21 avril 2016

Démocratie de marché ou aristocratie du renoncement



CONTRE UNE DÉMOCRATIE                           
Chagall, Solitude, huile sur toile, 1933
DE MARCHÉ,
CRÉER UNE ARISTOCRATIE
DU RENONCEMENT

« Il n 'a jamais existé de démocratie, et il n'en existerajamais », écrit Rousseau dans le Contrat social*.

Il n'en a donc existé que de fausses : celle d'Athènes au temps de Périclès, ou celle de la République romaine ; de la « démocratie en Amérique », dontTocqueville a si lucidement analysé les fondements et décelé les dérives dès 1830; de la «Déclaration des droits de l'homme » et de la Révolution française ; ou

des variantes actuelles des « démocraties libérales »,

fondées sur un monothéisme du marché.

Tous les écoliers d'Occident ont appris à vénérer ces

idoles. Il est donc nécessaire de démonter les mécanismes

scolaires, puis médiatiques, de cette gigantesque

mystification où la falsification de l'histoire conduit à

préparer des avenirs tricheurs et meurtriers, ou même à

nous refuser tout avenir. L'Américain Fukuyama ne

désigne-t-il pas la situation actuelle — caractérisée par

le triomphe du « marché » comme seul régulateur de

toutes les relations sociales — comme une démocratie

marquant la « fin de l'histoire » ?

Dès les bancs de l'école, on nous a appris à considérer

comme la mère et le modèle des démocraties : celle

d'Athènes, au Ve siècle avant Jésus-Christ. C'est

* Éd. Gallimard, « La Pléiade », p. 406.

oublier q u ' à Athènes, au temps de Périclès, i l y avait

2000 citoyens libres, mais aussi 110000 esclaves privés

de tout droit. Cette démocratie était une oligarchie

esclavagiste.

Toutes les autres formes historiques de la démocratie

reposent sur la même illusion et la même imposture.

L'acte d'indépendance des États-Unis, rompant

avec le colonialisme anglais, proclame religieusement

l'égalité de tous les hommes et maintient pendant un

siècle l'esclavage, auquel il ne renoncera qu'au terme

d'une guerre civile. La discrimination raciale à l'égard

des Noirs a duré deux siècles.

Dans son Préambule, c'est-à-dire dans sa Déclaration

des droits de l'homme et du citoyen, la première constitution

française proclame magnifiquement : « Tous les

hommes naissent libres et égaux en droit. » Mais, dans

ses articles, elle exclut du droit de vote les trois quarts

des citoyens, déclarés « citoyens passifs » par un système

censitaire fondé sur la propriété.

Pour ne pas multiplier sans fin les exemples, tenons nous-

en à l ' un des plus récents. Un chroniqueur écrit,

à l'occasion de la Conférence de Madrid sur le Proche-

Orient, en novembre 1991, qu'Israël a donné aux

Arabes l'exemple de la « démocratie ». Là encore, le

« code de la citoyenneté » en marque les limites. La

« l o i du r e t o u r » (5710, de 1950, articles 1 et 4), loi

fondamentale de l'État d'Israël, qui se déclare « État

j u i f » , définit l'appartenance juive : être né d'une mère

juive ou s'être converti à la religion juive selon la

H a l a k a k l Critère du sang et critère confessionnel, à

partir desquels découlent toutes les discriminations. Ce

n'est là qu'un cas particulier du mythe de la démocratie.

E n Israël, démocratie plénière pour le Juif, mais

limitée ou niée pour les autres.

Dans l'Athènes de Périclès, démocratie pour le

citoyen, pas pour le « métèque », pas pour les « sujets »,

pas pour les esclaves, pas pour les femmes.

Dans la démocratie des « pères fondateurs » des

Etats-Unis, démocratie pour les Blancs, pas pour les

Noirs.

Dans la Déclaration des droits de l'homme, déjà citée plus

haut, « le propriétaire seul est citoyen », ainsi que

l'écrivait déjà Diderot dans son Encyclopédie (article :

« Représentant »). Pas le non-possédant.

La « démocratie » politique devient d'autant plus

illusoire qu'elle ne s'étend pas à l'économie ni à la

culture.

