DE MARCHÉ,
CRÉER UNE
ARISTOCRATIE
DU RENONCEMENT
« Il n 'a jamais existé de
démocratie, et il n'en existerajamais », écrit Rousseau dans le Contrat
social*.
Il n'en a donc existé que de
fausses : celle d'Athènes au temps de Périclès, ou celle de
la République romaine ; de la « démocratie en
Amérique », dontTocqueville a si lucidement
analysé les fondements et décelé les dérives dès 1830; de
la «Déclaration des droits de l'homme » et de la
Révolution française ; ou
des variantes actuelles des «
démocraties libérales »,
Tous les écoliers d'Occident ont
appris à vénérer ces
idoles. Il est donc nécessaire de
démonter les mécanismes
scolaires, puis médiatiques, de
cette gigantesque
mystification où la falsification
de l'histoire conduit à
préparer des avenirs tricheurs et
meurtriers, ou même à
nous refuser tout avenir.
L'Américain Fukuyama ne
désigne-t-il pas la situation
actuelle — caractérisée par
le triomphe du « marché » comme
seul régulateur de
toutes les relations sociales —
comme une démocratie
marquant la « fin de l'histoire »
?
Dès les bancs de l'école, on nous
a appris à considérer
comme la mère et le modèle des
démocraties : celle
d'Athènes, au Ve siècle avant
Jésus-Christ. C'est
*
Éd. Gallimard, « La Pléiade », p. 406.
oublier q u ' à Athènes, au temps
de Périclès, i l y avait
2000 citoyens libres, mais aussi
110000 esclaves privés
de tout droit. Cette démocratie
était une oligarchie
esclavagiste.
Toutes les autres formes
historiques de la démocratie
reposent sur la même illusion et
la même imposture.
L'acte d'indépendance des
États-Unis, rompant
avec le colonialisme anglais,
proclame religieusement
l'égalité de tous les hommes et
maintient pendant un
siècle l'esclavage, auquel il ne
renoncera qu'au terme
d'une guerre civile. La
discrimination raciale à l'égard
des Noirs a duré deux siècles.
Dans son Préambule, c'est-à-dire
dans sa Déclaration
des droits de
l'homme et du citoyen, la première constitution
française proclame
magnifiquement : « Tous les
hommes naissent libres et égaux
en droit. » Mais, dans
ses articles, elle exclut du
droit de vote les trois quarts
des citoyens, déclarés « citoyens
passifs » par un système
censitaire fondé sur la
propriété.
Pour ne pas multiplier sans fin
les exemples, tenons nous-
en à l ' un des plus récents. Un
chroniqueur écrit,
à l'occasion de la Conférence de
Madrid sur le Proche-
Orient, en novembre 1991,
qu'Israël a donné aux
Arabes l'exemple de la «
démocratie ». Là encore, le
« code de la citoyenneté » en
marque les limites. La
« l o i du r e t o u r » (5710,
de 1950, articles 1 et 4), loi
fondamentale de l'État d'Israël,
qui se déclare « État
j u i f » , définit l'appartenance
juive : être né d'une mère
juive ou s'être converti à la
religion juive selon la
H a l a k a k l Critère du sang
et critère confessionnel, à
partir desquels découlent toutes
les discriminations. Ce
n'est là qu'un cas particulier du
mythe de la démocratie.
E n Israël, démocratie plénière
pour le Juif, mais
limitée ou niée pour les autres.
Dans l'Athènes de Périclès,
démocratie pour le
citoyen, pas pour le « métèque »,
pas pour les « sujets »,
pas pour les esclaves, pas pour
les femmes.
Dans la démocratie des « pères
fondateurs » des
Etats-Unis, démocratie pour les
Blancs, pas pour les
Noirs.
Dans la Déclaration des
droits de l'homme, déjà citée plus
haut, « le propriétaire seul est
citoyen », ainsi que
l'écrivait déjà Diderot dans son Encyclopédie
(article :
« Représentant »). Pas le
non-possédant.
La « démocratie » politique
devient d'autant plus
illusoire qu'elle ne s'étend pas
à l'économie ni à la
culture.
