toute contradiction
entre
l'intérêt particulier et l'intérêt général. C'est pourquoi
elle est
caractéristique de tout régime de classe,
fondé
sur l'exploitation et la domination du plus grand
nombre :
elle donne à cette domination et à cette exploitation
un
visage anonyme.
«
L'esprit général de la bureaucratie, ajoutait Marx,
c'est le
secret... l'obéissance passive, la foi en l'autorité,
le
mécanisme d'une activité formelle fixe ».
« Elle
est forcée de donner le formel pour le contenu et
le
contenu pour le formel.»
Dans ce
formalisme d'État, « le bureaucrate ne voit dans
le monde
des hommes qu'un objet de son activité ».
La
réapparition de la bureaucratie, après la révolution
socialiste,
signifie donc un retour au rapport d'extériorité
entre le
travailleur et son État, une nouvelle aliénation
qui tend
à en faire une fois de plus un objet et non un
sujet de
l'histoire. Nous avons vu que, pour Lénine, le
capitalisme
monopoliste d'État constituait la base matérielle
pour le
socialisme et, lorsque « l'État » est devenu
non pas
l'État formel et extérieur de l'Ancien Régime
bourgeois,
mais celui dans lequel chaque travailleur participe
à la
gestion de l'économie et de l'État lui-même, cette
extériorité
disparaît. Mais, par contre, si cette participation
directe
est freinée, voire refoulée par un système bureaucratique,
on
risque, à la limite, de n'avoir plus comme base
que ce
capitalisme d'État, et de mettre ainsi en cause le
principe
même du socialisme qui n'implique pas seulement
la
gestion de l'économie et de l'État pour les travailleurs,
mais
aussi par eux. C'est pourquoi Lénine considère la
bureaucratie
comme « le pire ennemi intérieur », car elle
met en
cause le principe même du régime socialiste.
Lénine
reprenait ainsi les thèses de Marx dans le Capital,
opposant
la planification despotique du capital à la planification
coopérative
des travailleurs. Le problème essentiel,
pour
Lénine, est de libérer et de stimuler au maximum
l'initiative
créatrice des masses.
Dans son
article Comment organiser l'émulation ?, dès
le mois
de décembre 1917, il dégage cet aspect essentiel
du
socialisme, la transformation — la plus grande que
connaisse
l'histoire — du travail forcé en travail libre,
pour
soi, la possibilité donnée à chaque travailleur de « se
sentir
un homme ».
« Une
des tâches les plus importantes de notre temps,
sinon la
plus importante, consiste à stimuler aussi largement
que
possible cette initiative spontanée des ouvriers,
de tous
les exploités en général, dans leur travail créateur
en
matière d'organisation ».
« La
Commune de Paris a fourni un grand exemple
d'initiative,
d'indépendance, de liberté de mouvement,
d'élan
vigoureux parti d'en bas, le tout allié à un centralisme
librement
consenti, étranger à la routine. Nos soviets
suivent
la même voie » .
Telle
est, en effet, la voie royale. Et c'est par là que
s'affirme
« l'humanisme » de Lénine.
L'humanisme,
pour Lénine, comme pour tout marxiste,
ce n'est
pas une philosophie parmi d'autres, c'est la réalisation
d'une
possibilité historique : créer pour tout homme
et pour
chaque homme, en combattant et en brisant les
aliénations
engendrées par un régime fondé sur l'économie
aveugle
du marché et sur l'exploitation et la domination
de
l'homme par l'homme, les conditions d'un épanouissement
que
l'état actuel de la production, des sciences, des
techniques
et de la culture, a rendu possible. C'est en ce
sens que
Lénine, liant indissolublement le moment économique
et le
moment moral, spirituel de la création continuée
de
l'homme par l'homme, écrivait dans son article
La
grande initiative (1919), à propos du travail
volontaire
des «
samedis communistes » : « Le communisme, c'est une
productivité
supérieure à celle du capitalisme, c'est la
productivité
d'ouvriers bénévoles, conscients, associés, qui
utilisent
les moyens techniques modernes... Le communisme
commence
là où les simples ouvriers veillent avec abnégation
sur
l'augmentation de la productivité, sur chaque
poud de
blé, de charbon, de fer, et des autres produits,
qui ne
sont pas distribués aux travailleurs personnellement,
ni à
leurs proches, mais « à leurs parents éloignés », c'est-à-dire
à
l'ensemble de la société » .
Il est
significatif que Lénine définisse le commencement
du
communisme, non point seulement par une certaine
structure
des rapports de production ou de l'organisation
politique,
mais par un caractère proprement « spirituel » :
que
chaque travailleur se sente, dans la plus humble des
tâches,
personnellement responsable du destin de tous et
collaborateur
de la civilisation universelle.