Dans les démocraties dites « libérales » subsiste la

monarchie économique dans l'entreprise, où le patronat,

individuel ou collectif, ne tolère aucune participation

réelle du personnel aux décisions sur l'orientation,

l'organisation, la hiérarchie, la répartition des

fruits de l'entreprise. Dans ce type de démocratie, nous

l'avons vu à propos des États-Unis, l'inégalité ne cesse

de croître avec l'accumulation de l a richesse à un pôle

de la société. Les « données sociales » de la France,

pour 1990, révèlent que 10 % des plus fortunés se

partagent 54 % du patrimoine de notre peuple, les

50 % les moins fortunés s'en partageant 6 % . E n quatre

chiffres, nous avons là le bilan de la démocratie libérale,

étiquette de l'économie de marché, qui en est le contenu

réel.

« Riches et savantes, nos démocraties laissent mourir

de faim et de maladies une bonne partie de leur propre

population, plus les neuf dixièmes de l'espèce humaine.

Ont-elles encore droit à ce beau titre politique ? L'histoire

a-t-elle connu plus féroce aristocratie ou totalita-

risme économique et culturel ? Craignez-vous pire * ? »

L a conséquence première et la plus redoutable de ce

monopole de l a richesse par une minorité, c'est que tous

les moyens d'information, de propagande ou de culture

— les trois de plus en plus imbriqués dans la presse, le

cinéma, la télévision et les arts — sont aux mains des

propriétaires des entreprises correspondantes, qu'il

s'agisse des médias, des éditions, des galeries de peinture,

des imprésarios de théâtre ou des producteurs de

cinéma.

Une télévision capable de s'éterniser sadiquement

sur une petite fille engloutie, mais de se taire sur des

milliers de soldats irakiens ensevelis vivants par les

robots de Schwartzkopf, une telle télévision est capable

de détruire toute « opinion publique » véritable, opinion

sans laquelle i l ne saurait exister de démocratie.

Cette télévision est capable de réaliser les « conditionnements

» politiques nécessaires à toutes les tyrannies.

Le suffrage universel est de moins en moins une

garantie démocratique. Il ne le fut d'ailleurs jamais.

I n s t a u r é en France en 1848, il ne fonctionna qu'une

fois : pour établir, par plébiscite, la dictature de Napoléon

III.

Hitler n'est pas arrivé au pouvoir par un coup d'Etat,

mais le plus « démocratiquement » du monde, dans la

plus démocratique et la plus libérale des républiques,

celle de Weimar, en obtenant l'immense majorité des

votes de son peuple, l'un des plus cultivés du monde.

Le suffrage universel n'est nullement une garantie

contre le despotisme.

A l'inverse d'un préjugé que les médias s'acharnent à

enraciner dans l'opinion, il n'est pas vrai que la liberté

du marché implique la démocratie. Il est parfaitement

* Michel Serres, L e Monde, 21 janvier 1992.

possible d'imposer les lois du marché par une violation

brutale de la démocratie. Tel fut le cas du Chili de

Pinochet, où toutes les forces de répression et de terreur

de l'État furent chargées d'abattre tout obstacle à un

fonctionnement illimité des privatisations et du marché.

C'est pourquoi il fut porté au pouvoir, et longtemps

maintenu grâce à l'aide de la « démocratie » américaine.

Ce n'est là qu'un exemple, mais on pourrait citer

aussi, à l'autre bout du monde, celui de la Corée du

Sud.

Aujourd'hui se vérifie avec éclat le mensonge de

l'identification de la démocratie à la liberté du marché,

credo de la politique américaine. Le délégué de Bush à

la Commission des Droits de l'homme à Genève en

donne une parfaite définition : « Nous sommes en

faveur de la démocratie chez tous les peuples, car c'est

le cadre politique du capitalisme. Les démocraties

capitalistes voudront commercer avec nous et s'offriront

à nous en tant que marché, ce qui nous permettra

d'aider leur système, proche du nôtre. »

On ne saurait imaginer plus ingénue synthèse de la

démocratie, du monothéisme du marché et de l'hégémonie

américaine.

A l'est de l'Europe se manifeste l a tendance à imposer

la liberté du marché au détriment de la démocratie.

Devant l a montée des prix, le chômage grandissant, les

faillites engendrées par la « libération du marché » et

suscitant un mécontentement croissant dans le peuple

polonais, Lech Walesa déclare dans Le Nouvel Observateur

du 21 novembre 1991 : « La Pologne a besoin d'un

pouvoir fort, une sorte de dictature économique. »

De même en Russie, pour accélérer la restauration du

capitalisme, Boris Eltsine décide de juguler l a presse, de

cumuler les pouvoirs de président et de Premier ministre.