Dans les démocraties dites «
libérales » subsiste la
monarchie économique dans l'entreprise,
où le patronat,
individuel ou collectif, ne
tolère aucune participation
réelle du personnel aux décisions
sur l'orientation,
l'organisation, la hiérarchie, la
répartition des
fruits de l'entreprise. Dans ce
type de démocratie, nous
l'avons vu à propos des
États-Unis, l'inégalité ne cesse
de croître avec l'accumulation de
l a richesse à un pôle
de la société. Les « données
sociales » de la France,
pour 1990, révèlent que 10 % des
plus fortunés se
partagent 54 % du patrimoine de
notre peuple, les
50 % les moins fortunés s'en
partageant 6 % . E n quatre
chiffres, nous avons là le bilan
de la démocratie libérale,
étiquette de l'économie de
marché, qui en est le contenu
réel.
« Riches et savantes, nos
démocraties laissent mourir
de faim et de maladies une bonne
partie de leur propre
population, plus les neuf
dixièmes de l'espèce humaine.
Ont-elles encore droit à ce beau
titre politique ? L'histoire
a-t-elle connu plus féroce
aristocratie ou totalita-
risme économique et culturel ?
Craignez-vous pire * ? »
L a conséquence première et la
plus redoutable de ce
monopole de l a richesse par une
minorité, c'est que tous
les moyens d'information, de
propagande ou de culture
— les trois de plus en plus
imbriqués dans la presse, le
cinéma, la télévision et les arts
— sont aux mains des
propriétaires des entreprises
correspondantes, qu'il
s'agisse des médias, des
éditions, des galeries de peinture,
des imprésarios de théâtre ou des
producteurs de
cinéma.
Une télévision capable de
s'éterniser sadiquement
sur une petite fille engloutie,
mais de se taire sur des
milliers de soldats irakiens
ensevelis vivants par les
robots de Schwartzkopf, une telle
télévision est capable
de détruire toute « opinion
publique » véritable, opinion
sans laquelle i l ne saurait
exister de démocratie.
Cette télévision est capable de
réaliser les « conditionnements
» politiques nécessaires à toutes
les tyrannies.
Le suffrage universel est de
moins en moins une
garantie démocratique. Il ne le
fut d'ailleurs jamais.
I n s t a u r é en France en
1848, il ne fonctionna qu'une
fois : pour établir, par
plébiscite, la dictature de Napoléon
III.
Hitler n'est pas arrivé au
pouvoir par un coup d'Etat,
mais le plus « démocratiquement »
du monde, dans la
plus démocratique et la plus
libérale des républiques,
celle de Weimar, en obtenant
l'immense majorité des
votes de son peuple, l'un des
plus cultivés du monde.
Le suffrage universel n'est
nullement une garantie
contre le despotisme.
A l'inverse d'un préjugé que les
médias s'acharnent à
enraciner dans l'opinion, il
n'est pas vrai que la liberté
du marché implique la
démocratie. Il est parfaitement
*
Michel Serres, L e Monde, 21 janvier 1992.
possible d'imposer les lois du
marché par une violation
brutale de la démocratie. Tel fut
le cas du Chili de
Pinochet, où toutes les forces de
répression et de terreur
de l'État furent chargées
d'abattre tout obstacle à un
fonctionnement illimité des
privatisations et du marché.
C'est pourquoi il fut porté au
pouvoir, et longtemps
maintenu grâce à l'aide de la « démocratie
» américaine.
Ce n'est là qu'un exemple, mais
on pourrait citer
aussi, à l'autre bout du monde,
celui de la Corée du
Sud.
Aujourd'hui se vérifie avec éclat
le mensonge de
l'identification de la
démocratie à la liberté du marché,
credo de la politique
américaine. Le délégué de Bush à
la Commission des Droits de
l'homme à Genève en
donne une parfaite définition : «
Nous sommes en
faveur de la démocratie chez
tous les peuples, car c'est
le cadre politique du
capitalisme. Les démocraties
capitalistes voudront commercer
avec nous et s'offriront
à nous en tant que marché, ce qui
nous permettra
d'aider leur système, proche du
nôtre. »
On ne saurait imaginer plus
ingénue synthèse de la
démocratie, du monothéisme du
marché et de l'hégémonie
américaine.
A l'est de l'Europe se manifeste
l a tendance à imposer
la liberté du marché au détriment
de la démocratie.
Devant l a montée des prix, le
chômage grandissant, les
faillites engendrées par la «
libération du marché » et
suscitant un mécontentement
croissant dans le peuple
polonais, Lech Walesa déclare
dans Le Nouvel Observateur
du 21 novembre 1991 : « La
Pologne a besoin d'un
pouvoir fort, une sorte de
dictature économique. »
De même en Russie, pour accélérer
la restauration du
capitalisme, Boris Eltsine décide
de juguler l a presse, de
cumuler les pouvoirs de président
et de Premier ministre.