***
Il est
sans doute difficile de nous débarrasser entièrement
de
l'image de Lénine qui a été donnée par Staline et cristallisée
dans ses Principes du léninisme : un matérialisme
dans ses Principes du léninisme : un matérialisme
sous-développé,
une conception de la dialectique qui n'est
plus
méthode de recherche et de découverte, mais instrument
de
justification d'une politique, dialectique revenant
à
l'évolutionnisme vulgaire que Lénine avait si
fortement
critiqué
chez Kautsky et chez Plekhanov, une dogmatisation
du
matérialisme historique transformé en une
philosophie
de l'histoire en cinq stades, une dictature du
prolétariat
ramenée de fait à la dictature du Parti et finalement
à celle
de son chef, une conception du Parti sans
rapport
avec les masses bloquant la dialectique vivante
entre
les initiatives venues d'en bas et leur élaboration
scientifique
au profit d'une conception mécaniste, mortifiante,
des «
leviers » et des « courroies de transmission ».
Ce qui
caractérise, au contraire, fondamentalement l'oeuvre
de
Lénine, qui est indivisiblement politique et philosophique,
c'est
d'avoir débloqué la dialectique vivante de
l'histoire
proprement humaine, enrayée par les régimes
d'oppression
qui font de millions de travailleurs non les
sujets
actifs, mais les objets passifs de l'histoire.
Lénine a
réalisé le rêve de la jeunesse de Marx : obliger
les
rapports sociaux pétrifiés à entrer dans la danse en leur
jouant
leur propre mélodie dialectique. Pour esquisser la
trajectoire
de cette oeuvre, depuis son projet initial jusqu'à
son
accomplissement révolutionnaire, nous avons souligné
que le
développement de cette philosophie ne s'effectue
pas
seulement par la seule logique interne du concept, mais
par
l'enrichissement que lui apportent les successives
initiatives
historiques des masses.
Cette
caractéristique majeure de la philosophie de Lénine
est
également celle de sa politique militante : l'on ne peut
libérer
la dialectique proprement humaine de l'histoire
(celle
qui s'affirme par une rupture révolutionnaire avec
la force
d'inertie des mécanismes du capital) qu'en débloquant
la dialectique
entre la pensée scientifique et l'initiative
spontanée
d'en bas.
Le «
moment subjectif » de l'activité révolutionnaire,
c'est
indissolublement le moment de la théorie et le moment
de
l'initiative des masses.
Toute
sous-estimation théorique de l'un ou l'autre
moment
stérilise la pratique : mettre l'accent exclusivement
sur
l'initiative des masses nous ramène au culte
proudhonien
de la spontanéité en attribuant mystiquement
à ces
masses le privilège hégélien d'être porteur de « l'esprit
du monde
» ; mettre l'accent exclusivement sur le développement
théorique
abstrait, c'est revenir à une conception
contemplative,
où l'histoire est déjà écrite, et où les hommes
ne sont
plus que des marionnettes mises en scène par les
structures.
En
établissant ce rapport d'implication réciproque unissant
intimement
les deux formules complémentaires : celle
de Marx,
selon laquelle les idées révolutionnaires ne peuvent
naître
que s'il existe un mouvement révolutionnaire,
et celle
de Lénine selon laquelle sans théorie révolutionnaire
i l n'y
a pas de mouvement révolutionnaire, l'on
retrouve
l'âme vivante de la philosophie de Marx et de
Lénine.
Cette dialectique seule permettant de passer constamment
de la
logique du développement des structures à
la
création par l'homme de sa propre histoire, de réaliser
les
conditions permettant de faire de chaque travailleur un
sujet
conscient de l'histoire, de passer, selon l'expression
de
Marx, de l'ordre des choses à l'ordre des hommes libres.
OEUVRES
Les
oeuvres complètes de Lénine sont éditées, dans une
traduction
française, en 38 volumes, sous la direction de
Roger GARAUDY,
par
les Éditions en Langues étrangères
de
Moscou, et les Éditions Sociales de Paris.
En mars
1968, déjà 28 volumes ont été traduits et publiés.
La plupart
des références du présent ouvrage sont faites
d'après
cette édition.
Un
recueil d'Oeuvres choisies de LÉNINE , en deux volumes,
a été
édité en français par les Éditions en Langues
étrangères
de Moscou, en 1948.
Les
Éditions Sociales de Paris ont publié l'ouvrage philosophique
fondamental
de LÉNINE : Les
Cahiers philosophiques,
en 1955.
Roger Garaudy/Lénine/pages
49 à67