I l se fait attribuer les pleins pouvoirs pour un an en

s'arrogeant le droit de gouverner par oukases (décrets),

 « même s'ils sont en opposition avec la Constitution »

(sic).

Ailleurs, la « pluralité » des partis sert de leurre.

Y a-t-il pluralisme aux Etats-Unis, sous prétexte q u ' il

existe deux partis, le parti républicain et le parti

démocrate? Leurs projets et leurs programmes ne

permettent pas de les discerner. Ce sont deux clans

représentant alternativement le parti unique de

l'argent, en l'absence d'ailleurs de tout parti populaire.

De cette comédie, les électeurs américains sont de

plus en plus conscients : ils expriment leur désintérêt

pour les mascarades de l'éléphant et de l'âne par des

abstentions massives, atteignant les deux tiers du corps

électoral, surtout parmi les plus défavorisés. De sorte

qu'un candidat l'emportant de quelques voix sur son

adversaire est élu par 15 % des électeurs inscrits.

Ne sommes-nous pas habitués, en France, depuis les

débuts de l a IIIème  République jusqu'à l'agonie de l a Ve , à

voir invariablement une coalition ou un parti élu « à

gauche », finir l a législature en réalisant le programme

de la droite ? Pour ne citer que des exemples célèbres :

celui d'Edouard Herriot et du « Cartel des gauches »,

acculé à l a démission par la Banque, et avouant : « J e

me suis heurté au " mur d'argent " » ; celui du Front

populaire, passant par la capitulation de Munich, la

non-intervention en Espagne où l'insurrection de

Franco était ouvertement épaulée par Hitler et Mussolini,
pour finir par abdiquer à Bordeaux dans les bras de

Pétain. Actuellement, quel dieu verrait la différence

entre la politique économique de monsieur Bérégovoy

et celle de monsieur Barre ? Ou, en politique extérieure,

q u ' i l s'agisse de l'envoi de supplétifs français à l'armada

de Bush, ou de la conférence de Madrid sur le Proche-

Orient, entre les positions de monsieur Mitterrand et de

monsieur Giscard d'Estaing ?

Les affrontements n'ont lieu que sur des « affaires

sales », qu'on se rejette mutuellement, ou sur des modes

de scrutin pour comptabiliser des voix à son profit. Tel

est le débat dit « politique » entre des partis sans projet

humain.

L'effondrement du régime soviétique et des « démocraties

» qui n'avaient de « populaire » que le nom, a

déclenché un tintamarre médiatique qui diabolise les

forfaits des uns pour faire oublier les turpitudes des

autres, auxquelles il sert d'alibi.

Ce manichéisme de « l'empire du mal » désigné par

Reagan et de « l'impérialisme prédateur » désigné par

Brejnev, pour justifier de part et d'autre une politique

démentielle de surarmement, permet d'escamoter les

raisons profondes qui conduisaient les uns au silence du

goulag, les autres aux sauvageries de la jungle.

Faire de la croissance de la production l a fin dernière

de l'activité humaine et le critère du progrès engendre

nécessairement l'inégalité et la domination, dans la

variante capitaliste comme dans la variante « socialiste

», de cette idéologie occidentale productiviste.

Marx a montré * que l'accumulation nécessaire à la

formation du mode de production capitaliste n ' é t a i t pas

née de « l'épargne », mais du pillage colonial, dont les

premières exactions sont contemporaines de la naissance

du capitalisme.

Ce n'est pas « l'épargne » qui a multiplié les possibilités

monétaires de l'investissement et de l a spéculation,

mais le pillage de l'or du Nouveau Monde déferlant sur

l'Europe, et notamment sur les grands centres commerciaux

et navigateurs de l'Italie et de l'Allemagne à

travers une Espagne parasitaire et rentière. Ainsi

* L e Capital, Livre I, Section VII, chap. 33, sur « l'accumulation

primitive ».

devient possible, par la multiplication des moyens

monétaires, une accumulation à grande échelle, car

l'argent ouvre la possibilité d'accumuler la richesse.

S'il n'y avait pas d'argent, on pourrait voler, mais

on ne pourrait pas accumuler les vols.