I l se fait attribuer les pleins
pouvoirs pour un an en
s'arrogeant le droit de gouverner
par oukases (décrets),
« même s'ils sont en opposition avec la Constitution
»
(sic).
Ailleurs, la « pluralité » des
partis sert de leurre.
Y a-t-il pluralisme aux
Etats-Unis, sous prétexte q u ' il
existe deux partis, le parti
républicain et le parti
démocrate? Leurs projets et leurs
programmes ne
permettent pas de les discerner.
Ce sont deux clans
représentant
alternativement le parti unique de
l'argent, en l'absence d'ailleurs
de tout parti populaire.
De cette comédie, les électeurs
américains sont de
plus en plus conscients : ils
expriment leur désintérêt
pour les mascarades de l'éléphant
et de l'âne par des
abstentions massives, atteignant
les deux tiers du corps
électoral, surtout parmi les plus
défavorisés. De sorte
qu'un candidat l'emportant de
quelques voix sur son
adversaire est élu par 15 % des
électeurs inscrits.
Ne sommes-nous pas habitués, en
France, depuis les
débuts de l a IIIème République jusqu'à l'agonie de l a
Ve , à
voir invariablement une coalition
ou un parti élu « à
gauche », finir l a législature
en réalisant le programme
de la droite ? Pour ne citer que
des exemples célèbres :
celui d'Edouard Herriot et du «
Cartel des gauches »,
acculé à l a démission par la
Banque, et avouant : « J e
me suis heurté au " mur
d'argent " » ; celui du Front
populaire, passant par la
capitulation de Munich, la
non-intervention en Espagne où
l'insurrection de
Franco était ouvertement épaulée
par Hitler et Mussolini,
pour finir par abdiquer à Bordeaux dans les bras de
pour finir par abdiquer à Bordeaux dans les bras de
Pétain. Actuellement, quel dieu
verrait la différence
entre la politique économique de
monsieur Bérégovoy
et celle de monsieur Barre ? Ou, en politique extérieure,
q u ' i l s'agisse de l'envoi de
supplétifs français à l'armada
de Bush, ou de la conférence de
Madrid sur le Proche-
Orient, entre les positions de
monsieur Mitterrand et de
monsieur Giscard d'Estaing ?
Les affrontements n'ont lieu que
sur des « affaires
sales », qu'on se rejette
mutuellement, ou sur des modes
de scrutin pour comptabiliser des
voix à son profit. Tel
est le débat dit « politique »
entre des partis sans projet
humain.
L'effondrement du régime
soviétique et des « démocraties
» qui n'avaient de « populaire »
que le nom, a
déclenché un tintamarre
médiatique qui diabolise les
forfaits des uns pour faire
oublier les turpitudes des
autres, auxquelles il sert
d'alibi.
Ce manichéisme de « l'empire du
mal » désigné par
Reagan et de « l'impérialisme
prédateur » désigné par
Brejnev, pour justifier de part
et d'autre une politique
démentielle de surarmement,
permet d'escamoter les
raisons profondes qui conduisaient
les uns au silence du
goulag, les autres aux
sauvageries de la jungle.
Faire de la croissance de la
production l a fin dernière
de l'activité humaine et le
critère du progrès engendre
nécessairement l'inégalité et la
domination, dans la
variante capitaliste comme dans
la variante « socialiste
», de cette idéologie occidentale
productiviste.
Marx a montré * que
l'accumulation nécessaire à la
formation du mode de production
capitaliste n ' é t a i t pas
née de « l'épargne », mais du
pillage colonial, dont les
premières exactions sont
contemporaines de la naissance
du capitalisme.
Ce n'est pas « l'épargne » qui a
multiplié les possibilités
monétaires de l'investissement et
de l a spéculation,
mais le pillage de l'or du
Nouveau Monde déferlant sur
l'Europe, et notamment sur les
grands centres commerciaux
et navigateurs de l'Italie et de
l'Allemagne à
travers une Espagne parasitaire
et rentière. Ainsi
*
L e Capital, Livre
I, Section VII, chap. 33, sur « l'accumulation
primitive
».
devient possible, par la
multiplication des moyens
monétaires, une accumulation à
grande échelle, car
l'argent ouvre la possibilité
d'accumuler la richesse.
S'il n'y avait pas d'argent, on
pourrait voler, mais
on ne pourrait pas accumuler les
vols.