Ce n'est pas l'épargne qui a fait des premiers

centres lainiers de l'Angleterre les plus puissants

exportateurs de textile du monde, c'est le pillage du

coton de l'Inde qui, en détruisant l'artisanat indien,

a fait de Manchester le plus gros importateur de

matière première et le plus gros exportateur de coton

tissé.

Ce n'est pas l'épargne qui a doté l'Occident du

pétrole devenu le moteur de sa croissance, c'est le

dépeçage, après la Première Guerre mondiale, et

comme proie de guerre, de l'Empire ottoman, permettant

à l'Angleterre et à la France, puis aux

États-Unis, d'exercer leur domination sur tous les

gisements de pétrole du Moyen-Orient, par vassaux

interposés, de l'Iran et de l'Irak aux factices principautés

du Golfe, créées entre 1961 et 1971.

Cette accumulation première, fruit de cinq siècles

de brigandages coloniaux, a permis d'instituer entre

les métropoles et leurs colonies, mais aussi à l'intérieur

des métropoles européennes entre les chefs

d'entreprise et les travailleurs salariés, des échanges

inégaux.

Le mécanisme des échanges inégaux, qu'il s'agisse

des rapports entre colonisateurs et colonisés ou entre

patrons et salariés, présente un caractère commun :

i l est fondé sur un rapport de domination. Domination

militaire de la colonisation, domination économique

du salariat. Dans les deux cas, i l s'agit d'un

rapport de forces et de dépendance.

Il ne peut y avoir d'égalité, dans le contrat de

travail, entre celui dont le besoin vital — le sien et

celui de sa famille — exige qu'il vende sa force de

travail, et celui qui a le pouvoir économique de lui

accorder ou de lui refuser la vie.

Traduisant Marx en langage chrétien, Enrique Dussel

*, théologien de la libération, écrit : « Il s'établit

entre les deux une " relation " : " Je te donne de

l'argent et tu me donnes ton travail. " Ainsi acheté

comme une marchandise, ce travail est désormais la

propriété de celui qui avait de l'argent. »

C'est une relation de domination, d'injustice, un

péché invisible, inaperçu, parce que celui qui a de

l'argent utilise l a source créatrice de valeur, mais ne

paie que l a capacité de travail. C'est comme s'il achetait

l'utilisation d'une machine ou d'une auto en ne payant

que le « service » (réparations, pièces de rechange,

électricité, essence, etc.), mais sans avoir payé ou acheté

la machine ou l'auto même. J e reçois gratuitement le

« sujet créateur » et je paye le nécessaire pour q u ' i l « ne

meure pas », pour qu'il « puisse continuer à travailler».

Il est évident qu'un sujet comme l'homme, créateur à

l'image de Dieu, inventeur par nature, produit en un

certain temps une valeur correspondant à ses besoins —

valeur égale à son salaire — mais qu'il peut continuer à

produire au-delà de cette limite. Dans ce cas, la valeur

du produit fourni par le travailleur est plus grande,

contient plus de vie et de réalité que la valeur du salaire

reçu. En d'autres termes, le travailleur donne plus de

vie qu'il n'en reçoit. Telle est la « relation sociale » de

domination.

Pourquoi ce rapport n'a-t-il pas disparu avec la

propriété privée des moyens de production, en Union

* Enrique Dussel, Éthique communautaire, Éditions du Cerf, Paris, 1991,

p. 134.

soviétique et dans les « démocraties populaires » de

l ' Es ? Parce que le postulat des sociétés occidentales,

dans leur variante capitaliste comme dans leur variante

« soviétique », est demeuré le même : le progrès y est

mesuré par l a puissance de production conférée par les

sciences et les techniques. Le maintien de ce postulat

impliquait le mot d'ordre de cette croissance quantitative

: « Rattraper et dépasser les pays capitalistes »,

comme si le but du socialisme était de réaliser le

capitalisme mieux que les capitalistes.

Or, cet impératif prioritaire du productivisme implique

une organisation sociale régie par la rationalité

technologique, autoritaire et hiérarchique. Cette organisation

n'était pas dirigée par le patronat, mais par

l ' État et le Parti.

La démocratie a toujours été le camouflage du

pouvoir d'une minorité, des propriétaires d'esclaves aux

maîtres de la richesse. De nos jours, elle camoufle le

monothéisme du marché, autrement dit le non-sens

dans l a vie et l'histoire des hommes.

Roger Garaudy
1992 (dans "Les fossoyeurs", Editeur L'Archipel)