Ce n'est pas l'épargne qui a fait
des premiers
centres lainiers de l'Angleterre
les plus puissants
exportateurs de textile du monde,
c'est le pillage du
coton de l'Inde qui, en
détruisant l'artisanat indien,
a fait de Manchester le plus gros
importateur de
matière première et le plus gros
exportateur de coton
tissé.
Ce n'est pas l'épargne qui a doté
l'Occident du
pétrole devenu le moteur de sa
croissance, c'est le
dépeçage, après la Première
Guerre mondiale, et
comme proie de guerre, de
l'Empire ottoman, permettant
à l'Angleterre et à la France,
puis aux
États-Unis, d'exercer leur
domination sur tous les
gisements de pétrole du
Moyen-Orient, par vassaux
interposés, de l'Iran et de
l'Irak aux factices principautés
du Golfe, créées entre 1961 et
1971.
Cette accumulation première,
fruit de cinq siècles
de brigandages coloniaux, a
permis d'instituer entre
les métropoles et leurs colonies,
mais aussi à l'intérieur
des métropoles européennes entre
les chefs
d'entreprise et les travailleurs
salariés, des échanges
inégaux.
Le mécanisme des échanges
inégaux, qu'il s'agisse
des rapports entre colonisateurs
et colonisés ou entre
patrons et salariés, présente un
caractère commun :
i l est fondé sur un rapport de
domination. Domination
militaire de la colonisation,
domination économique
du salariat. Dans les deux cas, i
l s'agit d'un
rapport de forces et de
dépendance.
Il ne peut y avoir d'égalité,
dans le contrat de
travail, entre celui dont le
besoin vital — le sien et
celui de sa famille — exige qu'il
vende sa force de
travail, et celui qui a le pouvoir
économique de lui
accorder ou de lui refuser la
vie.
Traduisant Marx en langage
chrétien, Enrique Dussel
*, théologien de la libération,
écrit : « Il s'établit
entre les deux une "
relation " : " Je te donne de
l'argent et tu me donnes ton
travail. " Ainsi acheté
comme une marchandise, ce travail
est désormais la
propriété de celui qui avait de
l'argent. »
C'est une relation de domination,
d'injustice, un
péché invisible, inaperçu, parce
que celui qui a de
l'argent utilise l a source
créatrice de valeur, mais ne
paie que l a capacité de travail.
C'est comme s'il achetait
l'utilisation d'une machine ou
d'une auto en ne payant
que le « service » (réparations,
pièces de rechange,
électricité, essence, etc.), mais
sans avoir payé ou acheté
la machine ou l'auto même. J e
reçois gratuitement le
« sujet créateur » et je paye le
nécessaire pour q u ' i l « ne
meure pas », pour qu'il « puisse
continuer à travailler».
Il est évident qu'un sujet comme
l'homme, créateur à
l'image de Dieu, inventeur par
nature, produit en un
certain temps une valeur
correspondant à ses besoins —
valeur égale à son salaire — mais
qu'il peut continuer à
produire au-delà de cette limite.
Dans ce cas, la valeur
du produit fourni par le
travailleur est plus grande,
contient plus de vie et de
réalité que la valeur du salaire
reçu. En d'autres termes, le
travailleur donne plus de
vie qu'il n'en reçoit. Telle est
la « relation sociale » de
domination.
Pourquoi ce rapport n'a-t-il pas
disparu avec la
propriété privée des moyens de production,
en Union
*
Enrique Dussel, Éthique communautaire, Éditions du Cerf, Paris, 1991,
p.
134.
soviétique et dans les «
démocraties populaires » de
l ' Es ? Parce que le postulat
des sociétés occidentales,
dans leur variante capitaliste
comme dans leur variante
« soviétique », est demeuré le
même : le progrès y est
mesuré par l a puissance de
production conférée par les
sciences et les techniques. Le
maintien de ce postulat
impliquait le mot d'ordre de
cette croissance quantitative
: « Rattraper et dépasser les
pays capitalistes »,
comme si le but du socialisme
était de réaliser le
capitalisme mieux que les
capitalistes.
Or, cet impératif prioritaire du
productivisme implique
une organisation sociale régie
par la rationalité
technologique, autoritaire et
hiérarchique. Cette organisation
n'était pas dirigée par le
patronat, mais par
l ' État et le Parti.
La démocratie a toujours été le
camouflage du
pouvoir d'une minorité, des
propriétaires d'esclaves aux
maîtres de la richesse. De nos
jours, elle camoufle le
monothéisme du marché, autrement
dit le non-sens
dans l a vie et l'histoire des hommes.
Roger Garaudy
1992 (dans "Les fossoyeurs", Editeur L'Archipel)